Nous vous accueillerons avec plaisir comme réserviste opérationnel lorsque vous aurez terminé votre mandat.
J'en viens à présent à votre question, Monsieur Jacques, non sans vous avoir préalablement remercié pour vos propos. Je sais que vous serez attentif à la préservation de la singularité militaire. Pour répondre à votre question, après mon départ des armées, je m'occuperai des prisonniers. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, il me paraît très difficile à un chef d'état-major des armées de trouver une nouvelle vocation. Selon moi, après avoir été le premier des militaires, on ne peut déroger et devenir le dixième des préfets ou le quinzième des ambassadeurs. En outre, je ne me vois pas rejoindre un industriel de l'armement avec un titre de conseiller militaire. Cela me paraîtrait indigne d'un chef d'état-major des armées. À vrai dire, je ne m'imagine pas dans un grand nombre de fonctions, mais je sais que je ne me mettrai pas à écrire trop vite, ne serait-ce que pour éviter de gêner mon successeur.
Or, il se trouve qu'il y a une vingtaine d'années, j'ai été profondément marqué par la lecture d'un évangile de Saint-Matthieu relatant une parabole du Christ à propos du Jugement dernier. Le Christ y dit : « j'étais nu, et vous m'avez vêtu ; j'étais malade, et vous m'avez visité ; j'étais en prison, et vous êtes venus vers moi ». Il est temps pour moi de me livrer à cette activité de visiteur de prison et de me préoccuper de mes interrogations spirituelles, dont Saint-Exupéry nous dit qu'elles sont une chose essentielle dans le monde.
Monsieur Gouttefarde, vous ne m'avez pas posé de questions mais je vous remercie pour vos mots, qui me touchent.
Je partage votre constat, Monsieur Rouillard, s'agissant des progrès que nous avons pu réaliser dans la compréhension par les militaires des objectifs assignés par les autorités politiques. Votre question est toutefois fondamentale. Moi-même, en sortant d'un conseil de défense, je commence par expliquer à mes premiers subordonnés – les chefs d'état-major d'armées, le major général – les débats qui s'y sont tenus et les décisions qui y ont été prises par le Président de la République, afin de leur permettre de les décliner au mieux. L'une des choses les plus difficiles qui soient reste toutefois de faire comprendre à nos soldats qu'ils ne sont responsables que d'une part de l'action collective, et que leur mission n'a de sens que si elle est intégrée à une manœuvre plus large. Au Sahel, nous ne remplissons qu'une partie de l'action collective nationale et européenne, et sans doute pas la plus déterminante pour la stabilisation à long terme de la région. Car la clef du problème relève de la gouvernance, et non uniquement de l'action de sécurité conduite par les armées françaises. Dans ce contexte, nous cherchons en permanence à expliquer à nos soldats qu'ils doivent relativiser leur action, mais nous pouvons encore nous améliorer. Les parlementaires peuvent évidemment y contribuer, ne serait-ce qu'au travers des auditions organisées dans cette enceinte. Toutefois, j'observe que les comptes rendus de ces auditions ne sont pas autant lus qu'ils pourraient l'être, même s'ils le sont par M. Angeli, qui en déforme le contenu dans Le Canard enchaîné. Je me demande s'il ne serait pas utile d'établir à partir de ces documents une sorte de document de synthèse et de vulgarisation, à destination du grand public.
En outre, si je suis écouté quand je me rends à la radio ou sur des plateaux de télévision pour expliquer les raisons de notre engagement de l'ajustement du dispositif de l'opération Barkhane – raisons qui peuvent bien sûr être contestées – il me semble que je le serais davantage encore si la commission de la Défense complétait nos propres initiatives par la publication d'un document de vulgarisation aisément accessible. Enfin, vous jouez évidemment un rôle déterminant en étant les ambassadeurs de nos armées.
Monsieur Marilossian, je dois avouer qu'il m'est difficile d'évaluer quelles seront les évolutions de la singularité militaire au cours des dix ou des vingt années qui viennent. Comme je l'ai dit au début de mon intervention, le fait de donner la mort sur ordre et, en retour, d'accepter de perdre sa vie pour son pays en constitueront toujours le cœur. Je l'espère du moins.
Mais ainsi que vous l'avez dit, la principale difficulté tiendra au maintien d'une pratique éthique de la guerre, qui suppose de maîtriser le déchaînement de violence et de lutter contre la déshumanisation de la guerre. C'est pourquoi les militaires combattent l'ennemi et ne cherchent pas à l'éradiquer, terme faisant écho aux colonnes Sherman de la Guerre de Sécession.
La déshumanisation de l'ennemi conduit mécaniquement à ne plus respecter les règles de l'éthique au combat, qui impose d'éviter de donner la mort si cela est possible. Dans ce contexte, les progrès technologiques qui facilitent la conduite de la guerre « à distance » font courir le risque d'une déshumanisation de l'ennemi, auquel l'on fait désormais face par écran interposé. Il nous faudra donc veiller à ce que l'éloignement progressif du champ de bataille n'affaiblisse pas ce principe central de la singularité militaire.
Madame Ballet-Blu, je soutiens évidemment de telles initiatives. Comme M. Son-Forget doit le savoir, mon épouse est très engagée en la matière et a d'ailleurs rédigé un petit fascicule intitulé « Ma première cérémonie militaire », que je ne peux que vous inviter à distribuer le plus largement possible. En lien avec le commissaire principal Jean Assier-Andrieu ainsi que ma plume, le lieutenant-colonel Jérémie Gavalda, ici présent, elle a également travaillé à la rédaction d'un autre ouvrage intitulé « #militaire, pour quoi faire ? », qui sera bientôt édité grâce au soutien d'industriels de la défense. Il s'agit d'un ouvrage de vulgarisation qui, je l'espère, sera lui aussi diffusé le plus largement possible. Comme vous l'indiquez justement, l'Éducation nationale me semble aujourd'hui bien moins réticente qu'il y a vingt ans vis-à-vis de la chose militaire, et je crois qu'il nous faut en effet nous saisir de cette opportunité. Moi-même, en tant que capitaine puis chef de corps, j'avais essayé de me rapprocher de l'Éducation nationale afin de faire témoigner des soldats de retour d'opérations, et incité les soldats à solliciter les instituteurs et professeurs de leurs enfants. J'avais monté une exposition de photographies sur notre engagement en Côte d'Ivoire pouvant aisément être transportée dans les écoles mais, je dois l'avouer, j'ai souvent trouvé porte close. Les choses ont changé, profitons-en !
Monsieur Cormier-Bouligeon, vous avez parfaitement raison de préciser ce que je n'ai pas pris le temps de développer, par crainte de vous lasser ! Comme il l'est écrit dans l'ouvrage que je citais : « le nouveau chef d'état-major qui s'installe au sommet de la hiérarchie militaire (surtout après 1962 et 1968) n'a plus rien à voir avec le chef d'état-major de la fin du XIXème siècle, qui était la clef de voûte d'un système d'autonomie et de quasi séparation entre l'armée et le gouvernement civil. » Or ce que je n'ai précisément pas développé dans mes propos liminaires, c'est que pour se prémunir d'un exécutif trop fort – grâce à sa capacité de disposer des armées – avait été privilégiée une solution bâtarde consistant à doter les armées d'un statut de quasi autonomie vis-à-vis du Gouvernement. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'au moment de l'affaire Dreyfus, l'armée était devenue cette sorte d'arche sainte appliquant ses propres règles, indépendamment du fonctionnement de l'État. De manière assez paradoxale, l'autonomisation des armées est ainsi le fruit de la crainte de voir émerger un exécutif trop puissant. Et c'est bien Clémenceau – vous avez tout à fait raison de le souligner – qui a été à l'origine, durant la Grande Guerre, de la réaffirmation de la subordination du pouvoir militaire au pouvoir politique. Tout le monde connaît sa formule, selon laquelle « la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée aux seuls – j'insiste – militaires ». Clémenceau a commencé à bâtir la nouvelle architecture des armées, qui permit bien plus tard au général de Gaulle de réaffirmer l'autorité de l'exécutif sur le pouvoir militaire – marquée par le fait nucléaire et la dissuasion – ainsi que la très forte singularité du métier militaire. Je ne peux donc que vous inviter à lire le livre de Roussellier. Je vous garantis par ailleurs que je ne cherche pas d'autre origine à la volonté de banalisation des armées que celles que j'ai évoquées, car elle me semble résulter d'une lecture incomplète et maladroite de l'évolution des armées comme du fantasme du césarisme et du pronunciamiento. C'est ce prétendu risque qui a conduit un certain nombre de personnes à essayer, de manière délibérée, de civilianiser les armées. C'est pourquoi aujourd'hui, avec l'appui de la ministre des Armées, nous tentons de revenir sur la dilution de la singularité militaire que nous avons vécue.
Madame Morlighem, il est clair que la loi de programmation militaire ne permet pas de faire des armées françaises des armées de masse. Elle permet en revanche de consolider un modèle d'armée complet, de restaurer des fonctions qui se trouvaient alors sur le point de disparaître et de préserver des compétences, parmi lesquelles l'aptitude au commandement et la capacité à planifier et programmer. Mais au fond, chacun sait que les armées manquent de profondeur et d'épaisseur organiques. Un récent rapport de la Rand corporation pointe d'ailleurs le fait que si la France dispose d'une armée puissante, il s'agit – comme M. Michel-Kleisbauer l'a rappelé – d'une petite armée face à la Chine ou la Russie. Notre armée est puissante, complète, extrêmement engagée. Elle est selon moi d'une qualité inégalée. Mais elle manque d'épaisseur ! Si le débat de la massification ne sera sans doute jamais posé – faute de ressources – se posera toutefois la question de la modernisation de notre modèle, ainsi que celle des modalités de notre montée en puissance. Autrement dit, en combien de temps et à quel prix sera-t-il possible de passer d'une armée de 270 000 femmes et hommes à une capacité d'engagement au combat bien supérieure ? Il nous faudra sans doute recourir à des alliances, en premier lieu au niveau européen, afin de regrouper les efforts et les forces. Une telle évolution soulève de nombreux enjeux, sur le plan de la coopération opérationnelle mais aussi sur celui des normes, y compris technologiques et industrielles. En outre, puisque nous devrions disposer, à l'horizon 2030, d'un modèle d'armée complet et moderne, de très haut niveau technologique, se posera également la question de l'accroissement de nos capacités par la détention d'équipements moins sophistiqués. En la matière, l'équilibre sera évidemment difficile à trouver.
Enfin, je conclurai en répondant à M. Michel-Kleisbauer, et en vous remerciant d'abord pour vos mots, Monsieur le député. Concernant le SMR, je ne crois pas que le débat soit occulté et, sans trahir de secret, le Président de la République est des plus attentifs à la stratégie énergétique, à la question nucléaire et aux compétences de notre pays en la matière. Nous bénéficions objectivement d'un avantage comparatif en Europe, et le chef de l'État est attaché à ce que l'on ne le perde pas. En outre, je vous confirme que le statut de puissance nucléaire de la France nous place dans une situation incomparable au sein de l'OTAN. À chaque réunion du comité militaire de l'OTAN, le chef d'état-major des armées français se réunit avec ses alter ego américain et britannique pour une séance de travail en comité restreint. Tout le monde sait que de 7h à 8h30 se tient cette réunion, mais personne ne sait ce qu'il s'y dit. Les discussions qui s'y tiennent portent sur des choses vraiment sérieuses, qui trouvent des traductions concrètes, notamment dans le domaine maritime, au travers de coopérations des plus approfondies dans l'Atlantique nord. Je ne peux évidemment pas en dire davantage. Mais oui, la détention de l'arme nucléaire donne au chef d'état-major des armées un statut particulier.