Permettez-moi tout d'abord de vous remercier, Madame la présidente, pour les mots que vous avez prononcés à mon endroit. Avant d'entrer dans le vif du sujet, je souhaite également vous dire à tous le grand plaisir et l'honneur que je ressens en m'exprimant devant les représentants de la Nation. Et ce d'autant que j'ai tout à fait conscience que pour vous, il s'agit d'une audition « gratuite », inhabituelle, à l'écart du tour de piste qu'effectuent régulièrement les chefs d'état-major des armées.
Comme vous l'avez dit, Madame la présidente, cette audition est pour moi l'opportunité de vous livrer une sorte de testament, en partageant avec vous ce en quoi j'ai toujours cru et, aussi, le résultat d'une réflexion que j'entretiens depuis près de 25 ans, et ma lecture d'un article de Pierre Dabezies, ancien militaire et sociologue – brièvement député –, intitulé « Armée – pouvoir et société » et publié dans l'Encyclopedia Universalis. À l'époque – nous étions en 1996 – je préparais le concours d'entrée à l'École de guerre et ce texte tout à fait remarquable m'a amené à mieux comprendre la place qu'occupe une armée au sein d'une nation et d'une société, et à mieux appréhender le cas spécifique de la France en la matière.
Si je tenais à venir devant vous avant mon départ, c'est aussi parce que j'ai particulièrement apprécié la relation que nous avons entretenue au cours des quatre années au cours desquelles j'ai officié comme chef d'état-major des armées. Lors de chaque audition, j'ai trouvé au sein de la commission une grande écoute, et ressenti l'attention et le respect que vous portiez, à travers moi, à l'ensemble des femmes et des hommes qui composent les armées, directions et services du ministère des Armées. Si cette commission n'est peut-être pas la plus attractive pour les parlementaires, elle est celle qui, de mon point de vue, les rend les plus passionnés grâce au contact quasi quotidien avec cette matière si particulière qu'est la défense. Je vous ai vus travailler avec passion, et devenir les ambassadeurs des armées auprès de la Nation en son entier. Je tenais à vous en remercier et à vous exprimer toute ma reconnaissance.
J'en viens à présent au thème principal dont je souhaitais vous parler aujourd'hui : la singularité militaire. Je n'ai pas de discours préparé sur cette question, mais je vais tenter de vous montrer en quoi elle est centrale.
En premier lieu, parce que c'est autour du fait militaire et de la relation qu'elle entretient avec la violence et l'usage de la force que se construit toute société. À peu près à la même époque que celle où je préparais l'École de guerre, j'ai lu « L'idéologie tripartite des Indo-Européens », ouvrage de Georges Dumézil qui montre la façon dont les sociétés indo-européennes se construisent par la spécialisation de leurs membres en trois ordres différents, dont l'interdépendance croissante constitue le fondement des sociétés. Le premier ordre est celui des prêtres, c'est-à-dire de ceux qui distinguent le bien du mal, entretiennent une relation avec quelque chose de supérieur qui nous dépasse et expliquent les mystères de la cité. Le deuxième ordre est celui des travailleurs, c'est-à-dire de ceux qui produisent la richesse, et ce d'autant plus qu'ils n'ont plus à se consacrer à leur auto-défense ou à la gestion de la violence qui pourrait les opposer à d'autres membres de la société. Car cette fonction est dévolue au troisième ordre, celui des guerriers, qui se voient ainsi confier la mission de mettre en œuvre la force au profit du reste de la société. D'ailleurs, Dumézil emploie cette formule que je trouve saisissante : « être civilisé, c'est être civil ». À partir du moment où l'on distingue un ordre militaire en charge de la mise en œuvre de la force, on distingue un civil et l'on permet la naissance d'une civilisation et son épanouissement par les arts, les lettres, la culture et, au fond, la sagesse. Cette organisation tripartite se retrouve dans l'histoire médiévale française, avec une distinction entre ceux qui prient – oratores – ceux qui travaillent – laboratores – et ceux qui guerroient – bellatores.
D'après moi, en choisissant de siéger au sein de la commission de la Défense nationale et des forces armées, vous êtes entrés au cœur de ce phénomène à l'origine de la construction de nos sociétés, dont on ne peut saisir l'importance qu'en en comprenant les subtilités. Bien évidemment, je mesure tout à fait que de nombreuses évolutions sont intervenues entre ces âges premiers des civilisations indo-européennes et aujourd'hui. La première de ces évolutions tient au renforcement du droit et au fait que les relations entre les individus soient progressivement régies par la loi. Cette évolution s'est accompagnée d'une scission de l'ordre militaire. D'une part, les forces de l'ordre, chargées de faire respecter le cadre fixé par la loi, et contraintes dans leur action par la sacralisation de la vie humaine : rien ne pouvant lui être supérieure dans nos civilisations – même pas la loi –, un policier ou un gendarme ne peut pas tuer quelqu'un autrement que dans une situation de légitime défense, pour protéger une vie quand quelqu'un la menace. D'autre part, à côté des forces de l'ordre vont progressivement émerger les armées – j'insiste sur la sémantique car quand on parle des « forces armées », on parle des armées et de la gendarmerie – chargées de la redoutable mission de mettre en œuvre la force de manière délibérée, jusqu'à tuer. Le fait guerrier, le rapport à la force et les armées sont donc non seulement à l'origine des civilisations, mais une fois celles-ci constituées et érigées en États de droit, elles exercent un rôle encore plus exigeant, en pouvant être amenées à déclencher la violence de manière délibérée et à tuer sur ordre. Il importe de le mesurer car c'est bien de cette mission que procède la singularité militaire.
Car c'est en effet cette fonction – donner la mort sur ordre – qui conduit à la définition de divers critères permettant de garantir l'efficacité du fonctionnement de cette institution essentielle à la survie de la Nation.
Il s'agit d'abord de garantir un très haut niveau de réactivité et, en corollaire, une grande autonomie des armées. Car l'on ne peut évidemment donner la mort sur ordre que lorsque la Nation fait face à un risque existentiel, et il est inenvisageable que les armées ne puissent être engagées sans délai lorsqu'une menace de cette nature pèse sur la Nation. Car dans la guerre, au plus fort de la crise et au cœur du champ de bataille, dans un environnement par essence chaotique, une armée ne peut dépendre de pouvoirs publics qui n'existent plus. Ce faisant, l'on voit bien que la singularité militaire ne tient pas uniquement au fait de donner la mort ou à l'emploi de la force, mais aussi à la capacité d'une armée à maîtriser l'ensemble des métiers et des compétences lui permettant d'agir de façon autonome. C'est pourquoi les armées comptent dans leurs rangs des médecins militaires, des boulangers militaires, des mécaniciens militaires, des transmetteurs militaires. Et c'est bien l'existence au sein des armées de l'ensemble de ces compétences – dont certaines peuvent paraître éloignées de la guerre – qui garantit l'autonomie de l'institution militaire. Troisième qualité attendue des armées : la stricte soumission au pouvoir politique. Les armées constituant la force du pouvoir politique, il est inenvisageable que l'on puisse les soupçonner de vouloir se retourner contre lui. Je mesure tout à fait que ce positionnement puisse faire débat. Moi-même, je me suis fait copieusement injurier sur les réseaux sociaux, où l'on m'a décrit comme le « lèche-bottes » ou la « carpette » du Président de la République. Mais pour ma part, je revendique une très grande soumission – je dirais même une soumission zélée – à l'égard du Président de la République, légitimement élu par le peuple français.
Obéir aux autorités politiques constitue l'honneur du soldat. Cette obéissance est au fondement de la légitimité de l'action militaire, au profit de la Nation. Toutefois, cette stricte soumission s'accompagne d'une contrepartie : une très étroite association du commandement militaire à l'élaboration des décisions qu'il lui faudra mettre en œuvre. Deux raisons viennent l'expliquer. La première – sans doute la plus importante – découle de l'éthique militaire, qui garantit l'existence d'un espace de liberté et d'autonomie dans la conduite de la guerre. Ainsi que le prévoient les règlements militaires, il est interdit à un soldat de commettre un acte manifestement illégal. C'est pourquoi un soldat auquel il est demandé de commettre un acte aussi extraordinaire que celui de donner la mort s'interroge systématiquement, par éthique, sur la légitimité de l'ordre qui lui est donné. Car en aucun cas les militaires n'obéissent aux ordres aveuglément, perinde ac cadaver ; ils se plient à une obéissance intelligente, autorisant des prises d'initiatives. Dans ce contexte, les plus hautes autorités politiques se doivent de comprendre de la manière la plus fine qui soit les conditions dans lesquelles les soldats agissent et seront amenés à donner la mort. La seconde tient à l'extrême complexité de l'action militaire, qui intervient, la plupart du temps, loin du territoire national et emporte nécessairement une part d'imprévisibilité. C'est ainsi que si les militaires sont souvent vus comme des spécialistes de la programmation et de la planification, nous sommes tout autant spécialistes de l'adaptation permanente. Car dans l'affrontement des volontés propre à la guerre, il nous faut sans cesse faire évoluer nos manœuvres et nos modes opératoires face à l'imprévisibilité de l'ennemi. C'est pourquoi une fois au cœur de cette confrontation des volontés, c'est davantage dans l'esprit que dans la lettre qu'est respectée la discipline militaire. Il s'agit d'un point fondamental. L'obéissance ne s'obtient que si chaque échelon dispose d'une marge d'initiative lui permettant de manœuvrer face à un ennemi librement, en ayant conscience du sens de l'action qu'on lui demande de conduire et de l'objectif à atteindre. En somme, comme vous le voyez, la stricte subordination des armées au pouvoir politique – que je revendique pleinement – nous conduit à nous interroger sans cesse sur le sens de notre action, et l'application de la discipline militaire repose sur une discussion de l'ordre reçu, voire à sa contestation. Mais une fois l'ordre confirmé, il est exécuté avec la dernière des rigueurs, et ce indépendamment de la prise en compte des questionnements éventuellement formulés précédemment.
Il me semble important de le rappeler ici, tant il a pu m'arriver d'être abasourdi, au cours des quatre dernières années, de constater qu'alors même qu'elles reflètent la volonté du peuple, les décisions des autorités politiques pouvaient tarder à être mises en œuvre. L'État me paraît en effet aujourd'hui paralysé par une forme de routine, qui tend à privilégier l'autogestion des administrations centrales ou des institutions. Et je crois pouvoir dire que parce qu'elle en a la culture et qu'elle l'affirme avec vigueur, l'institution militaire se trouve peut-être être la dernière à mettre en œuvre la volonté du Président de la République.
Réactivité, disponibilité, autonomie et stricte discipline – s'accompagnant d'une forte exigence à l'égard du pouvoir politique – constituent ainsi selon moi les premiers critères de la singularité militaire.
Ensuite, comme je l'ai déjà brièvement évoquée, la singularité militaire se caractérise par une très haute éthique de responsabilité particulièrement exigeante. Donner la mort n'est pas aisé. D'autant que – faut-il le rappeler ? – nos soldats ne sont en rien des tueurs pathologiques. Demander à quelqu'un de transgresser cet absolu tabou revient à lui demander d'accepter de se laisser envahir par des processus internes de déchaînement de force et de violence, sans lesquels il est impossible de vaincre la peur qui surgit au moment du combat. Ces moments sont terribles à vivre. Et une fois la violence déchaînée, une fois la force libérée, il est indispensable de parvenir à les maîtriser. C'est pourquoi les soldats entretiennent en permanence une réflexion éthique et que notre culture militaire nous conduit, sans doute davantage qu'ailleurs, à ressentir une exigence d'honneur et de fraternité et à éprouver le sens de l'action collective. L'honneur conservé aux yeux des autres reflétant l'estime de soi, il est plus facile de l'atteindre sous le regard de ses camarades, de ses pairs et de ses chefs. Or, le sens de l'honneur des militaires nous conduit parfois à adopter une vocation quelque peu sacrificielle. Pour la plupart des jeunes recrues, qu'elles soient soldats, sous-officiers ou officiers, ce qui fait la singularité du métier militaire est d'abord l'acceptation de la mort pour son pays. Or, en réalité, ce qu'acceptent les militaires, c'est de tuer pour leur pays, c'est-à-dire d'exercer la responsabilité considérable de mettre en œuvre la force de manière délibérée, sans laquelle nulle société, nulle nation ne peut exister. Il s'agit d'un poids si difficile à porter que pour rétablir une sorte de symétrie déontologique, il accepte de courir le risque de sa propre mort.
En définitive, ces déterminants de la singularité militaire ont été intégrés au statut des militaires qui fixe, à titre d'exemple, leur très grande disponibilité. Je ne reviendrai pas ici sur les débats relatifs à la directive européenne relative au temps de travail, mais vous percevez bien ses éventuelles conséquences. Le statut fixe des contraintes propres à l'état militaire et, à l'heure d'achever ma carrière, qui a constitué toute ma vie en réalité, je mesure à quel point ces règles de vie m'ont été salutaire, à la manière d'une règle monastique. Et je suis persuadé que ces règles sont recherchées, même inconsciemment, par tout soldat, tout aviateur et tout marin qui s'engage dans les armées, qu'elles vont le porter et l'amener à se dépasser. J'ai évoqué le statut général des militaires, mais ces règles se nourrissent de nos rites, de nos cérémonies, de nos prises d'armes, de l'histoire militaire. Elles se traduisent également par une organisation et un mode de fonctionnement spécifiques, dont les manifestations les plus évidentes sont la structure pyramidale des armées et l'assurance de pouvoir déléguer l'exécution de l'ordre à chaque échelon, doté des capacités de commandement nécessaire à l'exercice de l'autorité et à la mise en œuvre d'une action militaire pouvant être adaptée à l'évolution de la volonté de l'ennemi. Mais en privant le commandement de certaines de ses attributions, on lui ôte sa capacité d'initiative, tuant de fait l'une des qualités les plus essentielles des armées.
Permettez-moi de revenir un instant sur l'importance de l'organisation pyramidale des armées, sans laquelle il n'est plus possible de déléguer l'exécution d'un ordre. Le domaine opérationnel doit primer, et ainsi infuser l'organisation de l'ensemble du ministère. C'est ainsi au commandement militaire que doivent répondre l'administration, le soutien et la logistique. Je rappelle à ce titre que dans son célèbre rapport sur la préparation d'un projet de loi relatif à l'administration de l'armée, paru en 1874, le député Léon Bouchard démontrait que c'est l'oubli de ces règles élémentaires, sous le Second Empire, qui a conduit à la défaite de 1870. Ce rapport soulignait ainsi que c'est parce ce que le soutien et le commandement opérationnel avaient été séparés et parce qu'elles avaient été déconstruites que les armées n'ont pu remplir leur mission lorsqu'éclata la grande confrontation existentielle opposant la France à la Prusse et ses alliés. Ayons tous en tête le traumatisme que cette défaite a engendré pour la Nation.
L'organisation des armées repose sur des logiques totalement différentes de celles qui prévalent dans le monde civil, notamment sur le plan des stocks, sans lesquels il est impossible de faire preuve de réactivité.
Et alors même qu'après la défaite de 1870, les armées avaient été reconstruites en tenant compte de leur singularité – ce qui avait permis à la France de surmonter la Première Guerre mondiale mais n'avait pas empêché la défaite de 1940 –, ce à quoi la génération d'officiers à laquelle j'appartiens a assisté, c'est au renoncement qui a suivi la fin de la Guerre froide. Et ce pour deux raisons principales. Premièrement, il fallait profiter de ce que l'on a appelé les « dividendes de la paix ». Ce qui a conduit, par mesure d'économie, de rentabilité et de rationalisation, à aligner l'organisation des armées sur celle du monde civil. Nous avons donc mis à bas l'organisation pyramidale qui était la nôtre, perdu le réflexe des stocks, supprimé les niveaux de synthèse et désorganisé les armées en tuyaux d'orgues indépendants. Cette évolution a été très nette au moment de la professionnalisation des armées, et s'est poursuivie par la suite, faute de ressources budgétaires suffisantes.
Deuxièmement, il me semble – en toute franchise – que la désorganisation des armées s'explique sans doute aussi par des motivations politiques. La lecture de « La force de gouverner », ouvrage passionnant de l'historien Nicolas Roussellier, me replonge en ce moment dans le débat ayant opposé, à la fin du XIXème siècle, les Monarchistes aux Républicains. Décrivant la construction du pouvoir exécutif au cours des deux derniers siècles, Roussellier raconte l'émergence progressive de la République, marquée par la conciliation d'un Parlement puissant et délibérant et d'un exécutif fort. Or, à la fin des années 1860, un vif débat oppose les Républicains – c'est-à-dire la « gauche » – prompts à considérer le pouvoir exécutif comme dangereux, et les Monarchistes – c'est-à-dire la « droite ». Dans l'idéal républicain de l'époque, le pouvoir doit être exercée par la Nation assemblée, capable de gouverner directement. Ils bâtissent donc un modèle dans lequel l'exécutif est inexistant – ou le plus faible possible – par crainte de le voir s'opposer à la volonté nationale. Et dans ce contexte, le fait que le pouvoir exécutif puisse avoir la main sur une puissante armée constitue leur plus grande crainte. Ce faisant, c'est l'administration qu'ils souhaitent voir affaiblie, car pour qu'un exécutif puisse prétendre commander une armée, il lui faut disposer de moyens de réflexion, de planification, de programmation et, en définitive, d'une organisation étatique robuste. Or, si elle tient en partie à des raisons économiques – qui ont notamment conduit à séparer les soutiens du commandement et des unités –, la banalisation des armées françaises à laquelle nous avons assisté à la fin de la Guerre froide s'explique sans doute aussi par une forme de crainte à l'égard des armées, perçues comme un potentiel danger dans l'éventualité où le pouvoir exécutif aurait la tentation du césarisme. La civilianisation des armées est aussi l'expression d'un relent d'une ancienne tradition républicaine, d'ailleurs décrite par Dabezies dans l'article que j'évoquais au début de mes propos. Le sociologue américain Morris Janowitz a formulé les mêmes constats à propos de la professionnalisation de l'armée américaine dans les années 1950, qui s'est accompagnée d'une forte volonté de banalisation par crainte d'une armée trop puissante et coupée de la société. Mais si une armée trop singulière paraît représenter un danger, la perte de sa singularité la prive de son efficacité.
Ce fantasme hérité du XIXème siècle me semble ainsi l'une des causes de la banalisation des armées, continue et systématique depuis le début du siècle. Elle s'est faite d'autant plus facilement qu'à l'instar des armées du Second empire, les armées françaises interviennent essentiellement de manière expéditionnaire, ce qui conduit à opérer une distinction entre le temps de la paix, durant lequel le territoire national semble à l'abri d'une menace existentielle – qui, je le rappelle, justifie la singularité militaire – et le temps de la guerre, sur des théâtres extérieurs lointains, pour lesquels on reconstitue de manière temporaire la singularité militaire. C'est ainsi que le commandement de la force Barkhane dispose de l'ensemble des attributs lui permettant de conduire son action de manière efficace, alors que sur le territoire national, le mode singulier de fonctionnement des armées est cassé.
J'ai vécu cette déconstruction et c'est pourquoi, lorsque j'ai pris mes fonctions de chef d'état-major des armées, j'étais convaincu de la nécessité de restaurer la singularité militaire, à tout prix. Il ne s'agit ni de moyens, ni de budgets ou de capacités militaires, mais simplement de retrouver un mode de fonctionnement et une organisation pensés pour la conduite de l'action militaire. Il était donc nécessaire de restaurer la position du chef d'état-major des armées, de reconstruire une organisation pyramidale me permettant de déléguer l'exercice de certaines responsabilités aux chefs d'état-major d'armées et de leur permettre de faire de même vis-à-vis de leurs subordonnés, en mêlant de nouveau les domaines organique et opérationnel. C'est notamment à cette mission que je me suis attelé pendant quatre ans. J'ai parfois obtenu des résultats peu visibles mais fondamentaux – notamment en conservant le commandement sur les grandes directions et services, dont le service de santé des armées et le service du commissariat des armées, dont la bascule sous l'autorité du secrétaire général pour l'administration a un temps été envisagée. J'ai aussi souhaité que la nouvelle architecture budgétaire mise en place puisse permettre d'accroître les moyens à la main du chef d'état-major des armées et, ce faisant, des chefs d'état-major d'armées, notamment dans le domaine des infrastructures. J'ai aussi engagé une réforme du soutien, afin de le rapprocher des unités sur le territoire national et ainsi de restaurer l'autorité du commandement militaire sur les soutiens. Évoquées à titre d'exemple, ces quelques réformes n'ont pas coûté un centime à la République, mais elles sont d'une grande importance et devront, à mes yeux, être poursuivies. Et ce d'autant que des dangers nous guettent, et qu'ils se rapprochent. Car en réalité, une armée de corps expéditionnaire ne serait pas capable de défendre la Nation si une menace de nature existentielle venait à peser de nouveau sur elle.
Il nous faut donc reconstituer la singularité militaire dans toutes ses dimensions – la directive sur le temps de travail n'en est qu'un aspect. Je le revendique car celles et ceux qui veulent banaliser nos armées estiment que les armées pourraient s'affranchir de la stricte subordination au pouvoir politique, qui se trouve pourtant en son cœur. Et j'ai horreur de tout ce qui pourrait laisser à penser que les armées n'y sont pas fondamentalement attachées. En tant que parlementaires, vous devez en mesure la pertinence, car quelle que soit votre sensibilité politique, la singularité militaire est utile à notre pays. C'est pourquoi je ne peux que vous inviter à en transmettre le sens et à la défendre. Je vous remercie.