Intervention de le général Thierry Burkhard

Réunion du mercredi 23 juin 2021 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de Terre :

Madame Mauborgne, votre question porte sur le conflit dissymétrique entre l'armée arménienne et l'armée azerbaïdjanaise. Dissymétrique et non asymétrique, car il opposait tout de même deux armées conventionnelles, même si elles étaient équipées de matériels de générations différentes et si la doctrine d'emploi a provoqué le déséquilibre observé. Tout d'abord, le conflit du Haut-Karabakh est l'échec des deux belligérants à gérer la crise dans la phase de compétition et de contestation. De fait, l'un n'est pas parvenu à envoyer des signaux suffisamment forts qu'il était prêt à se défendre, si bien que l'autre a compris qu'il avait une opportunité. C'est une illustration du cycle que j'ai décrit : compétition, contestation et, en définitive, affrontement. Force est de constater que l'Arménie perd le conflit dès les phases de compétition et de contestation avant de subir la phase d'affrontement car son adversaire s'est préparé en se procurant un armement dont il a appris à se servir. En la matière, la supériorité technologique ne suffit probablement pas ; c'est la supériorité dans l'emploi qui est déterminante.

Vous noterez aussi que la guerre informationnelle, même si elle n'est pas directement perceptible, occupe une place très importante. L'Azerbaïdjan, aidé de ses alliés, a manœuvré pour empêcher l'Arménie de tirer la sonnette d'alarme : des exercices ont été menés pour faire monter en puissance des unités et procéder à des renforcements sans que l'opinion ni la communauté internationale ne s'inquiètent. Peut-être certains ont-ils évoqué la question – on le constate toujours après coup – mais cela n'a pas été suffisant pour stopper l'escalade. Les images des nuées de drones sont de la propagande. La partie azerbaïdjanaise avait tout intérêt à les diffuser, afin que les Arméniens croient qu'ils n'avaient plus aucun endroit où être en sécurité. Ce conflit est très intéressant car il montre comment toutes ces dimensions s'articulent.

Quel retour d'expérience (RETEX) tirer de cet épisode ? Dès la phase de compétition, dans le dialogue stratégique qui s'est établi entre les deux parties, l'une d'elles a pris l'ascendant. La guerre informationnelle s'est déroulée sur un champ assez large. Si les nations avaient pris conscience qu'un conflit se préparait, elles auraient pu tenter de le désamorcer. Les pays, l'opinion publique et les organisations internationales ne se sont intéressés à ce conflit que lorsqu'il a débuté, lorsque celui qui estimait avoir un avantage a avancé jusqu'à obtenir ce qu'il voulait, avec l'aide de ses alliés pour bloquer la situation. Cela veut dire que, premièrement, dans la phase de compétition, il faut être lucide et avoir la volonté de s'engager ; deuxièmement, il faut avoir un modèle d'armée crédible ; troisièmement, il ne faut pas se laisser tromper et bien lire le jeu de l'adversaire, les Arméniens ont eu une confiance excessive dans leur dispositif défensif habituel, historique. Enfin, quand il y a une rupture technologique, cela coûte cher. Pour autant, les images véhiculées par un drone armé constituent un bon outil de propagande : les images sont toujours très propres car vous ne montrez que les succès – le drone voit un char, il tire, le char est détruit ; or la totalité des chars n'a pas été détruite. Voilà comment je perçois le poids de la guerre informationnelle.

La directive européenne concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail est un péril mortel pour notre armée. Il ne s'agit pas de savoir combien il faudrait d'équivalents temps plein (ETP) en plus : c'est surtout une question d'état d'esprit. L'un des marqueurs les plus forts de la singularité militaire, à savoir le rapport au temps, disparaîtrait. Ce marqueur signifie qu'on s'arrête quand on a accompli la mission, ou quand le chef dit de s'arrêter : c'est fondamental. Ceux qui ont rendu visite à des armées étrangères sur des théâtres d'opérations ont pu constater qu'il y avait des cultures opérationnelles différentes. Certains soldats défendront leur pays le jour où il sera attaqué, mais ils n'ont pas la même disponibilité et la notion de l'engagement est très différente. La directive sur le temps de travail peut sinon détruire, du moins changer profondément les ressorts d'une armée et sa capacité opérationnelle, en très peu de temps. Je suis donc inquiet et assez surpris que l'on se retrouve au pied du mur aujourd'hui : nous aurions dû stopper cela beaucoup plus tôt. Nous sommes désormais à la merci d'une décision qui risque de nous faire basculer du mauvais côté. C'est très grave.

Le soldat doit comprendre que la disponibilité en tout temps et en tout lieu est une vraie contrainte. Il faut la lui inculquer dès la formation initiale. Les chefs doivent aussi comprendre qu'ils doivent gérer le rapport au temps : cela ne signifie pas qu'on travaille 24 heures sur 24 – cela ne marche pas – mais que le chef doit être capable de dire « tel jour on aura quartier libre », non pas par compensation – en France, la compensation devient un droit – mais parce qu'il est responsable de la manière dont il prépare ses hommes au combat et les amène en opération. Il est garant de leur bonne santé, au sens large du terme. Il n'est pas si facile de donner une journée de quartier libre, car à la lecture de la réglementation, la possibilité n'apparaît pas si évidente, en première approche, et il est possible de se demander pourquoi des soldats ne travailleraient pas ce jour-là, alors que c'est tout à fait envisageable. Un soldat ne peut pas être considéré comme un citoyen comme les autres : c'est vrai aussi dans ce domaine. Je suis conscient que c'est très difficile, mais beaucoup de choses reposent sur ce principe.

L'exercice Warfighter a simulé l'engagement de 22 000 Français et 5 000 Américains. Après dix jours et dix nuits d'opération, l'arbitrage a été établi à 1 700 morts et 11 000 blessés : cela donne une idée de la haute intensité. Celle-ci implique un changement d'échelle. L'armée de Terre n'a pas besoin d'en prendre conscience : c'est une armée d'emploi, elle sait qu'être militaire signifie s'engager et accepter le risque de subir des pertes. En 2020, nous avons enregistré 18 tués et 150 blessés graves en opération et en entraînement : cela n'atteint pas les proportions d'un conflit de haute intensité – lors de la guerre de 1914-1918, on a dénombré 37 morts français par heure pendant quatre ans –, mais cela souligne l'intérêt de gagner dès les phases de compétition et de contestation.

La préparation des forces morales est extrêmement importante. Ce n'est pas un acquis : elles doivent être en permanence développées, renforcées et consolidées. Cela repose sur la confiance entre les chefs et les hommes, un entraînement durci, la capacité à intégrer le rapport au temps et à s'entraîner sur de longues durées. C'est aussi la capacité de la nation à accepter cela. À ce titre, en Europe, nous sommes un des derniers pays à remplir les différents critères : un modèle d'armée complet, un pouvoir politique qui assume le fait de s'engager en opération et le risque d'avoir des morts – c'est à ce prix qu'on impose sa volonté –, une nation qui accepte ses pertes, même si c'est dur, et un processus décisionnel permettant de décider de s'engager.

Concernant le combat en zone urbaine, il n'a pas échappé à l'armée de Terre que le monde était construit autour de telles zones. Ce n'est d'ailleurs pas nouveau : nombre de batailles des cents dernières années portent le nom de localités, généralement des grandes villes. L'armée de Terre s'entraîne donc aux spécificités du combat en localité, tout d'abord d'un point de vue tactique. Cela ne signifie pas que des soldats lui sont dédiés, mais qu'ils doivent y être entraînés. Nous disposons pour cela d'un outil remarquable : le centre d'entraînement aux actions en zone urbaine (CENZUB). Nous avons reconstitué, dans le camp de Sissonne, un village dans ses trois dimensions : le niveau zéro, les hauteurs et le sous-sol – nous sommes encore en train de développer ce troisième point compliqué à gérer. Nous faisons ensuite un important suivi RETEX des combats qui se sont déroulés en zone urbaine, à Mossoul, à Beyrouth, à Grozny ou à Falloujah. Ce type d'engagement est très consommateur en munitions et générateur de pertes, car ce sont des combats à courte distance. Le développement de la technologie ne répondra pas à tout. Néanmoins, la capacité à projeter des robots – ils sont l'œil que l'on jette dans une pièce avant d'y pénétrer – permettra de mieux combattre en zone urbaine ; il faut donc apprendre à le faire. La section Vulcain qui travaillera sur la robotique sera installée à Sissonne, parce que c'est en zone urbaine que l'on trouve les premiers éléments.

D'un point de vue éthique ou philosophique, s'engager dans une ville de plusieurs millions d'habitants est une décision très lourde à prendre. Il faut en avoir les capacités et savoir ce que l'on va faire ensuite. Ces questions ont toujours existé : ainsi, en 1944, les Américains avaient prévu de contourner Paris. L'objectif était symbolique pour les Français, un peu moins pour les Américains, qui craignaient de se trouver empêtrés, de devoir engager beaucoup de forces et même, de manière plus prosaïque, de devoir nourrir la population parisienne. Sur un plan opérationnel, il n'est jamais anodin de savoir comment on aborde des villes. Pour autant, le soldat ne pourra pas dire « je ne suis pas prêt, donc on n'y va pas » : il faut être prêt. Le CENZUB a été très bien conçu d'un point de vue pédagogique, avec des instructeurs spécialisés dans ce domaine, qui apportent une grande plus-value. De plus, des caméras et des passerelles permettent d'observer les manœuvres : les soldats non seulement travaillent mais peuvent observer ce qu'ils ont fait et donc progresser.

Vous m'avez interrogé sur la façon dont l'armée de Terre contribue à la résilience de la nation. L'exercice Orion est un point de passage très important pour l'armée de Terre dans sa marche vers la haute intensité à horizon 2030, mais il trouve aussi toute sa place dans la phase de compétition. Dans cet exercice, en effet, l'armée de Terre s'entraîne avec des armées alliées : cela permet de délivrer un vrai message à nos compétiteurs.

La résilience est indispensable et totalement liée à la haute intensité. L'armée de Terre peut y contribuer en développant l'esprit de défense, au sens large, c'est-à-dire le sentiment d'appartenir à une nation, non seulement chez les gens qu'elle engage mais aussi au travers d'actions à destination de la jeunesse. Il s'agit d'un dispositif assez large, que nous continuons de développer, et dont les soldats tirent beaucoup de satisfactions. Nous devons toutefois trouver un équilibre : si l'armée de Terre se transforme uniquement en éducateur de la jeunesse, elle risque un jour de ne pas être au rendez-vous de la dangerosité du monde.

S'agissant de leur contribution physique à la résilience, les armées ne représentent qu'une petite goutte d'eau dans la nation. Tous les gens qui savent faire des piqûres dans l'armée de Terre ne suffiraient pas à vacciner la France ; ce n'est pas en ouvrant les lits de ses hôpitaux que le service de santé des armées prendra la place de la santé publique – et heureusement, d'ailleurs ! Je ne suis d'ailleurs pas convaincu qu'il faille recourir aux armées pour faire cela : ce serait un peu contre-nature. Chacun se réserve pour ce qu'il est seul à savoir faire et, dans ce domaine, les armées ne sont pas seules à posséder ce savoir-faire. Nous avons pour nous la réactivité : en cas d'inondations, le régiment le plus proche est en mesure d'engager une compagnie d'une centaine d'hommes, avec des camions et des tronçonneuses. C'est un message fort à destination de nos concitoyens, avec un impact psychologique presque aussi important que le reste. Mais nous n'avons pas vocation à nous engager au-delà des premières actions, car notre pays peut compter sur les moyens de sa sécurité civile. Chacun doit jouer son rôle : puisque nous sommes les plus capables de réagir très vite, nous devons le faire, mais la bonne organisation consiste à prévoir au plus vite la relève. Le dialogue civilo-militaire dans ce domaine fonctionne assez bien quand on ne perd pas de vue les grands principes. C'est ainsi que l'armée de Terre peut contribuer à la résilience : nous intervenons beaucoup, tant sur le plan moral – nous devons continuer à développer certains aspects, en particulier avec l'éducation nationale, qui est un acteur majeur – que sur le plan physique, avec la nécessité d'être les « premiers arrivés, premiers partis ».

La protection active de nos véhicules est une question relativement technique ; c'est le combat éternel entre l'épée et le bouclier. Les protections peuvent être actives ou passives : soit on augmente le blindage, ce qui implique d'augmenter la masse, soit on a recours à des moyens de brouillage actif. Il s'agit en l'occurrence de la capacité à détecter un obus ou un missile et à le détruire, formant ainsi une sorte de carapace invisible, qui détruit l'objet avant qu'il ne touche sa cible. Certains pays, disposant de technologies assez fortes, croient davantage à la capacité de détruire qu'à la capacité du blindage ; ce n'est pas notre philosophie. Chaque solution a ses avantages et ses inconvénients, en particulier les solutions de défense active. La capacité de déstruction soulève la question de la saturation : elle n'est pas infinie. De plus, c'est dangereux pour l'environnement immédiat de la cible, notamment le personnel qui s'y trouve. Nous avons donc opté pour le blindage par couches : les véhicules sont blindés nativement, avec une bonne capacité de réaction, parce que nous cherchons à connaître l'armement adverse et sa capacité de pénétration. Il existe en outre des kits supplémentaires, par exemple sur les VBCI ou les Griffon, qui sont équipés de cage. Ce blindage mécanique vise à ne pas augmenter la masse, tout en donnant un peu de profondeur. En effet, l'efficacité des charges creuses est liée à leur distance de déclenchement : en éloignant l'activation de la charge creuse, nous faisons perdre de sa puissance à cette dernière. Quoi qu'il en soit, la guerre est dangereuse, et on ne trouvera jamais la solution pour garantir à un soldat qu'il sera protégé où qu'il se trouve. Ce n'est pas un refus de notre part, c'est juste que nous avons une vision un peu différente sur ce sujet.

La question du maintien en condition opérationnelle (MCO) est difficile. Nous distinguons la maintenance industrielle de la maintenance opérationnelle. Cette dernière est assez simple : assurée par les militaires, elle a pour objectif principal de pouvoir être réalisée en opération. La maintenance industrielle, quant à elle, peut être répartie entre le privé et l'État : il faut donc trouver un équilibre. Il y a une vraie volonté d'aller vers un peu plus de privé : ce n'est pas totalement absurde de s'appuyer sur des capacités industrielles existantes dans notre pays. C'est une question de bonne utilisation des deniers publics : un soldat doit être employé au maximum des compétences exigées en tant que militaire. Certes, il y a aussi des ouvriers d'État, dont je salue ici l'investissement. Je me suis rendu à la 13e BSMAT : je ne vois pas comment on pourrait se passer de ces personnels extrêmement impliqués dans leur travail. Dans la recherche d'un équilibre entre maintenance étatique et maintenance privée, il faut que les transformations se fassent en douceur, en tenant compte du fait que l'on gère des hommes et des femmes. Il faut également être très précis sur nos attentes dans nos contrats avec le privé, lequel doit comprendre qu'il s'engage à rendre un véritable service. Enfin, concernant la qualité du travail, un ouvrier d'État dira toujours qu'il fait mieux le métier que quelqu'un qui vient d'arriver : ce n'est pas aussi vrai que cela. Il est certain qu'il fait très bien le travail, mais si une société s'investit réellement, elle est également capable de bien faire.

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