Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du mercredi 6 octobre 2021 à 17h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Yves le Drian, ministre :

La crise actuelle présente quatre aspects qui s'entremêlent et qui méritent chacun une attention particulière. Premièrement, d'un point de vue strictement franco-australien, le gouvernement australien a trahi un partenaire avec lequel il avait conclu un accord ; il importera de poursuivre nos discussions afin de clarifier certaines choses quant à cette rupture d'engagement. Deuxièmement, la crise actuelle marque une rupture de confiance, sur un sujet majeur, avec deux de nos alliés au sein de l'Alliance atlantique, les États‑Unis et le Royaume-Uni. Troisièmement, nous voyons dans l'espace indo-pacifique l'affirmation d'une forme d'alliance militaire, avec une logique confrontationnelle, entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Australie. Quatrièmement, nous assistons à l'arrivée du nucléaire dans cette zone géographique, par le biais de la propulsion. La combinaison de ces quatre aspects rend la crise très importante et très grave. Nous devons en prendre toute la mesure.

Pour tout vous dire, j'entretiens avec Antony Blinken des relations très amicales. Je le connais depuis longtemps – bien avant qu'il n'occupe ses fonctions actuelles. Nos échanges sont cordiaux et je pense que nous nous estimons réciproquement. Cette proximité et cette amitié permettent la franchise, et je peux vous dire que nos récents échanges ont été d'une très grande franchise ! Ce ne sont pas nos deux personnes qui sont en jeu, mais nos deux pays.

Pour sortir de la crise de confiance entre la France et les États-Unis, nous aurons besoin de temps. Certains actes devront être posés, et mes discussions avec Antony Blinken portent sur la manière dont nous parviendrons à ces actes, selon le calendrier que vous connaissez. Un nouvel entretien téléphonique entre les deux présidents sera organisé mi-octobre, et une première série de décisions et d'orientations pourraient être annoncées à l'occasion du G20.

Sur chacun des trois paquets que j'ai évoqués dans mon propos liminaire et qui sont cités dans le communiqué conjoint des deux présidents, nous sommes en train de travailler, avec nos collaborateurs, parfois en tête à tête, pour obtenir des résultats. Nous essayons de sortir de cette crise par le haut, mais face à une rupture de confiance de cette ampleur, dans les quatre dimensions que je viens d'indiquer – même si les États-Unis ne sont directement concernés que par trois d'entre elles –, il faut du temps.

Le premier paquet de discussions géopolitiques concerne la nécessaire reconnaissance, par les États-Unis, que la défense européenne doit être plus forte, plus performante et plus reconnue. À cet égard, il faudra changer de paradigme au sein de l'OTAN, où certains responsables, même de très haut niveau, considèrent encore, comme dans les années quatre-vingt-dix, qu'une Europe plus capable et plus autonome en matière de défense pourrait mettre l'OTAN en danger. Pour notre part, nous sommes de ceux qui pensent qu'une alliance rééquilibrée, où chacun assume sa part de responsabilité, est une alliance plus forte et plus crédible. Cette idée doit être défendue et concrétisée.

Le deuxième paquet concerne la région indo-pacifique, où nous avons avec les États-Unis une divergence d'approche. J'ai expliqué dans mon propos introductif que nous n'étions pas dans une logique d'affirmation confrontationnelle. Notre stratégie indo-pacifique tient compte de la militarisation croissante de la Chine, mais elle intègre bien d'autres aspects que les sujets militaires – je pense aux enjeux liés à la liberté de navigation, aux enjeux de sécurité en mer, aux enjeux environnementaux ou encore aux enjeux de développement. Nous entendons respecter la souveraineté de l'ensemble des acteurs et de nos partenaires dans la région, car il n'y a pas que l'Australie ! L'Inde, la Malaisie, Singapour et l'Indonésie sont aussi de grands pays, avec lesquels nous avons des relations fortes, étroites et suivies, que nous allons encore renforcer dans le cadre de notre stratégie indo-pacifique. Lors de la présidence française de l'Union européenne, nous organiserons d'ailleurs à Paris un sommet indo-pacifique : cet événement s'inscrira dans le prolongement des enseignements tirés de la crise actuelle.

Le troisième paquet porte sur le soutien que les États-Unis peuvent nous apporter dans la lutte contre le terrorisme, singulièrement au Sahel.

Monsieur Corbière, vous avez à juste titre constaté notre désaccord. Je le répète, il ne s'agit pas d'une crise de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord, mais d'une crise de confiance entre partenaires. Nous voulons que les travaux préparatoires au sommet de Madrid, au cours duquel doit être défini un nouveau concept stratégique de l'OTAN, s'en tiennent aux fondamentaux de l'Alliance, à savoir la sécurité collective de l'espace euro-atlantique. Certes, l'OTAN peut être un lieu où l'on parle d'autres menaces, mais elle ne doit pas dévier de sa vocation. Que les choses soient claires, Monsieur le président : nous ne souhaitons pas la dispersion, l'extension ou la dilution de l'OTAN. Nous parlons ici de questions importantes, sur lesquelles je travaille avec Antony Blinken, en toute amitié mais aussi en toute franchise – nous nous estimons tous les deux, mais cela ne nous empêche pas de confronter nos points de vue. J'espère que nous ferons de cette crise une opportunité et que nous en sortirons par le haut.

Revenons à l'Australie. Il y a quelque chose que je n'arrive pas à comprendre. Supposons que c'est bien en raison de l'aggravation de la menace chinoise que les autorités australiennes ont brutalement décidé de se doter de sous-marins nucléaires pour répondre à cette urgence. Or ce pays n'a ni expérience, ni culture nucléaire ; aussi, je crains que le premier sous-marin nucléaire australien ne soit opérationnel que très tard. Je vois là une contradiction que je n'explique pas, qui relève des autorités australiennes mais qui mérite d'être soulevée.

Je ne suis pas le seul à poser cette question : j'ai lu avec beaucoup d'attention l'intervention de M. Turnbull, le prédécesseur de M. Morrison, le 29 septembre devant le National Press Club : « Dans le tourbillon des éclats médiatiques, l'impression a été créée que le gouvernement australien avait remplacé un sous-marin conventionnel français par un sous-marin à propulsion nucléaire américain ou britannique. Ce n'est pas le cas. L'Australie n'a maintenant plus aucun programme de sous-marins. […] Rien n'est agréé. Il n'y a pas de plan, pas de budget, pas de contrat. La seule certitude est que nous n'aurons pas de nouveaux sous-marins pour les vingt prochaines années et que leur coût sera beaucoup plus élevé que les sous-marins français. […] Le premier des sous-marins de la classe Attack devait être mis à l'eau d'ici 2 032. » D'autres anciens Premiers ministres australiens ont fait des déclarations allant dans le même sens : M. Keating et M. Rudd ont tenu des propos très proches de ceux de M. Turnbull, y compris dans la presse française.

Vous m'avez demandé, Monsieur David, si je savais que quelque chose se tramait. La réponse est non, même si certains de vos amis pensent le contraire. Mais dans la déclaration très solennelle des chefs de gouvernement australien, américain et britannique, il n'est pas annoncé autre chose que la réalisation d'une étude pendant dix-huit mois. On imagine bien que tout cela a été organisé dans le secret le plus total : ces conditions ne permettent pas d'aller très loin et de déterminer précisément qui va faire quoi, comment et quand, d'où la nécessité de réaliser une étude. C'est pourquoi certains de nos interlocuteurs australiens qualifient ce qui a été annoncé de « projet de projet ». Je m'interroge sur cette situation, mais ce sont des choix que l'Australie a faits en toute souveraineté.

Je profite de ces premières réponses pour vous citer un point de l'accord intergouvernemental que j'ai signé en 2016 avec le Premier ministre australien Malcolm Turnbull. Dans le cas d'une dénonciation par l'une des parties, l'effet n'est pas immédiat. « Les parties se consultent […] dans le but de permettre le maintien en vigueur du présent accord. » « Si aucun terrain d'entente commun n'est trouvé dans les douze mois et si une partie n'accepte pas le maintien en vigueur du présent accord, la dénonciation prend effet vingt-quatre mois après la réception de la notification. » Cet accord engage nos deux pays : c'est donc sur cette base que nous commençons des discussions qui risquent d'être toniques avec les autorités australiennes. Je dis cela pour qu'elles s'en souviennent, puisque notre réunion est publique.

Nous sommes bien d'accord, Monsieur Meyer, il faut des mesures concrètes. Je vous ai exposé les sujets sur lesquels nous travaillons, dans le cadre des trois piliers, et nos échanges ne peuvent se traduire que par des actes. J'ajoute que nous devons avoir, à l'échelle de l'Union européenne, des discussions avec les États-Unis d'Amérique sur les sujets « civils », en particulier dans le domaine commercial et le domaine numérique. Si nous voulons que la relation transatlantique soit au service de nos intérêts communs, il faut que les lignes bougent sur tous ces sujets. Au-delà du cadre franco-américain, nous devons renforcer le lien entre l'Union européenne et les États-Unis ; il n'est pas anodin que le haut représentant de l'Union se rende à Washington la semaine prochaine pour évoquer toutes ces questions.

Monsieur Mbaye, j'ai déjà répondu à votre question relative au rapprochement de la France avec d'autres pays de la région indo-pacifique. Nous avons eu des discussions, y compris à New York, avec plusieurs ministres des affaires étrangères des pays concernés.

Monsieur Bourlanges, il y a un lien entre cette crise et la crise afghane. La sortie de cette dernière a été difficile à gérer : beaucoup s'en sont émus, mais ce n'est pas le sujet aujourd'hui. Il y a un lien entre le retrait américain accéléré en Afghanistan et la création de l'AUKUS : les États-Unis se replient sur leurs intérêts prioritaires. Leur principal sujet d'inquiétude, en matière de sécurité, est la montée en puissance de la Chine ; dès lors, toute autre considération est seconde. Le retrait américain en Afghanistan n'est pas une surprise : nous étions prévenus depuis longtemps. La date du 31 août avait été annoncée par le président Trump avant d'être confirmée par le président Biden.

Les États-Unis appréhendent la situation dans la région indo-pacifique selon une logique très confrontationnelle, alors que la stratégie des Français et des Européens est beaucoup plus ouverte : elle tient compte des risques mais ne s'y limite pas. Au contraire, nous essayons de proposer un modèle alternatif à la présence chinoise dans l'ensemble de la zone.

J'en viens aux échanges que j'ai eus avec mes homologues européens. Lors de notre première réunion à New York, j'ai été très frappé de constater, chez mes interlocuteurs, une prise de conscience du fait que cette affaire dépassait la relation bilatérale franco-américaine. Certes, ils ont exprimé leur solidarité avec la France, mais ce n'était pas le sujet principal. Après un temps de sidération, les responsables européens se sont exprimés assez rapidement. Les déclarations du haut représentant de l'Union ainsi que des ministres des affaires étrangères allemand, néerlandais et polonais allaient toutes dans le même sens. Les pays qui avaient très mal vécu la crise afghane ont fait le lien entre les deux événements.

Nous devons travailler à l'affirmation d'une Europe de la défense plus solide, où les responsabilités sont mieux partagées. C'est sur cette nouvelle donne qu'il nous faut refonder le concept de l'OTAN : tel est notre état d'esprit avant le sommet de Madrid. Il existe, d'une certaine manière, une forme de continuité entre les propos tenus il y a quelques mois par le président Macron sur la « mort cérébrale » de l'OTAN et la situation actuelle. Nous devons aller jusqu'au bout de cette réflexion.

L'Europe de la défense n'est plus une utopie. Vous avez rappelé tout à l'heure que j'ai été ministre de la défense il y a quelques années ; je constate aujourd'hui que, tant dans les discours que dans les actes, des pas considérables ont été franchis.

Désormais, tout le monde utilise les mots « souveraineté » ou « autonomie stratégique », qui étaient insupportables pour beaucoup de nos interlocuteurs il y a huit ou neuf ans. Nous avons nos propres intérêts, qui ne rejoignent pas toujours ceux des États-Unis d'Amérique et que nous devons être en mesure de défendre.

La même évolution se retrouve dans les faits. Je me souviens d'une réunion, en 2016, au cours de laquelle Ursula von der Leyen, à l'époque ministre de la défense de la République fédérale d'Allemagne, et moi-même avions proposé à nos homologues de mettre en place la coopération structurée permanente. Ce n'était pas révolutionnaire, mais cela constituait un pas important vers une coopération renforcée, dans le domaine de la défense, entre les pays volontaires. Nous avons reçu un accueil effroyable. Aujourd'hui, cependant, tout le monde en fait partie – sans doute pas uniquement grâce à notre force de conviction, mais également à cause de la réalité des faits. De même, nous avons mis en place l'Initiative européenne d'intervention et créé le Fonds européen de la défense, deux décisions inenvisageables il y a quelques années.

Il faut poursuivre dans cette direction. C'est la responsabilité des Européens, mais aussi des Américains, qui doivent reconnaître le caractère essentiel de cet effort pour la sécurité de l'espace euro-atlantique.

Nous devons d'abord renforcer nos capacités militaires, non seulement en consentant à des efforts budgétaires, mais aussi en veillant à la qualité de nos acquisitions capacitaires. Pour éviter de nous trouver en situation de dépendance, nous avons besoin d'un investissement de défense renforcé, d'une industrie de défense et de technologies de sécurité européennes propres. Cela fait partie des sujets dont nous discutons.

Nous devons également prendre l'habitude de travailler ensemble dans le domaine militaire. C'est ce que nous faisons déjà, par exemple, au sein de Takuba, mais il reste des progrès à faire en matière d'interopérabilité de nos armées, de mise en place de commandements communs et d'engagement d'interventions communes.

Nous devons enfin avoir la volonté d'agir ensemble lorsque les enjeux l'exigent. Tel est l'objet de la boussole stratégique que nous mettrons en œuvre pendant la présidence française de l'Union européenne. Je le répète, il est de la responsabilité des Américains d'admettre cette nécessité, de faire en sorte que le pilier européen soit reconnu au sein de l'Alliance atlantique et de prendre en compte l'existence d'intérêts européens spécifiques qui touchent à notre propre sécurité.

Monsieur Fanget, la propulsion nucléaire n'est pas contradictoire avec le TNP, mais en vertu d'une sorte de jurisprudence, aucun des pays dotés ne transfère cette technologie à ceux qui ne le sont pas. Lorsque les contours de l'initiative seront précisés, l'Agence internationale de l'énergie atomique devra être impliquée dans la définition, avec l'Australie, des conditions de l'arrangement qui permettra de s'assurer de l'adéquation des coopérations envisagées avec le principe de non-prolifération. Je disais tout à l'heure que le quatrième aspect de la crise était l'arrivée du nucléaire dans la zone indo-pacifique ; nous craignons en effet que l'admission voire l'encouragement de la propulsion nucléaire dans la région suscite des tentations dans d'autres pays. Certains pourraient tirer argument de cette coopération pour légitimer des violations de leurs engagements de non-prolifération. Vous avez raison, Monsieur Fanget, c'est une situation délicate.

Avec les Britanniques, il faut bien constater que nos divergences sont fortes et qu'elles s'aggravent progressivement. Cela ne concerne pas que la France, mais l'ensemble de l'Union européenne. Au-delà de cette rupture de confiance, j'ai évoqué dans mon propos introductif nos désaccords sur la pêche, sur les migrations et sur le protocole nord-irlandais. Lors de sa conversation avec le Président de la République, Boris Johnson a dit qu'il ferait des propositions. Nous les attendons. La balle est de l'autre côté de la Manche !

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