Intervention de le général Thierry Burkhard

Réunion du mercredi 23 juin 2021 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de Terre :

Madame Mirallès, j'ai partiellement répondu à votre question en indiquant que la force d'une communauté tenait notamment au recrutement et à la fidélisation. Je ne crois pas avoir dit qu'il fallait augmenter les effectifs. Je ne suis d'ailleurs pas sûr que ce soit possible, ni soutenable. En revanche, j'estime que la réserve constitue un complément important, qu'elle apporte de l'épaisseur.

Le combat en haute intensité est difficile à envisager si on n'opère pas en coalition, même si la France estime qu'elle doit toujours être capable d'agir seule si la situation l'exige – c'est d'ailleurs une vraie spécificité de notre pays. En tout cas, on a toujours raison de défendre les options sur lesquelles on travaille en coalition. Si on agit seul, on le fait nécessairement de manière très différente.

Le format actuel est raisonnable et cohérent. Je ne suis pas partisan de dire qu'il faut augmenter les effectifs pour augmenter les effectifs, mais je suis favorable à ce que l'on travaille sur la réserve, afin d'améliorer l'employabilité des réservistes et de disposer ainsi d'effectifs supplémentaires. Je remercie d'ailleurs les deux députés qui ont travaillé sur la question. Leur rapport précise bien les points sur lesquels nous devons travailler.

En la matière, votre contribution est indispensable : il conviendrait de modifier le cadre législatif, pour faire évoluer la relation entre le réserviste et l'employeur. Il serait en outre judicieux – le rapport le précise également – de créer une obligation plus nette pour le réserviste à l'égard des armées. Rejoindre la réserve est un acte volontaire, qui se matérialise par la demande d'un contrat d'engagement à servir dans la réserve (CESR). Une fois que le CESR est accepté et que les armées engagent des moyens pour former, entraîner et équiper le réserviste, il devrait exister une forme d'obligation de service, dans des conditions et des délais donnés. Il faudrait que l'on parvienne à établir une telle obligation, à plus forte raison si l'on assure mieux la protection du réserviste vis-à-vis de son employeur. À défaut, nous bâtirions sur le sable. En toute logique, si nous voulons disposer d'un outil plus performant, nous devons avoir la certitude de pouvoir l'employer. Je pense que les réservistes le comprennent parfaitement.

En haute intensité, je l'ai dit, il importe de travailler en coalition. Cela implique d'être capable de définir, en phase de compétition, une communication stratégique (STRATCOM) commune, afin d'adresser un même message à l'adversaire, notamment s'il s'agit de s'opposer à des adversaires assez désinhibés, qui se permettent tout. Plusieurs STRATCOM nationales, cela ne peut pas fonctionner, car l'ennemi profiterait de ces différences qui constitueraient une faiblesse. Il faut vraiment que nous progressions en la matière dans nos échanges politico-militaires.

Quant aux conditions de vie, il est indispensable de les améliorer. On doit absolument se pencher, en particulier, sur les conditions d'hébergement. Le régiment, c'est la maison de nos soldats, le lieu où ils vivent. J'estime qu'un certain nombre de situations ne sont pas raisonnables. Des progrès ont été réalisés, mais, objectivement, nous sommes encore loin de ce que nous devrions faire et de ce que nous devons à nos soldats.

J'en viens aux tribunes évoquées par Mme Mirallès et Mme Ballet-Blu. Il ne m'appartient pas de porter un jugement sur le fond de ce qu'on y a écrit, faute de quoi je sortirais moi-même du devoir de réserve. Le problème est donc la forme que cela a pris et le non-respect, précisément, du devoir de réserve. La notion de devoir de réserve est sujette à interprétation – j'y reviendrai –, mais la neutralité politique est indispensable, à plus forte raison lorsqu'il est question de sujets sensibles, notamment sociétaux, qui fracturent la société.

Pourquoi la neutralité politique est-elle indispensable ? D'une part, l'armée ne peut jouer son rôle que si elle est consciente d'être l'armée de tous les Français. Elle ne peut pas être partisane, défendre tel ou tel point de vue. Aucun Français ne doit douter qu'il s'agit bien de l'armée de tous les Français, donc aussi de son armée à lui. Telle doit être la place de l'armée dans la nation, et c'est important pour les soldats eux-mêmes.

D'autre part, d'un point de vue plus pratique, la cohésion est indispensable si l'armée veut pouvoir s'engager en opération. Les chefs militaires, à tous les niveaux, passent leur temps à maintenir, développer, consolider la cohésion. Au fond de soi, chacun sait très bien que parler de politique est souvent facteur de désunion. La très grande majorité des militaires en sont conscients – c'est ce que j'ai constaté au cours de mes trente années de carrière.

Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas observer la vie politique. J'encourage d'ailleurs les officiers qui exercent des responsabilités à le faire. Sinon, nous ne comprendrions plus le pays dans lequel nous vivons ! Nous devons être des observateurs attentifs de la vie politique, mais en aucun cas des commentateurs publics ou des acteurs de celle-ci. La majeure partie des militaires, je le répète, le comprennent très bien.

Une fois que l'on a dit cela, comment gérer ce sujet ? Il faut bien distinguer la liberté de pensée, la liberté d'opinion et la liberté d'expression.

Les militaires doivent avoir conscience qu'ils ont une totale liberté de penser. D'ailleurs, pour bien exercer leur métier au quotidien, ils doivent nécessairement penser.

Il en va de même pour la liberté d'opinion : comme tous les autres citoyens, le militaire vote le dimanche, et il vote pour qui il veut. Contrairement à ce que pensent certains, il n'y a pas d'antinomie entre cette liberté d'opinion et le loyalisme, la neutralité politique, l'obéissance aux ordres, la fidélité au pouvoir politique et aux Français. C'est une spécificité des militaires – et, selon moi, une force – que de dissocier ainsi leur éventuelle adhésion individuelle à telle ou telle thèse politique et leur adhésion collective à l'institution à laquelle ils appartiennent.

En ce qui concerne la liberté d'expression, dont il est question en l'espèce, le militaire n'est pas un citoyen comme les autres. En la matière, il faut avoir une intelligence de situation. Bien évidemment, cela dépend des sujets. Sur les sujets sociétaux, il faut être extrêmement vigilant. En revanche, il serait dommage qu'un militaire ne puisse pas s'exprimer sur la stratégie militaire ou sur les opérations qui sont conduites.

Bien sûr, il doit tenir compte du moment, certains sujets pouvant être plus sensibles à une période donnée. Par ailleurs, en opération – c'est propre à l'institution militaire –, la liberté d'expression n'a pas lieu d'être. En effet, la communication opérationnelle appuie l'opération, en fait partie intégrante. En opération, le militaire doit s'en tenir aux éléments de langage. En revanche, une fois de retour, deux mois plus tard, il pourra commenter, voire critiquer la manière dont l'opération a été conduite. Cela peut même être une bonne chose, pour peu qu'il respecte certaines formes, comme dans toute autre profession.

La notion de devoir de réserve est, je l'ai dit, sujette à interprétation. Certains estiment qu'il faudrait légiférer en la matière. Toutefois, si on en vient à légiférer, je crains qu'il n'y ait que deux positions possibles : soit le militaire a le droit de tout dire, et cela ne pourra pas fonctionner ; soit le militaire n'a le droit de rien dire, et cela ne me semble pas sain non plus. Il faut plutôt avoir une intelligence de situation, ce qui n'a peut-être pas été suffisamment le cas non seulement dans les armées, mais également au-delà. On a estimé qu'il n'était pas normal que des militaires politisent leurs positions, mais il faut aussi que les partis politiques se gardent de politiser et d'instrumentaliser les militaires. Au demeurant, les militaires en cause sont très minoritaires, et l'affaire n'a guère créé d'émoi dans l'armée de Terre ; au-delà du périphérique, elle a eu une faible résonance.

Vous m'avez interrogé, Monsieur Jacques, sur l'articulation de notre action en matière de renseignement avec le projet Vulcain. Le renseignement est le carburant des opérations ; sans renseignement, on ne peut pas agir. Il ne suffira pas de recourir à des robots, car ceux-ci ne voient pas tout ou peuvent être trompés. Comme dans les autres domaines, il convient de combiner des moyens complémentaires. Aujourd'hui, c'est moins l'acquisition du renseignement que le tri et l'exploitation des informations qui constituent notre principal défi. L'intelligence artificielle doit nous permettre non pas d'aboutir directement au résultat, mais d'éliminer les informations les moins importantes. Il reviendra toujours à l'homme, à savoir l'analyste, d'exploiter les informations et d'apporter une véritable plus-value.

Le développement des robots pourrait aussi nous permettre de déployer des capteurs sans faire appel à un homme, ce qui reste généralement le cas aujourd'hui. Enfin, il convient d'améliorer la mise en commun des informations qui, bien souvent, existent, mais à des endroits différents. Il faut surmonter quelques blocages ou habitudes de fonctionner en silos étanches.

Monsieur Lejeune, les réfugiés sont effectivement devenus une arme : certains les poussent en avant ou les manipulent. Le problème se posera différemment en combat de haute intensité, même si ce n'est pas exclu. Les militaires pourraient être les premiers au contact et auraient alors l'aspect pratique des évènements à gérer. Cela pourrait être assez compliqué, mais je ne suis pas trop inquiet. Comme il s'agit d'une arme ou d'un levier politique, la réponse devrait être avant tout politique : il faudrait des prises de position claires, de manière commune si on est en coalition, et, le cas échéant, de gros moyens d'accueil.

Madame Roques-Etienne, c'est en coalition que l'on se prépare aux combats de haute intensité. L'Europe de la défense vise précisément à favoriser le travail en commun. Il y a bien évidemment le principe de souveraineté, mais doit-on être totalement indépendant dans tous les domaines ? Il est bon aussi de pouvoir compter sur des alliés. Ces questions relèvent du niveau politique et ont une dimension industrielle.

Le programme MGCS, Madame Pouzyreff, n'en est qu'à ses débuts, à savoir une phase de structuration industrielle pilotée à haut niveau par le ministère des armées et le ministère allemand de la défense, ainsi que par la DGA et son homologue allemand. L'armée de Terre a détaché deux officiers auprès de ce dernier à Coblence, aux côtés d'ingénieurs de la DGA. Nous travaillons avec les Allemands à la définition du besoin futur – quel type de char, quel engagement opérationnel, quelle doctrine d'emploi, quels moyens – en tenant compte du projet Vulcain. Nous avançons, et il est bon d'échanger avec nos partenaires allemands.

Le modèle britannique est intéressant, Monsieur Marilossian. Nous travaillons très bien avec les Britanniques. Parmi les pays d'Europe avec lesquels nous partageons une approche commune, c'est celui qui se rapproche le plus de nous. J'entretiens d'excellents rapports avec mon homologue. Nous sommes capables de mener des exercices en commun, et nous devons continuer à développer les suites des accords de Lancaster House.

Les Britanniques ont présenté les choses de manière très habile. Ils expliquent que leurs forces doivent être mieux connectées. Globalement, ils décrivent un système comparable à notre programme SCORPION : nous sommes donc d'accord sur ce point.

Ils souhaitent des forces plus réactives : c'est pourquoi ils abandonnent le Warrior, véhicule chenillé lourd d'une trentaine de tonnes, et lui préfèrent le Boxer, qui ressemble au VBCI. Nous partageons donc le constat de la nécessité de disposer d'une force expéditionnaire capable de réagir vite.

Ils ont décidé de la création d'un bataillon de Rangers. Leurs forces spéciales sont organisées différemment, en unités de plus petite taille : le 22e régiment du Special Air Service (SAS) se situe entre le service action de la DGSE et un COS de taille réduite. Ils envisagent donc de créer une forme de brigade des forces spéciales terre (BFST). Sur ce point encore, nous sommes d'accord.

Je leur reconnais une réelle avance dans le domaine cyber et de l'influence. Ils ont toujours eu un vrai savoir-faire en stratégie indirecte, et nous travaillons avec eux dans ce domaine.

En revanche, nous divergeons à propos du segment lourd. Alors qu'ils ont décidé de limiter leur masse de manœuvre dans ce segment, nous pérennisons le Leclerc et nous travaillons à la suite : le programme Titan, éclairé par Vulcain. S'agissant de la robotisation, il me semble qu'ils abordent plutôt la question sous l'angle de la masse, tandis que nous l'abordons sous celui de la doctrine. Mais nous travaillons ensemble à ces sujets, et nous partagerons nos réflexions.

Pour quelle raison ont-ils décidé de réduire de moitié leur segment lourd ? Est-ce un choix délibéré, car ils estiment ne plus en avoir besoin, où est-ce une décision imposée par un manque de moyens ? Pourtant, sans employer les termes de compétition, contestation et affrontement, ils affirment vouloir gagner la guerre « juste avant la guerre », ce qui soulève une question de crédibilité.

De plus, il y a également l'aptitude à mener une coalition, qui requiert des capacités de commandement et des enablers. On ne peut pas prétendre commander une coalition et laisser aux petits pays le soin de déployer les moyens lourds qui vont emporter la décision. Ce choix des Britanniques doit être interprété à la lumière de deux éléments qui nous distinguent.

Le premier est la relation avec les États-Unis : en France, nous n'imaginons pas être incapables d'agir sans l'appui d'un allié. Les Britanniques n'ont pas cette prévention et considèrent qu'agir avec les États-Unis est beaucoup plus normal. Ils sont équipés pour, complètement intégrés et beaucoup plus facilement insérables. Nous ne disons pas qu'il n'est pas possible de compter sur les Américains, mais nous voulons pouvoir faire sans compter sur eux.

En second lieu, l'armée de Terre n'a pas la même place dans un pays insulaire que dans un pays continental.

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