Intervention de Général Thierry Burkhard

Réunion du mercredi 6 octobre 2021 à 15h10
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées :

Madame la présidente, je commencerai par répondre à votre première question. Que l'on soit CEMA ou CEMAT, on réfléchit et on décide de la même manière mais pas avec les mêmes lunettes et en ne regardant pas les mêmes choses. Quand j'avais la responsabilité de la préparation des forces, je répondais sur ce sujet. Aujourd'hui, je vous réponds sous l'angle de l'engagement des forces, en tant qu'employeur des unités préparées et opérationnelles.

Nous avons pris conscience de la nécessité d'agir plus fortement dans le champ informationnel. La ministre présentera prochainement un projet sur la lutte informatique d'influence (L2I). Il convient de mettre en place des structures et une organisation, ce à quoi la vision stratégique contribue. Les armées s'orientent dans cette direction. Le sujet est donc pris en compte, en particulier dans le premier axe de l'ajustement visant à détecter et à contrer.

Nous manque-t-il des capacités ? Nous travaillons toujours de manière lancée. La LPM visait à réparer l'armée française, puis à la moderniser. Une grande partie des programmes a été engagée, chaînée avec d'autres programmes. Le PANG, le SCAF et le MGCS suivent la mise en place des programmes SCORPION et de frégates de défense et d'intervention (FDI). À la vitesse à laquelle le monde évolue, on ne peut se permettre d'attendre la fin de la LPM pour prévoir une réorientation. L'ajustement vise à un équilibrage, en particulier sur les axes d'effort du PLF 2022. Quand on parle de domaines émergents, j'ai l'impression qu'on est en retard. À mon sens, ce sont des domaines prioritaires bien identifiés comme le cyber, la lutte anti-drone, les drones ou l'espace exo-atmosphérique, l'intelligence artificielle et la numérisation. On peut toujours disserter sur le point de savoir s'il faut un peu plus de ceci ou un peu plus de cela, mais la logique est bonne. Quand on regarde tous les paramètres, on constate que l'on va dans la bonne direction.

Continuons-nous à peser dans la zone indopacifique ? Faut-il augmenter les moyens navals ? Le Président de la République ne définit pas la France comme une hyperpuissance mais comme une puissance d'équilibre. Tout en me gardant de faire l'exégèse des propos du Président, j'ai dit comment cela pouvait se traduire d'un point de vue militaire. En tant que puissance d'équilibre, on est forcé de jouer un jeu où l'on est rarement en position de force et où l'on doit toujours calculer finement comment agir.

En outre, qu'on soit hyperpuissance ou, plus encore, puissance d'équilibre, on ne peut tordre la réalité géographique : plus on s'éloigne et moins l'influence est facile à exercer.

La zone indopacifique est notre zone d'influence la plus éloignée, mais la France y a des intérêts. Sur ces plus de dix millions de kilomètres carrés où vivent deux millions de Français, sont déployés 7 000 militaires, des marins, des aviateurs, des terriens, des gendarmes et des militaires du SMA. Peut-on ou doit-on y consacrer plus de moyens ? En tant que puissance d'équilibre, il convient de savoir peser de manière équilibrée sur l'ensemble du monde. Nous devons raisonner par cercles concentriques et il ne me semble pas incohérent que notre capacité d'influence instantanée y soit moins forte.

En outre, l'influence d'une puissance d'équilibre ne s'exerce pas uniquement par des capacités militaires. Parler d'une troisième voie dans la zone indopacifique pourrait laisser penser qu'il existe une voie médiane entre la Chine et les États-Unis. Or, en défendant nos valeurs dans le monde entier, en particulier dans la zone indopacifique, nous ne nous situons pas exactement à mi-chemin entre les deux. Nous représentons davantage une deuxième voie et demie qu'une troisième, laquelle revêt néanmoins une grande importance. Pour les États-Unis, un pays avec notre positionnement peut sans doute être utile pour rallier des États, sans les forcer à choisir entre l'un et l'autre, ce qu'en situation normale, ils n'aiment pas faire. Dans ce cadre, nous pouvons leur proposer une forme d'alternative.

La France ne reconnaît pas et ne veut pas utiliser de « sociétés militaires privées » employant des personnes armées. Il existe de rares exceptions pour la protection de nos bâtiments civils, à la mer, dans des conditions précises définies par la loi. Faut-il y réfléchir ? Il ne faut s'interdire de réfléchir à rien, mais aujourd'hui, le rapport entre inconvénients et avantages n'est pas favorable.

La France est le seul pays de l'Union européenne ayant à la fois des intérêts, des ressortissants et des possessions dans la zone indopacifique. Si les autres pays sont moins présents, ils le sont quand même. L'Allemagne a déployé une frégate et d'autres s'y déploient plus occasionnellement. Dans ce domaine comme dans d'autres, nous devons exercer un effet d'entraînement pour inciter d'autres pays européens à agir de manière plus coordonnée. Cela ne veut pas dire que nous devrions être plus ensemble là-bas mais que nous pourrions nous répartir la présence. Nous avançons pas à pas mais la Chine dispose d'importants moyens de pression directs ou indirects et, comme puissance d'équilibre, notre force d'entraînement doit être bien mesurée.

Faut-il réaliser des opérations de maintien en condition opérationnelle de nos bâtiments outre-mer et en particulier dans cette zone ? C'est déjà le cas en grande partie. Entre la Guyane et les Antilles, ces opérations sont mutualisées. Nous avons un dock flottant en Polynésie.

La gendarmerie s'intègre davantage dans la politique de défense outre-mer que sur le territoire métropolitain. En tout cas, en situation normale, s'il existe des règles de répartition des missions, les échanges sont fréquents. En situation détériorée, cela permet, de partager facilement nos expériences. Vous avez raison de rappeler la demande d'entraînement du DGGN pour ses pelotons de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (PSIG), après les trois gendarmes tués à Saint-Just. Rapidement mis en place, le dispositif fonctionne très bien.

J'ai mentionné le fait qu'un rapport sur la lutte informationnelle était en préparation. Nous devons progresser rapidement car nos marges de progrès sont importantes.

Concernant les leviers de puissance, beaucoup d'entre vous sont allés sur les théâtres d'opérations. Le levier militaire ne suffit pas. C'est pourquoi on parle des « trois D » : défense, développement, diplomatie. Cela doit être fortement coordonné. Ai-je toute liberté pour faire des propositions dans ce domaine ? On a la liberté qu'on prend, mais ce n'est pas toujours suffisant, non en raison de la mauvaise volonté des acteurs, mais parce que pour ces sujets, les temps sont différents. Nous pouvons faire mieux, mais beaucoup est déjà fait. En particulier, dans la bande sahélo-saharienne, un responsable de l'agence française de développement (AFD) est positionné auprès du COMANFOR de Barkhane pour faciliter la synchronisation des projets de développement. La diplomatie est un levier qui peut s'exercer sur la gouvernance des pays de la région, même si la tâche n'est pas facile.

C'est vrai, les drones sont un élément déterminant. On ne peut plus dire que la France est en retard, mais elle n'est pas encore en avance… Le CEMAT que vous auditionnerez bientôt vous parlera de l'arrivée du Patroller. Des capacités sont en cours de déploiement. Le Reaper Bloc 5 a été déployé. Vous direz que nous avons moins de drones que la Turquie. Oui, nous devons continuer à faire un effort pour les drones. Ils ont un effet important sur le champ de bataille lorsque certaines conditions sont réunies. Ce n'est pas l'arme absolue permettant de tout faire en toutes circonstances. C'est aussi une excellente arme de guerre informationnelle, toujours séduisante, car on ne montre que des images où le drone voit sa cible, tire et l'atteint, alors que cela ne se passe pas toujours exactement comme ça. Mais l'effet psychologique n'en est pas moins négligeable. Quelqu'un avait dit que le ciel du Haut-Karabakh avait été obscurci par l'arrivée de drones adverses : c'est justement l'image que cherche à donner celui qui les emploie.

Un tir russe de missile à haute vélocité a été effectué récemment. Ils ne sont pas les seuls à en développer mais c'est un vrai sujet. Le tir d'un missile n'en fait pas une arme opérationnelle mais il doit inciter à engager des réflexions en matière de défense et de vulnérabilité. C'est la course permanente entre le bouclier et l'épée.

Concernant le risque lié à la multiplication des drones sous-marins, celle-ci réduit peut-être la marge de manœuvre d'un SNLE en patrouille, mais celle-ci demeure incontestable. Rappelons que nous avons deux composantes nucléaires, afin qu'aucun adversaire ne puisse penser pouvoir annihiler notre dissuasion grâce à une percée technologique.

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