Vous avez souligné à juste titre l'expression « haute intensité », qui est en effet très importante et qui a fait florès. Depuis ma nomination comme chef d'état-major de l'armée de Terre, nombreux sont ceux, civils ou militaires y compris de l'armée de Terre, qui me demandent si je vais poursuivre la politique de la haute intensité engagée par le général Burkhard. Oui et non. Oui, parce qu'il avait eu l'intuition, que j'assume, que le durcissement de l'armée de Terre était le socle à même de donner à l'armée de Terre la capacité de s'engager efficacement en opération dans toutes les situations, jusqu'à l'hypothèse d'un engagement majeur. La question du durcissement est en effet un « moteur interne » à l'armée de Terre. J'y insiste afin de caractériser mon intention : durcissement des hommes, des modalités, du fonctionnement, des équipements, etc.
La haute intensité est une application de ce durcissement mais elle n'est pas la seule. Dans l'hypothèse d'un engagement majeur, le contrat opérationnel de l'armée de Terre, c'est une division de 20 000 hommes capables, dans le cadre d'une coalition, de s'engager avec l'ensemble des appuis, y compris aéroterrestres, la marine et l'armée de l'air, dans tous les domaines, y compris cyber, guerre électronique, etc., face à un ennemi à parité. La haute intensité implique l'engagement dans un combat mortel où une unité peut disparaître. Le conflit du Donbass donne une idée de ce qu'elle pourrait être : non pas des millions de morts mais des dizaines par jour pendant des mois, donc, des milliers au final.
Pour envisager ce type d'engagement, il faut savoir ce qu'il représente pour notre pays. L'article 5 de la charte de l'OTAN nous interdit, par exemple, de laisser prendre un gage à l'est, faute de quoi l'Alliance n'aurait plus de sens. Cela suppose une adhésion générale de la Nation à la haute intensité pour qu'elle soit prête à transformer son économie en économie de guerre afin de monter en puissance durant les mois qui précèdent et de préparer son outil militaire, de mobiliser nos hôpitaux pour faire face à des flux de blessés, et pour qu'elle accepte de subir sur notre territoire des contrecoups très durs de la part de l'ennemi. C'est ce à quoi la France s'est engagée à travers cet article 5 et la clause d'assistance mutuelle mais, aussi, ses accords de défense dans le golfe arabo-persique, selon lesquels nous sommes prêts à employer la force pour répondre à nos engagements.
Le durcissement est nécessaire pour ce type d'engagement mais il n'est donc pas l'alpha et l'oméga de nos capacités. Si ce seul aspect est mis en exergue, on finira par se demander si cet engagement est aussi probable que cela et s'il ne constitue pas un argument commercial et financier pour obtenir des ressources. Je tiens donc moins à remettre en question l'idée du général Burkhard qu'à amender la perception de la trop grande mise en avant de la haute intensité, l'engagement majeur pouvant prendre une forme beaucoup plus large et n'être qu'un élément de l'affrontement.
Cette année, l'armée de Terre a recruté 15 500 jeunes. Une meilleure fidélisation et un plus grand nombre de renouvellements de contrats par nos militaires du rang et nos sous-officiers nous permettront, l'an prochain, de réduire de 1 500 le nombre des recrutements, qui s'élèvera à 14 000. Sur ces 1 500 recrutements en moins, on estime que 1 000 sont liés aux effets bénéfiques de la prime de lien au service et 500 à l'effet COVID. Nous ferons tout pour que celui-ci se transforme en une véritable adhésion.
Deuxième élément positif du recrutement : cette année, davantage de jeunes se sont présentés par rapport aux années précédentes. Pour les militaires du rang, nous avons 1,7 candidat pour une place, 3 candidats pour nos sous-officiers, et 10 candidats pour nos officiers. Le moment crucial reste la formation initiale. Pendant une période de six mois, les deux parties peuvent rompre unilatéralement le contrat. Nous devons réduire l'attrition initiale mais l'écart est tel entre la perception par un jeune civil – même bien informé – de la vie dans l'armée de Terre et sa réalité dans toutes ses dimensions, y compris l'engagement personnel complet, qu'il y a un seuil incompressible. Nous souhaiterions que pas plus de 20 % des jeunes partent avant ces six mois ; nous nous situons plutôt à 25 %, mais cela reste correct.
Ce qui compte le plus, c'est le rapport entre le nombre de jeunes qui renouvellent leur contrat au-delà de la première période de cinq ans et ceux ayant intégré l'armée de Terre. Si un peu plus d'attrition initiale se traduit par des renouvellements nombreux – ils sont aujourd'hui à 80 % – le système est à l'équilibre. Pour nos militaires du rang, nous souhaiterions une durée moyenne de service de sept ans ; nous en sommes à six ans et demi.
Concernant la fidélisation, l'armée de Terre a atteint le sommet de la vague après le rehaussement de la force opérationnelle terrestre qui a suivi les attentats de 2015, pour lequel nous avons énormément recruté, l'enjeu étant de « vieillir » notre population. À la fin de 2021, nous y sommes parvenus.
Les régiments parachutistes font beaucoup de choses. Vous citiez Kolwezi mais le 2e REP a aussi mené l'assaut aéroporté sur Tombouctou, au début de l'opération Serval en 2013. Au Sahel, les opérations aéroportées dont les livraisons d'équipements sont récurrentes. L'une d'entre elles s'est d'ailleurs déroulée il y a quelques semaines pour boucler une zone. Ces capacités-là sont importantes et doivent être maintenues.
Concernant l'infanterie de montagne, nos unités légères doivent avoir un socle de savoir-faire identique à toutes les unités de même pied, mais elles doivent cultiver un complément permettant à l'armée de Terre de gagner en souplesse.
L'accord sur SCAF ayant été obtenu, le projet MGCS doit maintenant revenir au premier plan. Aussi, il est important pour nous mais également pour l'armée de Terre allemande que, sitôt le gouvernement allemand installé, nous puissions poursuivre ce projet majeur pour nos deux armées. Bien que consciente des enjeux industriels autour du projet, l'armée de Terre a un besoin stratégique d'acquérir un MGCS en 2035. Malgré les difficultés souvent inhérentes à un projet conduit en coopération, nous devons rester concentrés sur nos réflexions avec notre allié allemand sur le besoin opérationnel que nous partageons.
Concernant le Tigre Standard 3, soit l'Allemagne nous rejoint et nous pourrons le réaliser tel que prévu, soit elle ne nous rejoint pas et il faudra redéfinir le standard avec l'Espagne et ne faire passer à ce standard 3 bis ou 4 qu'une partie de nos hélicoptères. La présence de l'Allemagne constitue toutefois un enjeu puisque l'équilibre économique du programme ne peut être obtenu qu'avec elle.
Le partenariat CaMo est exemplaire. La Belgique se dote de l'équivalent d'une brigade française en termes d'équipements, de doctrine et d'entraînement. Les premières livraisons en Belgique n'auront lieu qu'en 2025 pour les Griffon et en 2027 pour les Jaguar. Les unités ne sont pas encore engagées dans la préparation opérationnelle mais, cette année, onze officiers belges sont présents dans l'armée de Terre française, dans nos écoles d'application et à l'état-major de l'armée de Terre afin de bâtir leur programme de transformation. Le projet CaMo n'a pas vocation à s'élargir à d'autres partenaires car il est issu d'un accord franco-belge. La communauté SCORPION, en revanche, a vocation à s'élargir, nous l'espérons, d'abord au Luxembourg. Une interopérabilité pourrait être construite avec les Pays-Bas, voire avec l'Allemagne, en deuxième rang, puisqu'il existe un corps germano-néerlandais.
En tant que chef d'état-major de l'armée de Terre, je considère que nos parachutistes doivent effectuer un nombre de sauts nécessaires à leur sécurité physique et opérationnelle. Malheureusement, nous avons déploré un mort en opération lors d'un saut, il y a 4 ans. L'idéal serait que l'armée française dans sa globalité puisse entraîner nos parachutistes. Il est certes possible d'externaliser l'entraînement pour les sauts de très grande hauteur parce que cet exercice est très technique, mais externaliser les sauts pour s'entraîner à larguer des dizaines de parachutistes dans le délai le plus court possible par des avions qui se suivent, c'est un savoir-faire en soi. L'idéal serait de s'entraîner avec les avions de l'armée de l'air afin qu'ils puissent opérer de tels largages.
L'état-major des armées certifie qu'en 2021, l'armée de l'air nous fournira les moyens d'entraîner nos parachutistes au niveau requis. Nous avons fait 50 000 sauts, nous devons en faire 70 000 dans l'année pour atteindre les normes planchers. Mon objectif est d'obtenir que l'armée de l'air assure cette prestation lorsqu'elle aura retrouvé une plus grande disponibilité d'usage de ses avions, notamment grâce à l'arrivée des A400M et la qualification des A400M pour opérer des largages par les deux portes. L'externalisation serait un constat d'échec mais, si elle s'impose, je la demanderai.
La capacité de déminage est essentielle. La majorité des attaques passe par l'utilisation des mines. Nos convois y ont été encore confrontés ces quinze derniers jours, heureusement sans que nous ayons à déplorer de blessés. Pour nos opérations extérieures, nous avons développé la capacité d'élément opérationnel de déminage et dépollution (EOD) à la main. Certes, des programmes comme le système d'ouverture d'itinéraires minés (SOUVIM) par des engins capables de détecter des mines ont été déployés mais, quand nous sommes confrontés à la présence de mines sur des points de passage obligé, nous devons les relever.
Dans la haute intensité, nous avons besoin de « bréchage » et non d'opérer une relève manuelle, puis, de faire un travail minutieux pour savoir qui a posé la mine., Franchir un rideau de mines, lors d'une attaque, requiert une capacité mécanisée. Dans ce type de combat, assez logiquement, nous aurons moins besoin d'EOD. Cela dit, ils demeurent nécessaires et les outils dont nous disposons permettent de maintenir leur qualité. Nous ne baisserons pas la garde car il en va de la vie de nos soldats.
Certes, la reconnaissance de l'engagement comporte une partie financière mais nos projets de force morale et de Maisons de l'armée de Terre visent à mettre l'accent sur la dimension non-financière des forces morales collectives. Si le moteur moral est primordial, la nouvelle politique de rémunération militaire n'en est pas moins une bonne réforme. Le premier volet, appliqué cette année, porte sur l'indemnité de mobilité géographique des militaires (IMGM), c'est-à-dire le changement de résidence. Les retours sont positifs car, compte tenu de son universalité d'attribution, elle est acquise quelle que soit la situation de famille, que vous choisissiez de déménager ou pas, d'habiter la garnison d'affectation ou de rester célibataire géographique dans la garnison de départ.
La poursuite de l'application de la NPRM pour l'activité opérationnelle figure dans le PLF pour 2022. Nous n'en connaissons pas les détails précis – les derniers arbitrages ministériels sont en cours – mais une communication minimale suscite des inquiétudes. Cela ne durera pas et je ne doute pas que cette disposition sera bien accueillie.
Le bloc suivant, pour 2023, est en cours de discussion. Nous sommes attentifs à la fiscalisation de l'indemnité pour charge militaire, qui deviendra l'indemnité de garnison (IGAR). Nous en percevons encore mal la portée parce que les effets fiscaux sont individuels, foyer par foyer, et que le franchissement du seuil d'imposition et ses incidences sur les prestations sociales sont difficiles à quantifier. Nous devons mieux analyser le dispositif avant de l'appliquer.
L'intelligence artificielle est une réalité dont nul ne perçoit les effets réels dans la société. Il convient d'exploiter toutes ses possibilités, notamment pour les capacités de commandement et de renseignement, sachant que ce nouvel espace offrira aussi des capacités d'attaques adverses.
Les possibilités offertes par les « soldats augmentés », que je ne lie pas à la seule intelligence artificielle, soulèvent des questions éthiques. Le comité d'éthique a rendu un rapport et a fait valoir une position à la fois ambitieuse et calibrée sur ce qu'il est légitime d'envisager. La question est grave car, comme pour les mines antipersonnel, nos adversaires n'auront pas toujours les mêmes préventions. Ce n'est pas parce que l'adversaire se permet d'utiliser des techniques extrêmes que nous sommes obligés de les suivre. Nous avons intérêt à trouver le bon équilibre pour définir la légitimité de l'emploi de ces moyens.
Le ministère des armées a défini une stratégie environnementale que l'armée de Terre a décliné et dans laquelle elle s'est pleinement engagée. Par « nature », l'armée de Terre est confrontée aux questions environnementales. Au Sahel, les effets du réchauffement climatique sur la conflictualité et les déséquilibres locaux sont visibles. Déployés sur une frontière mouvante, nous constatons tous les jours les conséquences de l'avancée du désert. Sur le territoire national, l'armée de Terre est gestionnaire d'espaces très étendus puisqu'elle est l'un des principaux acteurs fonciers de l'État. Une part importante de ces surfaces est d'ailleurs classée Natura 2000. L'armée de Terre occupe 170 000 hectares de terrain faisant l'objet de programmes de biodiversité.
La frugalité énergétique est d'actualité. La réduction de la consommation d'énergie procure un bénéfice opérationnel en termes de ravitaillement pour nos convois et nos implantations. Les hélicoptères sont de gros consommateurs d'énergie fossile sans qu'il existe de possibilité d'y remédier à moyen terme. Il s'agit de trouver un équilibre entre la contribution à la politique environnementale de la Nation et du ministère tout en maintenant une liberté d'action. La taxonomie européenne est importante même si l'armée de Terre, à ce stade, n'est pas directement concernée. Le chef d'état-major de l'armée de Terre que je suis ne s'interroge pas moins sur la façon dont les industries de défense peuvent être exemptées, dans des limites à définir, de l'application des règles de verdissement.