Intervention de le général Thierry Burkhard

Réunion du mercredi 23 juin 2021 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de Terre :

Madame la présidente, merci pour les mots que vous avez eus pour nos six blessés. Deux d'entre eux, dont l'un est dans un état préoccupant, ont été rapatriés et sont pris en charge à l'hôpital Percy. J'espère qu'ils se rétabliront le mieux possible.

En dépit de ces circonstances, qui sont le lot d'une armée d'emploi et ne constituent donc pas une surprise, j'éprouve un réel plaisir à me trouver devant vous, mesdames et messieurs les députés. Je remercie chacun d'entre vous pour la qualité des relations que votre commission entretient avec l'armée de Terre et pour celle de vos travaux, qui identifient très bien les points sur lesquels nous devons être particulièrement vigilants. Nous avons toujours essayé d'y répondre au mieux, dans un esprit de confiance.

Depuis que je les ai précisées devant vous il y a un an, le contexte international a validé – j'aurais préféré me tromper – les ambitions et la vision stratégique de l'armée de Terre, confirmant la dangerosité du monde dans lequel nous vivons. Récemment, chacun a pu observer que la Russie a déployé des forces et conduit une manœuvre d'intimidation aux frontières de l'Ukraine, et qu'une guerre à distance, mais bien réelle et particulièrement violente, a opposé Israël et le Hamas, pas très loin de chez nous, pour ne prendre que deux exemples parmi d'autres.

La LPM 2019 – 2025 tient compte de cette situation. Nous avons peut-être été un peu surpris par l'accélération des événements, mais nous les avions bien identifiés. Nous avions tenu compte du contexte sécuritaire décrit en 2017 dans la revue stratégique, actualisée au début de l'année. La LPM 2019 – 2025 traduit la volonté du Président de la République, chef des armées, de réparer et de moderniser notre outil de défense. Grâce aux réparations réalisées, la modernisation a pu débuter. Elle est en cours, et vous pouvez mesurer les premiers effets de la LPM 2019 – 2025 « à hauteur d'homme » lorsque vous vous rendez auprès des formations. Tout n'est pas achevé, mais le chantier est de taille, et personne, me semble-t-il, n'a jamais pensé que nous pourrions atteindre nos objectifs en quelques années. Nous nous inscrivons dans la durée.

Ces premiers résultats se voient de façon concrète, ce qui a pour effet d'améliorer le moral de l'armée de Terre. Que celui-ci soit haut peut sembler paradoxal, après une année de crise sanitaire. En fait, cela n'est pas surprenant. D'une part, les soldats sont habitués à manœuvrer en situation de crise ; d'autre part, nous nous sommes appuyés sur les points forts que sont la cohésion, le commandement et le sens de la mission. Tout cela a été renforcé par l'arrivée dans les régiments, grâce à la LPM 2019 – 2025, de nouveaux matériels, notamment des véhicules blindés mufti-rôles (VBMR) Griffon et des treillis F3. Cela fait penser au « club des joies simples », mais pour les soldats, l'arrivée de ces outils de combat est important.

Je rappelle l'objectif principal que j'ai fixé, en tant que CEMAT : une armée de Terre entraînée, au moral solide, disposant d'un large spectre de capacités, pour faire face aux chocs futurs. Cet objectif stratégique est parfaitement en phase avec les ambitions de la LPM 2019 – 2025 et des trajectoires budgétaires qu'elle prévoit.

Avant de répondre à vos questions, j'aimerais vous présenter ma perception des rapports de force, la façon dont ils s'expriment aujourd'hui. Je dresserai ensuite le constat d'une modernisation effective de l'armée de Terre, en donnant quelques chiffres afin de cadrer les choses. Enfin, j'évoquerai les transformations à venir, qui sont les enjeux de l'armée de Terre, laquelle est soumise à la nécessité d'anticiper et de voir le monde non seulement tel qu'il est, sans masquer la vérité, mais tel qu'il pourrait évoluer.

Quelle armée de Terre pour quelles missions ?

L'armée de Terre, c'est d'abord des soldats qui se sont portés volontaires pour défendre la cité, leur pays, leurs concitoyens. Cette mission comporte deux dimensions, qu'il faut toujours garder à l'esprit. Dans son premier volet, elle consiste à protéger et à aider les Français, qui sont souvent préoccupés par la dangerosité du quotidien. Comme telle, elle s'exerce sur le territoire national. Il s'agit du recours à l'armée de Terre en cas de catastrophe naturelle, ainsi que dans le cadre des opérations Sentinelle, qui mobilise environ 3 000 soldats, et Résilience, destinée à faire face à la crise sanitaire. Il s'agit aussi de l'engagement d'unités spécialisées, telles que la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) et les unités d'instruction et d'intervention de la sécurité civile (UISC), dont le cœur de métier est d'affronter la dangerosité du quotidien au service de nos concitoyens. Chaque unité de l'armée de Terre peut être engagée : en cas d'inondations, nous faisons intervenir le régiment le plus proche du sinistre, qu'il s'agisse d'une UISC, d'un régiment du génie ou d'un régiment du train.

Nos soldats s'engagent avec enthousiasme dans ces missions, visant à aider nos concitoyens. Ces engagements sur le territoire national sont importants pour eux, même si un équilibre opérationnel doit être respecté. À cet égard, je tiens à saluer l'action de la BSPP, qui s'est engagée, avec une remarquable efficacité et une certaine discrétion, dans la vaccination des Parisiens.

Indissociable du précédent, le second volet de la mission de l'armée de Terre consiste aussi à protéger les Français contre la dangerosité du monde. Même si le Français ne la voit pas exactement ainsi, ou la perçoit de façon un peu lointaine, telle est bien la raison d'être de l'armée de Terre, qui devra être prête le jour où il faudra intervenir, y compris dans le cadre d'un engagement majeur. Personne – ni vous, ni les Français, ni le Président de la République – ne nous pardonnera l'impréparation, le jour où les circonstances exigeront l'engagement majeur de notre armée. Sous cet aspect, notre mission exige des niveaux d'entraînement, des capacités et des stocks dans des proportions très supérieures à celles qu'impose la protection contre la dangerosité du quotidien.

L'armée de Terre est une armée d'emploi, et elle est employée. Les opérations extérieures (OPEX) confèrent à nos soldats une expérience opérationnelle dont j'estime qu'elle est unique en Europe.

Toutefois, acquise aujourd'hui pour l'essentiel au Sahel, elle est spécifique. Même si les conditions d'engagement sont très dures, nous nous situons, sur le spectre de l'intensité des conflits, dans les segments du bas. Nous ne pouvons pas nous contenter de considérer que notre armée, parce qu'elle est une armée d'emploi engagée, est prête pour un conflit majeur, dont l'échelle est tout autre. Dans la bande Sahélo-Saharienne (BSS), nous ne mobilisons pas l'ensemble de nos fonctions opérationnelles. Certes, notre ennemi, rugueux, ne nous fait aucun cadeau, mais il ne nous frappe pas dans la profondeur et ne dispose pas de tous les moyens auxquels nous pourrions être confrontés. C'est pourquoi nous devons, comme je vous l'ai dit à l'automne dernier, changer d'échelle s'agissant de notre entraînement et de nos capacités d'engagement.

Au mois de février dernier, la 3e Division, qui fait partie de la force SCORPION et dont l'état-major est stationné à Marseille, a été engagée dans un exercice majeur, de niveau corps d'armée, qui s'est déroulé aux États-Unis. Pour cet exercice de simulation, nous n'avons déployé que les militaires de l'état-major, soit environ 1 000 Français. Le niveau de commandement haut était assuré par les Américains. L'exercice rassemblait une division américaine, une division britannique et une division française. Nous avons projeté environ 1 000 hommes – 500 pour les travaux d'état-major et 500 pour le soutien. Si nous avions projeté les forces correspondantes dans leur intégralité, nous aurions projeté 22 000 Français. Si l'on tient compte du fait qu'une brigade américaine, soit environ 5 000 hommes, était intégrée au sein de la 3e Division, on constate que l'exercice, simulant l'ensemble des divisions, aurait pu rassembler environ 100 000 hommes sur le terrain.

La capacité à s'engager dans un conflit de haute intensité est subordonnée à la capacité à manœuvrer à ces niveaux de commandement. Si vous le souhaitez, je pourrai revenir sur Warfighter. Cet exercice a constitué une étape importante dans notre marche vers la préparation à un conflit à haute intensité. La 3e Division s'est très bien comportée. Nous avons beaucoup appris dans cet exercice, qui a été identifié comme un moyen de faire gagner à l'armée de Terre deux à trois ans d'expérience en matière de conflit à haute intensité.

L'armée de Terre doit être durcie, selon un modèle complet, pour être en mesure de répondre aux trois exigences de la nouvelle conflictualité. Cette conflictualité de demain, qui est aussi un peu celle d'aujourd'hui, s'articule autour de trois états. Jusqu'à présent, la conception fondée sur un continuum paix-crise-guerre prévalait. Il me semble qu'elle ne correspond plus exactement à la réalité de la conflictualité, que l'on peut décomposer en trois états : la compétition, la contestation et l'affrontement. La différence majeure réside dans le fait que, si les états changent, les acteurs demeurent ; dans un continuum paix-crise-guerre, tel n'est pas forcément le cas.

La phase de compétition, nous la vivons d'ores et déjà. Face à nos grands compétiteurs, elle s'exerce dans tous les domaines – économique, social, juridique, commercial et même culturel. Le niveau d'engagement militaire reste relativement faible, conformément à la volonté commune des compétiteurs. Si un engagement militaire a lieu, il ne franchit jamais le seuil de l'engagement armé et recourt à des modes d'action qu'il est très difficile d'attribuer à leurs auteurs.

Le jeu, pour chaque compétiteur, consiste à envoyer des signaux pour dissuader les autres. Dans ce contexte, la stratégie de communication (STRATCOM) et l'action dans les champs immatériels, en raison de la difficulté à les attribuer à leurs auteurs et de leur faible niveau d'engagement matériel, sont prépondérantes. Elles sont déployées en appui des actions des uns et des autres. Très concrètement, il s'agit de gagner la guerre avant la guerre. La compétition est une forme de guerre avec nos compétiteurs.

Dans cette phase, il s'agit de démontrer nos capacités et d'empêcher l'escalade jusqu'à la phase suivante. Tel est par exemple l'effet recherché par les actions menées dans le cadre de la mission Lynx, qui consiste en un déploiement de forces destiné à offrir une réassurance de l'OTAN aux pays baltes. Il ne s'agit ni d'un engagement armé, ni d'un exercice d'entraînement, mais d'une opération consistant à déployer des forces pour envoyer un message à l'un de nos grands compétiteurs, qui n'est ni un adversaire ni un ennemi.

Dans la phase de contestation, nous pouvons être testés très brutalement par un adversaire, qui peut chercher à imposer un fait accompli. Dans ces conditions, il faut être capable de réagir très vite au bon niveau, pour lui signifier que des lignes rouges sont franchies et que nous sommes prêts à en tirer les conséquences, ce qui suppose d'être crédible. Il peut en résulter, si tout le monde réagit très vite, l'apparition d'un conflit gelé, tel ceux de Crimée ou de Géorgie. Il s'agit de la guerre juste avant la guerre. À ce stade, il s'agit de contrer nos adversaires qui auraient sous-estimé notre détermination et d'éviter l'escalade menant à l'affrontement.

Celui-ci, qui constitue la troisième phase, indique que les manœuvres de découragement n'ont pas fonctionné et que la dialectique des volontés se concrétise par l'engagement, dans la profondeur, de moyens très importants. Chaque camp se mobilise et les alliances se nouent. Au moins l'un des deux camps a estimé qu'il était capable de l'emporter. Tel a été le cas dans le conflit qui a opposé l'Azerbaïdjan et l'Arménie dans le Haut-Karabakh. Cette phase de la conflictualité, celle de la guerre, tout le monde a intérêt à l'éviter, d'autant que l'intensité des affrontements sera telle que même la victoire aura un goût amer.

Dans ce contexte, l'action dans les champs immatériels est à mes yeux la rupture majeure. Elle réunit dans une manœuvre unifiée les actions de renseignement, de cyber, de guerre électronique et d'influence. Ces actions débutent sous le seuil de l'engagement et sont généralement conçues pour être difficiles à attribuer à leurs auteurs. Dans la sphère immatérielle, tous les coups sont permis pour affaiblir l'adversaire, le déstructurer, le diviser, le délégitimer et empêcher la prise rapide de décisions. Ces actions trouvent leur place dans chaque phase du cycle de conflictualité – compétition, contestation et affrontement. Bien entendu, dans la phase d'affrontement, l'engagement de moyens militaires donne l'impression que leur importance relative est moindre ; elles n'en demeurent pas moins cruciales. De nos jours, acquérir la supériorité dans ces champs est essentiel, afin d'empêcher son adversaire de mobiliser toutes ses ressources pour se défendre efficacement.

Quelle armée de Terre, avec quels moyens, pour faire face à cette conflictualité ? En clair et de façon un peu basique, où en sommes-nous dans l'exécution de la LPM 2019 – 2025 ?

L'exécution de la LPM 2019 – 2025 participe à la nécessaire modernisation de notre armée de Terre. Même si les marches les plus hautes restent à venir, celles que nous avons déjà franchies produisent des effets directs sur son niveau d'équipement et lui redonnent une capacité à conduire une préparation opérationnelle durcie. La marche vers la haute intensité, dans l'armée de Terre, ce sont des actes, des paroles, des écrits et des images, comme vous pouvez le constater lorsque vous vous rendez dans un régiment. Nous n'avons pas atteint, tant s'en faut, notre objectif, mais nous sommes sur la bonne voie.

Nous bénéficions de la livraison de matériels neufs. Comme je l'ai dit en préambule, nous vivons, depuis le début de la crise sanitaire, une situation un peu paradoxale. L'armée de Terre a dû consentir des efforts accrus pour poursuivre ses engagements opérationnels, notamment pour mettre des unités en condition opérationnelle et les confier au CEMA afin qu'il les engage en opération, tout en poursuivant l'entraînement sur le territoire national. Nous avons maintenu un rythme d'activité soutenu, en subissant des contraintes assez fortes. Nous avons mené des missions supplémentaires sur le territoire national, au service de nos concitoyens, notamment le renforcement significatif de l'opération Sentinelle du mois de novembre 2020 au mois d'avril 2021. Les missions réalisées dans le cadre des OPEX et les missions de courte durée ont été inchangées.

En dépit de ces fortes sollicitations, des contraintes qui ont pesé sur la vie des régiments et du déficit de cohésion qui en est résulté, le moral de nos soldats demeure à un niveau très élevé. Par ailleurs, la crise sanitaire n'a pas trop perturbé les livraisons de matériels neufs, ce dont je me félicite. Outre sa capacité de préparation opérationnelle et les points forts sur lesquels elle a pu s'appuyer, l'armée de Terre a bénéficié, dans le cadre de la LPM 2019 – 2025 « à hauteur d'homme », de la fourniture de nouveaux équipements du combattant, ce qui contribue au très bon moral des soldats.

Les chiffres qui suivent donnent une idée du volume de ces livraisons et de ce qui arrive dans chaque régiment, même s'il faut les prendre pour ce qu'ils sont. Ainsi, le chiffre de 10 000 fusils d'assaut HK-416 ne signifie pas que chaque soldat français a reçu le sien, ce qui peut suggérer que les livraisons n'avancent pas assez rapidement.

Cette année, nous avons reçu plus de 900 VT4. Ce véhicule de la gamme tactique est très apprécié en raison de sa modernité. Du point de vue de la capacité d'emport, du confort et des capacités opérationnelles, il n'a rien à voir avec le P4, qu'il remplace. Nous avons également reçu environ 10 000 fusils d'assaut HK-416, 5 000 pistolets Glock-17, 150 fusils de précision SCAR et un peu moins de 3 000 structures modulaires balistiques (SMB), couramment appelées gilets pare-balles, distribuées pour que chaque militaire en ait une et puisse l'équiper à sa façon.

Les livraisons attendues pour 2021 sont du même ordre de grandeur : plus de 900 VT4, un peu moins de 10 000 fusils d'assaut HK-416, 33 000 pistolets Glock-17 – soit une accélération permettant de réaliser une bonne moitié de la dotation prévue – et 963 fusils de précision SCAR.

Mentionnons également la livraison de matériels destinés à la fonction aérocombat. Quatre hélicoptères NH90 « Caïman » ont été livrés en 2020 et six sont attendus en 2021, ce qui permettra de compléter la modernisation de ce segment.

En ce qui concerne les drones, les premiers essais de systèmes de mini-drones de reconnaissance (SMDR) ont été menés, en vue de remplacer le drone de reconnaissance au contact (DRAC). Leurs capacités sont quatre à cinq fois supérieures, leur rayon d'action excède vingt kilomètres et leurs équipements optiques sont très performants. Nous les avons déployés sans attendre dans le cadre de l'opération Barkhane. Huit SMDR ont été livrés à la fin de l'année 2020 et nous en attendons douze cette année. Par ailleurs, soixante-dix drones Parrot doivent être livrés en 2021, et la livraison des mini-drones NX70, qui sont déployés en appui des sections et des pelotons de combat, se poursuit. Enfin, nous recevrons 500 drones « Black Hornet » – ce modèle, le plus petit, pèse une vingtaine de grammes. Tout cela donne une idée de la gamme de drones dont nous disposons. Nous assistons à une « dronisation » de l'armée de Terre, qui est appelée à se poursuivre.

J'en viens aux livraisons effectuées dans le cadre du programme SCORPION. Quatre-vingt-douze Griffon ont été livrés en 2019. Si les industriels ont respecté la commande, c'est en raison de la pression que nous avons conjointement exercée sur eux. En 2020, nous en avons reçu 128. Les industriels se sont eux-mêmes mis sous pression pour réussir à tenir leurs engagements. En dépit des conditions sanitaires, ils ont mobilisé leurs sous-traitants pour se mettre en ordre de bataille. Nexter et ses partenaires ont travaillé l'été dernier pour parvenir à honorer les livraisons prévues, ce qui est très louable. Ces 128 Griffon permettent d'équiper dix compagnies de combat. En 2021, nous en attendons 119, qui permettront d'équiper neuf compagnies supplémentaires. Nous recevrons également les vingt premiers engins blindés de reconnaissance et de combat (EBCR) Jaguar et les premiers postes de radio du programme CONTACT. La modernisation des segments médian et léger est bel et bien en marche.

La modernisation, initiée par le programme SCORPION, n'est pas une fin en soi. Elle vise à atteindre des standards et des capacités opérationnelles. L'objectif est de disposer d'un modèle d'armée cohérent et complet, permettant d'agir à chaque phase de la conflictualité, quelle que soit l'intensité de l'engagement.

Par ailleurs, elle consiste – nous en sommes tous responsables – à rechercher le juste besoin technologique. Il faut veiller, pour nous, à ne pas décrire des standards trop élevés et, pour l'industriel, à ne pas chercher à nous vendre des matériels certes performants, mais parfois difficilement soutenables en situation opérationnelle, donc in fine à l'efficacité moindre. Les matériels doivent être d'emploi soutenable, avec des couts de possession maîtrisés, en entraînement comme dans nos engagements.

Je considère que la modernisation de l'armée de Terre est sur de bons rails. Le respect des délais prévus pour les livraisons effectuées dans le cadre du programme SCORPION permettra de projeter dès l'automne, sur un théâtre d'opérations, un groupement tactique interarmes (GTIA), soit l'équivalent d'un régiment composé de trois compagnies équipées de Griffon. Cette évolution est appelée à se poursuivre dans le cadre de la vision stratégique « Supériorité opérationnelle 2030 », afin de disposer de deux ou trois GTIA.

Il s'agit d'une croissance en volume, mais aussi en capacités. La brigade interarmes (BIA) inclura des moyens d'artillerie et de génie, ainsi que des moyens de cavalerie fournis par les EBRC Jaguar. Ces unités doivent être capables, à l'horizon 2023, de manœuvrer ensemble dans le cadre du programme SCORPION et du système d'information de combat (SICS). En 2023, l'armée de Terre disposera d'une BIA modernisée projetable. Enfin, en 2025, pour projeter durablement une BIA modernisée, 3 brigades seront nécessaires, chacune avec son environnement. Nous y travaillons.

J'en viens à la modernisation du MCO, indispensable à notre activité. Mme la ministre des Armées en a fait une priorité, car elle l'a identifiée comme un prérequis indispensable à une remontée pérenne du niveau de notre préparation opérationnelle. La modernisation effective des marchés, s'agissant des parcs et des flottes de véhicules, progresse grâce à la verticalisation des marchés des hélicoptères Tigre, Cougar, Caracal et Fennec, dans le domaine de l'aérocombat, et grâce à l'ouverture d'un nouveau marché décennal de soutien du char Leclerc.

J'estime que nous avons trouvé un équilibre entre les marchés de maintenance, les actions confiées à l'industrie, privée ou étatique, d'une part, et, d'autre part, le MCO intégré verticalement, qui est indispensable. Pour projeter des forces en opération, je dois pouvoir compter sur des soldats qui savent, dans des situations dégradées ou particulières, entretenir leurs matériels. Il faut trouver un équilibre – nous nous en approchons – pour préserver notre autonomie opérationnelle et garantir la réactivité ainsi que la résilience du modèle.

L'effort de modernisation consenti à l'horizon 2025 conditionnera la supériorité opérationnelle de l'armée de Terre à l'horizon 2040. La phase de réparation doit se poursuivre. Nous n'en devons pas moins identifier nos besoins futurs et envisager les transformations afférentes. Il s'agit de changer d'échelle et de regarder plus loin.

Ainsi, le projet Vulcain a vocation à guider les programmes actuels et futurs, en intégrant les évolutions technologiques prévisibles qui émergent ou que nous souhaitons voir émerger, en vue de créer une rupture tactique utilisant au mieux la robotique, qui est probablement l'une des données majeures du champ de bataille de demain. En 2040, l'armée de Terre sera robotisée. Cela signifie, non pas qu'elle ne comportera plus d'hommes, mais qu'elle intégrera des robots. Souvenons-nous qu'à l'issue de la Première guerre mondiale, si tout le monde avait bien compris que le char – les tanks, comme on disait alors – présentait un potentiel certain, tout le monde n'a pas été capable d'en faire le même emploi. En France, notamment, nous n'avons pas compris d'emblée comment l'exploiter au mieux.

Plutôt que de créer une force, le but de Vulcain est d'entamer une réflexion afin d'anticiper les possibilités d'emploi d'unités robotisées : une rupture technologique historique se profile en matière d'emploi, et nous ne devons pas rater ce virage. La réflexion ne pouvant pas porter uniquement sur le matériel, Vulcain consiste, non pas à estimer un volume de robots, mais bien à anticiper les conséquences d'une évolution technologique sur la conduite des opérations, sachant que la conflictualité sera en partie robotisée. Cette réflexion, qui doit être menée sur le temps long, doit nous conduire à nous projeter et à faire preuve d'imagination : il faut éviter de travailler par duplication ou transformation de ce qui existe actuellement. Elle doit prendre en compte trois éléments interdépendants : l'emploi d'unités robotisées, les caractéristiques du champ de bataille à l'horizon 2035-2040 et la technologie actuellement disponible en s'efforçant d'imaginer celle qui le sera demain.

Pour mener cette réflexion, l'armée de Terre s'est alliée à l'Agence de l'innovation de défense (AID), qui a une véritable capacité à se projeter, à la Direction générale de l'armement (DGA) et bien entendu, aux industriels, parmi lesquels se trouvent aussi bien de grandes entreprises que des start-up, d'identifier des innovations de rupture. Les différents acteurs ont été mis en synergie lors de la journée robotique, le 10 juin. Nous nous sommes imposés de réaliser des points d'étape tous les cinq ans. En tout état de cause, il ne faut pas brider la réflexion, quitte à se tromper et à tirer les enseignements de nos erreurs.

Vulcain, vous l'avez compris, doit nous apporter un éclairage sur le champ de bataille futur ainsi que sur nos futurs besoins technologiques.

À cet égard, il sera utile au projet Titan, déjà inclus dans la vision stratégique, qui s'inscrit dans la logique de réparation et de modernisation. La réparation est en cours ; elle porte sur la rénovation et la pérennisation du char Leclerc, qui constitue, avec les véhicules blindés de combat d'infanterie (VBCI) et nos moyens d'artillerie, ce que l'on appelle le segment lourd. Nous lui redonnons ainsi quinze à vingt ans de vie, mais le programme Titan doit nous aider à identifier le système qu'il nous faut développer pour le renouveler, le transformer. L'enjeu de TITAN est double : procéder à ce renouvellement de manière cohérente, car il recouvre des éléments aussi différents que les chars de bataille, l'artillerie de moyenne et de longue portée, la défense sol-air d'accompagnement, que viendra renforcée la robotique que nous pensons actuellement dans le cadre de VULCAIN ; faire évoluer la connectivité des forces pour porter le combat collaboratif aux niveaux interarmées et interalliés. Il serait toutefois illusoire de croire que la technologie permettra de remplacer nos soldats. Il s'agit, non pas d'embrasser le choix du tout technologique, mais bien de prendre en compte les évolutions permises. Nous aurons plus que jamais besoin de soldats, lesquels demeureront au cœur de notre action dans le milieu terrestre, au contact des populations. En effet, pour combattre dans les conditions les plus dégradées, lorsque la technologie aura atteint ses limites, des soldats déterminés, agiles et résistants resteront au cœur de la bataille pour emporter la décision. La défense de la France reposera toujours sur des hommes et des femmes, et il est sain qu'il en soit ainsi.

En 2020, 14 000 militaires ont été recrutés ; l'objectif, pour 2021, est proche de 16 000. La fidélisation est néanmoins centrale : au-delà des effectifs dont nous avons besoin, elle nous permet de compter sur des soldats plus anciens, plus expérimentés, donc plus efficaces opérationnellement. Elle concerne toutes les catégories : officiers, sous-officiers et soldats. La réussite dans ce domaine – et, avant la fidélisation, le fait que de jeunes Français veuillent s'engager pour défendre leur pays – conditionnent notre modèle d'armée, donc notre capacité de défense et notre esprit de défense.

Dans l'hypothèse d'un engagement majeur, l'enjeu pour l'armée de Terre est bien de consolider ce que j'appelle la force de la communauté terre, qui s'appuie sur trois piliers : le commandement, la condition du soldat et la condition des familles, sur lesquels l'armée de Terre s'est appuyée pour surmonter la crise liée au covid-19. Si nous voulons continuer de disposer de soldats capables de combattre dans les champs les plus durs de la conflictualité, il est évident que nous devons maintenir un haut niveau d'exigence. Si je vous disais qu'il faut, au contraire, leur rendre la vie facile, mes successeurs, dans dix ou quinze ans, ne pourraient que déplorer que leur armée ne soit plus entraînée pour faire son travail. Si nous voulons qu'elle accomplisse sa tâche, il n'y a pas d'autre solution que celle qui consiste à imposer un niveau de sujétion militaire élevé à nos soldats – sujétion qui s'impose également à leurs familles, et c'est probablement le point le plus sensible. Je dirai, au risque de choquer, que du fait des devoirs qui lui incombent, le soldat ne peut pas être considéré un citoyen comme les autres ; il faut en être conscient.

Néanmoins, en ce qui concerne la qualité de leur vie personnelle, leurs aspirations et celles de leur famille, elles sont similaires à celles de leurs concitoyens. Nous devons donc être capables de prendre compte leur environnement car cela contribue à la consolidation de leur force morale et à leur sérénité en opération. Cet environnement comprend l'accès au logement, l'accès à l'éducation pour leurs enfants, la conciliation du métier militaire avec la situation professionnelle du conjoint, l'accès aux soins médicaux et les absences pour raisons opérationnelles. Il faut donc que l'armée de Terre envisage une meilleure prise en compte de ce que vivent les familles : la disponibilité du militaire et la forte mobilité géographique, qui n'est pas sans effet sur les éléments de son environnement. Une des clés de la réussite pour disposer de soldats prêts à un engagement majeur résidera non seulement dans leur formation et leur entraînement maintenus à un haut niveau, mais aussi dans une plus grande attention accordée à leur famille et à leurs proches, dans une prise en charge plus importante de la qualité de leur environnement et de leur sécurité dans leur garnison. Tel est le projet, celui de la force de la communauté terre, auquel l'armée de Terre a commencé à travailler et que nous allons développer.

En conclusion, je tiens à souligner une fois encore l'effort budgétaire inédit qui a été consenti : il a permis à l'armée de Terre d'entrer véritablement dans sa phase de modernisation. Celle-ci doit se poursuivre afin de nous permettre de disposer d'un outil moderne qui pourra se préparer aux transformations des décennies à venir et ainsi construire la capacité de supériorité opérationnelle de l'armée de Terre à l'horizon 2040, une armée de Terre prête à protéger les Français contre la dangerosité du quotidien et la dangerosité du monde.

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