Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du mercredi 6 octobre 2021 à 17h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Yves le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères :

Avant de revenir en détail sur les enjeux de la crise diplomatique actuelle et les initiatives que nous avons commencé à prendre avec nos différents partenaires pour en tirer toutes les conséquences, je rappellerai certains faits. Vous les connaissez déjà, et nos ambassadeurs ont dû vous en parler, mais il faut les mettre en perspective, d'autant que ces dernières semaines ont été émaillées de déclarations et de commentaires plus ou moins approximatifs dans les pays concernés et même en France.

En décembre 2016, en tant que ministre de la défense, j'ai signé un accord intergouvernemental avec le Premier ministre australien de l'époque, M. Turnbull. Cet accord posait le cadre d'une coopération destinée à assister l'Australie dans la création de sa propre industrie navale. L'accord est entré en vigueur en 2017, pour une période initiale de trente ans, renouvelable. L'Australie demandait une version conventionnelle de nos sous-marins à propulsion nucléaire, issus du programme Barracuda, et avait retenu l'offre de la société Naval Group, qui s'était engagée à ce que les futurs sous-marins aient 60 % de contenu australien. Au total, douze sous-marins de classe Attack devaient être construits. Plusieurs centaines d'ingénieurs et de personnels australiens devaient être formés dans le cadre d'un vaste transfert de compétences, et de nombreuses coopérations avaient été mises en place à cette fin. La construction devait commencer en 2023, pour une première mise à l'eau au début des années 2030. Ce projet s'inscrivait donc dans le temps long.

Naval Group était en compétition avec trois autres sociétés – japonaise, allemande et suédoise. Je rappelle que l'Australie dispose actuellement de six sous-marins de classe Collins de fabrication suédoise. Nous avions décidé de concourir en y mettant tous les moyens, même si on ne nous donnait, au départ, que très peu de chances, en raison des habitudes prises par l'Australie et du fait que le concurrent japonais était sans doute plus disponible. Nous avons gagné grâce à la qualité de notre offre, en particulier sur le plan technologique – c'est-à-dire un sous-marin de classe océanique à propulsion conventionnelle, dérivé du sous-marin à propulsion nucléaire Barracuda.

La question a eu beaucoup d'écho dans la presse australienne, y compris après la signature de l'accord. Des campagnes de presse contre le projet français, qui n'ont pas cessé, ont été organisées par toute une série d'acteurs qui n'y voyaient pas leur avantage, dans un pays où la presse de M. Murdoch couvre environ 70 % du lectorat.

Le programme se déroulait dans le cadre d'un partenariat industriel franco-américain, Naval Group étant associé à l'industriel américain Lockheed Martin pour le système de combat du sous-marin. Dès le départ, c'était donc une forme de partenariat industriel avec les États-Unis, qui apportaient leur appui au partenariat stratégique franco-australien. Depuis 2016, nous avions des contacts réguliers avec les Américains à ce sujet, au niveau politique.

En février 2019, la ministre des armées s'est rendue à Canberra, à l'invitation de son homologue, Christopher Pyne, pour assister à la signature du contrat-cadre, le Strategic Partnership Agreement (SPA), entre Naval Group et l'Australie. En novembre 2019, je me suis également rendu dans ce pays, notamment à Adélaïde, pour suivre de près l'évolution du programme, en lien avec mon homologue Marise Payne, qui était auparavant la ministre de la défense – et donc mon interlocutrice au moment de la signature du contrat. Je rappelle aussi que le Président de la République est allé en Australie en 2018 et qu'il a alors prononcé un discours important sur la stratégie indo-pacifique.

J'ai eu des contacts très réguliers avec Marise Payne tout au long de ces années, notamment en juin dernier à Londres, dans le cadre du G7, où j'ai été reçu à l'ambassade d'Australie pour des échanges approfondis – nous avons évidemment parlé de l'avancée du programme. Nos échanges, tant téléphoniques qu'en face-à-face, se poursuivaient d'une manière fluide.

Nous avons mis en œuvre la première phase du programme FSP (Future Submarine Program), à la satisfaction de notre partenaire australien. Comme pour tous les programmes industriels de cette ampleur – douze sous-marins, sur une durée de cinquante ans –, nous avons rencontré des défis, qui ont été accentués en 2020 par la pandémie de covid-19, mais nous les avons systématiquement surmontés, grâce à l'engagement des autorités politiques françaises et de l'industriel.

Ces défis ont été si bien surmontés que, le 15 septembre, jour de l'annonce de la rupture, Naval Group recevait une lettre confirmant la satisfaction des autorités australiennes, à la suite d'une revue stratégique, certifiant que le programme se déroulait conformément à leurs attentes et ouvrant la voie à la signature du contrat relatif à la deuxième phase du programme FSP, négociée au cours de l'été. M. Pommellet vous en dira sans doute plus sur le plan technique. Le contrat général, le SPA, se décompose en contrats gigognes, ce qui est normal sur une durée aussi longue. Ces contrats font, chacun, l'objet d'une discussion et d'une signature.

À partir de la rencontre entre le Président de la République et le Premier ministre australien le 15 juin dernier, nous sommes entrés dans une nouvelle phase du dialogue. À cette occasion, puis lors d'échanges à mon niveau – j'ai évoqué ces questions avec Marise Payne à Londres le 21 juin –, nous avons parlé du déroulement du projet sur le plan industriel. Le 16 juin, le Premier ministre australien, M. Morrison, a déclaré officiellement à la presse que le programme FSP était remis sur les rails – nous pourrons vous fournir des éléments sur ce point si vous le souhaitez. Dans le même temps, les Australiens nous ont parlé de l'évolution de leur analyse du contexte stratégique asiatique, du fait de la croissance des tensions avec la Chine. Ils nous ont indiqué qu'ils s'interrogeaient sur les besoins opérationnels de leurs forces armées, mais sans jamais remettre en cause le programme, ni soulever la question du mode de propulsion nucléaire, ni mentionner un autre accord.

J'ai reçu Antony Blinken au Quai d'Orsay le 25 juin dernier. Je lui ai rappelé les principes de notre position – la nécessité de défendre un espace indo-pacifique libre et ouvert – et j'ai cité l'exemple de la coopération engagée dans le domaine des sous-marins avec l'Australie et les États-Unis. Ni à cette occasion, ni dans nos échanges ultérieurs avec l'administration Biden, il n'a été fait mention d'un projet différent de celui dans lequel nous étions engagés avec les États-Unis pour la fourniture du système de combat, et il n'a absolument pas été question de discussions entre Américains et Australiens dans ce domaine. J'ai de nouveau rencontré Antony Blinken à Washington au mois de juillet : à aucun moment, il n'a été fait état de ce sujet, si ce n'est que j'ai souligné que la logique partenariale de notre stratégie indo-pacifique – y compris avec les États-Unis – me semblait une évolution positive pour la sécurité de l'ensemble de la zone.

La ministre des armées s'est également rendue à Washington en juillet. Un peu avant que je ne rencontre mon collègue Blinken, elle a échangé avec son homologue. Ils ont souligné la nécessité d'un partenariat renforcé pour travailler en équipe et être plus fort, selon les termes employés alors.

Le 30 août, une réunion ministérielle franco-australienne s'est tenue en format 2+2. Ce format faisait suite au renforcement de nos relations avec l'Australie – vous savez qu'il est réservé à quelques pays, comme le Japon et la Russie, même si nous ne nous sommes pas réunis depuis longtemps avec les Russes dans ce format. À l'issue de cette réunion des ministres des affaires étrangères et de la défense, nous avons publié une déclaration conjointe indiquant que « Les deux parties se sont engagées à approfondir la coopération dans le domaine des industries de défense et à améliorer leurs capacités de pointe dans la région. Les ministres ont souligné l'importance du programme des futurs sous-marins ». Cette déclaration date du 30 août, deux semaines avant l'annonce faite le 15 septembre. Voilà pourquoi je parle de trahison.

Je le redis catégoriquement devant vous, à aucun moment avant le 15 septembre les Australiens n'ont exprimé le souhait d'abandonner le programme des sous-marins de classe Attack, ni de mettre un terme à notre partenariat au profit du pacte tripartite qui a finalement été annoncé. À aucun moment, les Australiens n'ont exprimé le besoin de recourir à la technologie de la propulsion nucléaire, alors que nous les avions spécifiquement interrogés sur leur possible réflexion concernant le recours à cette option. À aucun moment, ils n'ont fait état de discussions engagées avec d'autres partenaires que la France. À aucun moment, notre partenaire américain et le Royaume-Uni n'ont pris l'initiative d'informer la France de contacts pris avec l'Australie en lien avec un projet alternatif. À aucun moment, notre partenaire américain n'a répondu aux interrogations que nous lui soumettions sur sa vision de l'état du projet que nous conduisions.

À quelques heures de l'annonce faite le 15 septembre, alertés par des fuites dans les journaux australiens, nous avons interrogé les autorités américaines sur la véracité des faits allégués par la presse. Nos interlocuteurs américains ont confirmé les informations à ce moment-là, après des mois de tromperie et de faux-semblants et malgré une mobilisation constante de notre part. D'où notre stupeur et notre consternation lorsque, dans l'après-midi du 15 septembre, quelques heures avant que la décision ne soit rendue publique par le président Biden et les Premiers ministres Morrison et Johnson, la France a été prévenue de la fin du programme par une lettre adressée au Président de la République par M. Morrison et par deux appels téléphoniques que Florence Parly et moi avons reçus de nos homologues australiens.

Les faits que je vous ai décrits démontrent qu'il n'y a eu de la part de la France, depuis 2016, ni naïveté ni légèreté dans l'accompagnement politique de ce projet majeur, et ce à tous les niveaux, qu'il s'agisse du Président de la République, de la ministre des armées, de moi-même ou de l'administration française.

Quand des difficultés industrielles ou techniques sont apparues, comme ce fut le cas en 2020, nous y avons répondu avec détermination, en lien avec l'industriel, et nous les avons résolues. Il était logique qu'il y ait, pour chaque partie des contrats, des discussions concernant les délais, la part australienne ou encore la montée en puissance, mais tout cela était réglé. Le président Pommellet pourra vous donner des détails techniques si vous le souhaitez.

Lorsque nos interlocuteurs australiens ont fait état d'une évolution de leur analyse de l'environnement stratégique, nous avons immédiatement été à leur contact, et à celui des Américains, pour en discuter, présenter notre vision des choses et faire part de notre disponibilité pour apporter une réponse.

Voilà les faits. Ils parlent d'eux-mêmes, si je puis dire.

Qu'en est-il des enjeux ? Ce ne sont pas seulement les intérêts industriels de la France qui sont en cause dans ce dossier, intérêts que nous défendrons d'ailleurs par tous les moyens légaux, puisqu'un contrat nous lie aux Australiens. L'enjeu, c'est aussi la place des Européens dans le monde d'aujourd'hui.

Il y va, d'abord, du sens de nos alliances et de nos partenariats. Un tel comportement n'est tout simplement pas acceptable, ni de la part des Australiens, avec lesquels nous avions approfondi notre partenariat stratégique et à l'écoute desquels nous avons toujours été, comme je vous l'ai dit, ni de la part de notre allié américain, car nous pensions que nous pouvions revenir avec lui à une logique de coordination confiante. J'ai eu l'occasion de m'exprimer à plusieurs reprises sur cet aspect du problème, avec des mots durs, que je maintiens devant vous.

L'enjeu pour les Européens, c'est aussi, ce qui n'est pas moins fondamental, la manière dont nous choisissons de répondre ensemble, en fonction de nos intérêts propres et de notre lecture commune de la situation, aux tensions et aux menaces, en particulier dans la zone indo-pacifique. L'AUKUS est, en fait, le nom d'un alignement sur une logique stratégique que nous ne partageons pas, mais qui se met progressivement en place aux États-Unis depuis l'administration Obama. C'est un alignement nouveau dans le cas de l'Australie, en rupture avec la volonté de souveraineté à l'origine du choix fait par l'ancien Premier ministre, Malcolm Turnbull. Il s'est exprimé récemment dans la presse australienne, et les mots qu'il a utilisés soulignent bien la rupture.

Il y aurait beaucoup à dire sur l'abandon de souveraineté que représente le renoncement au programme Attack et sur le saut dans l'inconnu que constitue le choix de recourir à une technologie que les Australiens ne maîtrisent pas et ne maîtriseront pas à l'avenir. Ils se mettent ainsi entièrement à la merci des évolutions de la politique américaine. Je souhaite à notre partenaire australien, qui a fait le choix de la sécurité – justifié par l'aggravation des tensions avec la Chine – au détriment de la souveraineté, de ne pas découvrir plus tard qu'il a sacrifié les deux.

L'alignement du Royaume-Uni était, lui, parfaitement prévisible mais il reste décevant, et on ne voit toujours pas très bien quel rôle les Britanniques joueront dans le projet.

La voie suivie par ces pays n'est pas celle choisie par la France et par l'Union européenne, qui publiait sa propre stratégie pour l'Indo-Pacifique le jour même où l'accord américano-australien a été rendu public. Pour assumer pleinement la compétition avec la Chine, dont nous constatons la montée en puissance militaire, les visées hégémoniques et l'agressivité croissante, y compris au besoin par des moyens militaires, nous voulons pour notre part travailler à la construction, avec l'ensemble des acteurs et des pays de l'Indo-Pacifique, d'un modèle alternatif au modèle chinois, respectant pleinement la souveraineté de nos partenaires. Il s'agit de contrer la stratégie de la Chine, qui repose souvent sur un multilatéralisme de façade et consiste à prendre chacun des États de cette zone au piège d'un face-à-face asymétrique.

Afin de promouvoir le multilatéralisme que nous estimons nécessaire à la stabilité de l'Indo-Pacifique, nous entendons aider à desserrer l'étau et montrer dans tous les domaines – sécurité, commerce, connectivité, protection de l'environnement, développement, liberté de navigation, conformité au droit international – qu'une autre voie est possible. Une voie respectueuse des souverainetés nationales, une voie conforme au droit international et garante de la liberté de circulation en mer, une voie qui, tout en assumant pleinement le jeu des rapports de force, y compris militaires, ne fasse pas le lit des tensions et de la conflictualité.

Parce qu'elle est elle-même une nation de l'Indo-Pacifique, ayant des territoires dans les deux océans, près de 2 millions de ressortissants et une présence militaire permanente de 7 000 hommes et femmes, la France a été le fer de lance de cette stratégie alternative qui est désormais, depuis le 15 septembre, une stratégie européenne, comme en témoigne la communication conjointe publiée par la Commission et le haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, en réponse au mandat qui leur avait été donné par le Conseil, le 19 avril dernier, de planifier des actions concrètes pour renforcer notre engagement stratégique dans cette région.

J'en viens aux conséquences.

Pour marquer la gravité de la situation, de cette rupture de confiance, de cette trahison, nous avons pris la décision de rappeler nos ambassadeurs en Australie et aux États-Unis. Les consultations que nous avons menées avec eux nous ont permis de clarifier les conséquences stratégiques de la crise et de préciser les initiatives à prendre pour y répondre.

Les premières conséquences concernent la relation transatlantique. Nous avons lancé avec les États-Unis un processus de consultations approfondies pour déterminer les actes nécessaires à un rétablissement de la confiance. Le Président de la République et le président Biden se sont entretenus par téléphone le 22 septembre. De mon côté, j'ai échangé le lendemain à New-York avec mon homologue américain, M. Blinken, en marge de l'Assemblée générale des Nations unies où je représentais la France, et je l'ai de nouveau reçu à Paris hier pour poursuivre le dialogue. Ce sont à chaque fois des échanges en tête-à-tête substantiels et francs.

Des premiers engagements ont été pris par les États-Unis, notamment sur trois sujets importants : d'abord, la reconnaissance, par eux, de la nécessité d'une défense européenne plus forte, performante et respectée au sein de l'Alliance ; ensuite, la reconnaissance de l'importance stratégique de l'engagement de la France et de l'Union européenne dans la zone indo-pacifique ; enfin, un renforcement de l'appui des États-Unis aux opérations antiterroristes conduites par les États européens, notamment dans la région du Sahel.

Des consultations approfondies se poursuivent, dans la perspective d'un nouvel entretien que les deux présidents auront mi-octobre, puis d'une éventuelle rencontre en Europe autour de la réunion du G20 qui se tiendra à la fin du mois. Nous continuerons d'assurer, Antony Blinken et moi, un suivi extrêmement précis. Ce que je peux vous dire à ce stade, c'est que la crise que nous connaissons est grave, qu'elle ne s'achève pas simplement parce que le dialogue a été renoué, qu'elle va durer et qu'en sortir requerra des actes forts plutôt que des paroles. C'est d'ailleurs le constat fait publiquement par mon homologue il y a quelques jours à New-York, ainsi que dans son intervention télévisée d'hier soir.

S'agissant de l'Australie, une telle rupture de confiance appelle un examen et une remise à plat de nos coopérations. Les consultations que nous menons avec notre ambassadeur nous permettent de clarifier l'évolution que nous souhaitons introduire dans la relation bilatérale, que nous allons entièrement passer en revue à la lumière du choix qui a été fait, celui d'une intégration complète dans l'outil de défense américain et d'une perte totale de souveraineté.

Comme je l'ai précisé, le programme des sous-marins s'inscrivait dans un partenariat stratégique beaucoup plus large avec l'Australie, qui portait le joli nom d'AFiniti, pour Australie-France initiative – un nom qui montrait bien notre proximité, scellée par la convergence de nos intérêts stratégiques. Nous venions de nous engager dans une deuxième phase d'AFiniti.

Le fait que le pacte tripartite ait été annoncé le jour même de la diffusion de la stratégie européenne pour la région indo-pacifique est aussi révélateur de la distance créée entre l'Australie et l'Union européenne. Il en est très clairement de même s'agissant de la lutte contre le changement climatique. Il nous semble que la confirmation par le Premier ministre Morrison, à seulement quelques semaines de la COP26, de choix contraires à nos vues et à nos intérêts sur le climat et le charbon ne peut rester sans conséquences sur les relations entre l'Union européenne et l'Australie. Le fait que les Britanniques, qui organisent la conférence de Glasgow, soient convenus avec l'Australie d'un accord commercial sans prendre en compte l'accord de Paris est également préoccupant.

Nous ne pouvons que constater la perte de souveraineté de l'Australie, du fait de son intégration dans l'outil de défense américain. Nous n'avons pas fait le même choix, comme le montre le premier objectif de notre stratégie nationale pour l'Indo-Pacifique, qui est d'assurer l'intégrité de la souveraineté de la France et la protection de ses ressortissants, de ses territoires et de sa zone économique exclusive.

Il était indispensable de procéder à une revue complète de la relation bilatérale. J'ai désormais demandé à notre ambassadeur de rentrer à Canberra, avec deux missions : contribuer à redéfinir les termes de notre relation avec l'Australie, qui doit tirer toutes les conséquences de la rupture majeure de confiance avec le gouvernement en place, et défendre fermement nos intérêts dans la mise en œuvre concrète de la décision australienne de mettre fin au programme des sous‑marins.

Il va sans dire que la remise à plat de nos coopérations bilatérales n'aura pas d'impact sur notre détermination à rester pleinement engagés dans la région du Pacifique.

Quant aux Britanniques, s'ils veulent que nous puissions aller de l'avant et retrouver une forme de confiance, la balle est désormais dans leur camp. C'est ce que le Président de la République a indiqué très fermement au Premier ministre Boris Johnson il y a quelques jours. Mais avant toute chose, il faudra là aussi passer en revue notre relation : il faudra que Londres cesse de violer ses engagements, tant en ce qui concerne le protocole sur l'Irlande du Nord que l'accord de commerce et de coopération avec l'Union, en particulier s'agissant de la pêche ou en matière migratoire. De notre côté, comme l'a indiqué le Premier ministre hier, nous avons saisi la Commission du sujet des licences de pêche qui n'ont toujours pas été délivrées, d'une manière totalement indue. Nous sommes déterminés, en lien avec nos partenaires européens, à actionner tous les leviers politiques et juridiques à notre disposition. Il ne s'agit pas là d'un simple différend bilatéral, mais d'une question fondamentale qui concerne tous les Européens. Ce qui est en jeu, c'est la lettre et l'esprit de l'accord de commerce et de coopération.

Enfin, je voudrais partager quelques réflexions sur les conséquences de cette crise pour la France et les Européens.

Dans l'Indo-Pacifique, d'abord, nous devons poursuivre et accélérer la mise en œuvre de notre propre stratégie. Ce sera l'un des axes forts de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE) au premier semestre 2022. Le choix fait par l'Australie n'a pas d'impact sur la stratégie globale de la France pour l'Indo-Pacifique, que nous déployons depuis plusieurs années avec nos partenaires dans la région – car il n'y a pas que l'Australie – et que nous approfondissons au niveau européen.

Il y a deux raisons à cela : d'abord, la France n'a pas attendu de signer un contrat avec l'Australie pour avoir des intérêts à défendre dans l'Indo-Pacifique, et ensuite nous ne pouvons tout simplement pas tourner le dos à une région dont dépendront 60 % du PIB mondial en 2030 et où se jouent aussi nos intérêts européens. Nos efforts, de la France et des Européens, aux côtés des partenaires clefs de la région ont vocation à s'inscrire dans la durée.

La crise suscitée par l'affaire AUKUS est bien plus qu'une crise bilatérale franco-américaine : il s'agit d'une véritable crise transatlantique. La sortie de crise ne sera donc pas seulement bilatérale. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité m'entretenir avec mes homologues européens. Même si nous ne parlons pas en leur nom dans les échanges que nous avons en ce moment avec les États-Unis, nous les tenons régulièrement informés de l'évolution de nos discussions. Je l'ai fait avec mes homologues des Vingt-Sept dès le 21 septembre à New-York, où une grande partie des ministres des affaires étrangères étaient présents.

Leurs multiples déclarations publiques et les échanges que j'ai eus avec eux ont montré la prise de conscience européenne de la nature transatlantique de la crise. Cette semaine, j'ai eu l'occasion de discuter de nouveau de la situation avec mes homologues allemand, italien, espagnol et polonais ainsi qu'avec le haut représentant de l'Union européenne, Josep Borrell.

Plus généralement, nous devons prendre en compte la décision américaine ainsi que ce qui vient de se passer en Afghanistan dans la réflexion stratégique européenne qui devra aboutir normalement, sous présidence française, à l'adoption de notre boussole stratégique. Ce document constituera en quelque sorte le premier Livre blanc de la défense et de la sécurité européennes.

Si l'Europe doit impérativement aller au bout de cette réflexion stratégique, c'est parce que le recentrement que notre allié américain a entamé il y a déjà dix ans sur une définition plus ciblée de ses intérêts fondamentaux nous met en demeure de nous donner les moyens d'agir de manière autonome lorsque nos intérêts de sécurité sont engagés ou que les valeurs auxquelles nous tenons sont en jeu. Faute de quoi, pour parler très clairement, nous nous placerions nous-mêmes dans une position de vulnérabilité et d'impuissance. Pour reprendre une formule de Mme Parly qui m'a beaucoup plu, soit l'Europe fait face, soit elle s'efface.

Dans le cadre de cette future boussole stratégique, nous travaillerons à définir une approche proprement européenne des menaces qui pèsent sur nous aujourd'hui, à renforcer nos capacités opérationnelles et industrielles, à établir ensemble des priorités claires en matière de partenariats, en particulier dans l'Indo-Pacifique mais aussi en Afrique, et à défendre nos intérêts et notre liberté dans ce qu'on appelle les espaces contestés, que ce soit dans les mers et les océans, qui redeviennent un espace de confrontation militaire et de rivalité économique, dans l'espace exo-atmosphérique, qui est désormais décisif, y compris pour la conduite des opérations au sol, ou bien sûr dans le cyberespace et l'espace informationnel, où apparaissent de nouvelles formes de conflictualité et de confrontation.

Il est urgent de renforcer encore l'Europe de la défense que nous construisons pas à pas, de façon concrète et pragmatique, depuis plusieurs années, avec le Fonds européen de la défense, la coopération structurée permanente et les opérations que nous menons ensemble, comme l'opération Irini en Méditerranée, l'opération EMASOH dans le Golfe ou la task force Takuba au Sahel. Il y va de notre sécurité et de notre souveraineté.

À mon sens, il y va aussi de l'avenir de l'Alliance atlantique. Je crois qu'on aurait tort d'y voir un paradoxe, car nous savions bien avant que la crise actuelle n'éclate que l'avenir de notre alliance passe par son rééquilibrage et par la refondation des liens entre les États-Unis et les Européens. Il ne s'agit pas de sortir de l'Alliance atlantique, bien entendu. Lors du dernier sommet de l'OTAN, le 14 juin, nous avons décidé d'engager une revue de son concept stratégique, et cette problématique sera au cœur des débats que nous aurons dans les mois qui viennent, dans la perspective du sommet de Madrid en 2022. Le traitement à l'OTAN des enjeux de l'Indo-Pacifique devra être discuté dans ce contexte.

Dans les circonstances politiques actuelles, il ne me semble pas inutile de rappeler que le cœur de métier de l'Alliance atlantique est la défense collective de l'espace euro-atlantique, garantie par l'article 5 du traité. La crise de l'AUKUS n'est pas une crise de l'article 5, qui reste pleinement valable : elle ne remet pas en cause cette mission centrale de l'OTAN. Mais nous devons donner la priorité aux fondamentaux de l'Alliance, en particulier dans la perspective du sommet de Madrid où doit être redéfini le concept stratégique de l'OTAN. Nous y sommes extrêmement vigilants.

Voilà, un peu rapidement, les faits, les enjeux et les conséquences que je tenais à exposer au préalable à propos de cette crise diplomatique, qui doit être un aiguillon pour les Européens en matière de souveraineté. Je ne sens d'ailleurs pas chez nos partenaires, et je m'en réjouis, de la compassion à l'égard de la France mais plutôt des interrogations sur la force du lien transatlantique et la nécessité de renforcer l'Europe de la défense, pour notre propre sécurité.

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