Intervention de Amiral Pierre Vandier

Réunion du mercredi 13 octobre 2021 à 9h10
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la Marine :

Je répondrai tout d'abord aux questions qui concernent l'AUKUS. Je vous invite à relire le discours du général de Gaulle, prononcé au lendemain de l'attaque de Mers-el-Kébir. En dépit du caractère funeste de cet épisode, au cours duquel près de 1 300 marins français ont été tués alors qu'ils tentaient de contrer l'assaut des Britanniques, le général avait appelé à ne pas se tromper de cible : l'Allemagne demeurait le véritable ennemi de la France. Il convient d'aborder l'AUKUS avec la même prudence. Certes, tant sur le fond que sur la forme, cette décision est inacceptable entre alliés. Reste que cette affaire, sa précipitation et son ampleur, est un très bon indicateur de la perception de l'accroissement des tensions par de nombreux pays dans la zone indo-pacifique.

L'épisode a aussi des conséquences pratiques. L'officier australien qui avait intégré mon état-major quittera ses fonctions l'été prochain et ne sera pas remplacé. De plus, nous avons suspendu la coopération de nos forces sous-marines avec l'Australie. Enfin, nous avons annulé l'embarquement d'un cadet australien pour la campagne Jeanne d'Arc 2022, ainsi que l'envoi d'un ancien commandant de SNA à l'Académie militaire d'Australie.

Quelques coopérations subsistent néanmoins. Nous conserverons les points d'escale que nous partageons avec l'Australie pour ravitailler la base antarctique de Dumont d'Urville. Nous aurons aussi l'occasion de croiser les Australiens lors d'exercices multinationaux dans l'océan Indien et dans le Pacifique. Encore une fois, ne nous trompons pas d'ennemi.

Avec le Royaume-Uni, nous maintiendrons nos activités opérationnelles communes en Atlantique Nord : elles sont stratégiques. La Combined Joint Expeditionary Force (CJEF), quant à elle, pourrait, au gré d'un possible réchauffement, reprendre du service.

Ce n'est pas pour autant la bérézina pour la France en indo-pacifique, d'autant qu'elle assure désormais la présidence de l'IONS pour 2 ans. Le conclave des chefs d'état-major de la zone se tiendra à Paris en novembre prochain. Vingt-huit pays y seront représentés. En outre, la Marine nationale continuera d'agir dans la zone : la campagne Jeanne d'Arc 2022 transitera par l'Inde pour l'exercice HADR (Humanitarian Assistance and Disaster Relief) dans le cadre de l'IONS. Au demeurant, nous poursuivrons nos coopérations avec le Japon et plusieurs autres pays d'Asie.

J'en viens au format de la marine. La Grèce est entrée en négociations exclusives pour l'acquisition de FDI. Il est prévu que les FDI 2, 3, 5 et peut-être 7 soient prélevées sur la chaîne de production « France » au profit de la Grèce. Notre marine se verra donc livrer la première FDI en 2023, la deuxième en 2026, puis la troisième en 2027. Il faudra donc attendre 2028 pour que la France possède autant de FDI que la Grèce. Les prélèvements de FDI se feront au détriment de celles prévues pour la Marine – la même mécanique s'applique d'ailleurs pour la livraison des Rafale. Toutefois, nous nous réjouissons que les Grecs puissent bénéficier de ces frégates, premiers vrais navires numériques.

Je le redis. Prenons garde au réarmement naval mondial actuel. Il est sans équivalent, à la fois dans l'histoire récente et en proportion des autres composantes. Ce réarmement naval est considérable, que ce soit en matière de tonnage, de performance ou de technologies.

L'objectif de quinze frégates a été fixé par le Livre blanc de 2013. Les décisions prises ultérieurement conduisent à l'atteindre « par le bas », c'est-à-dire pas avant la livraison de la cinquième FDI, en 2029. D'ici là, nous ne respectons ce format que grâce aux frégates de type Lafayette modernisées. Le Livre blanc exigeait de la marine qu'elle soit déployée sur un ou deux théâtres maritimes en permanence. Le format de quinze frégates était donc adapté à une telle prescription. Toutefois, depuis l'adoption du Livre blanc en 2013, la situation internationale a beaucoup changé. On demande désormais à la Marine une présence permanente en Atlantique, mais aussi en Méditerranée, avec la mission Irini, et dans le golfe d'Oman, avec la mission Agénor. De plus, la Marine est tenue de participer de manière régulière à des exercices et à des opérations dans l'océan Pacifique, pour incarner la stratégie française en indo-pacifique. Avec quinze frégates, nous ne pourrons pas tout faire. Du fait de la pression croissante exercée par les Russes en Atlantique, le besoin de frégates augmente, ce qui diminue notre capacité à réaliser d'autres missions ailleurs. Je voulais parler de réarmement naval généralisé et d'ampleur. Prenons l'exemple de nos voisins britanniques. Dans le cadre de leur stratégie « Global Britain », ils ont répondu, à leur façon, à l'accélération du tempo géopolitique : Actuellement dotés de 18 frégates, ils prévoient d'atteindre le format de vingt-quatre frégates d'ici à 2030. En somme, le Royaume-Uni s'est donné les moyens d'une trajectoire qui suit la tendance générale dans le monde.

L'équation qui m'est posée, c'est d'exercer les missions que l'on me demande avec les moyens que l'on me donne et que chaque euro attribué soit bien dépensé. C'est selon cette logique que je m'efforce de diriger la Marine nationale. J'essaie même de faire mieux, en m'assurant d'engager chaque euro de manière à produire le même effet que si l'on avait dépensé plus – c'est ce que j'appelle les effets de levier : je m'emploie à développer des capacités et des méthodes permettant de faire davantage à moyens équivalents.

Ainsi, premièrement, nous avons fortement valorisé les bâtiments à double équipage, initialement conçus pour répondre au volontariat à l'embarquement. Bien qu'ils n'aient pas vocation à remplacer les frégates manquantes car ils n'ont pas le don d'ubiquité, ils permettront d'accomplir davantage de missions. Nous avons ainsi procédé par deux fois à des rotations d'équipage sur zone, dans l'océan Indien, rotations que nous réitérerons cet hiver en Islande. Cette méthode permet de faire l'économie des temps de transit et de gagner du temps opérationnel sur zone.

Deuxièmement, nous travaillons à la valorisation de nos systèmes de combat, à l'ajout de capacités additionnelles et au développement de l'innovation. Par exemple, des essais de nouveaux traitements sur les radars sont réalisés à bord de La Provence en vue d'appréhender des cibles se déplaçant à très haute vitesse.

En somme, tenant compte du budget et du temps qui nous sont impartis notre objectif est de valoriser au maximum nos capacités. Il me paraît essentiel, dans le cadre des futures LPM, de passer d'un développement de nos capacités par « grands rendez-vous » à un développement continu. Le programme Rafale en a bénéficié et les résultats de cette approche incrémentale sont bien là. Je demande dès lors que nos sous-marins et nos frégates puissent aussi en profiter pour rester dans la course.

Les drones constituent un élément de transformation majeure, que j'attends avec grande impatience. Le SMDM va entrer en service en 2022 ; il contribuera à valoriser nos bateaux. C'est, là encore, un effet de levier. Le décalage de la livraison du système de drone aérien pour la marine (SDAM) à la fin de l'actuelle décennie n'est pas une bonne nouvelle, même si nous disposerons du prototype en avance.

En ce qui concerne la maintenance, je vous renvoie au rapport Malcor de 2019. Nos navires étant davantage numérisés, nous nous efforçons d'intégrer l'intelligence artificielle à leur processus de maintenance, ce qui permet de suivre de façon plus fine les phénomènes d'usure. Nous avons ainsi meilleur espoir, à terme, d'avoir une maintenance plus continue, marquée par des périodes d'arrêt technique plus courtes.

Concernant l'Europe, il faut distinguer les Européens, dont les Britanniques, de l'Union européenne et de l'OTAN. La marine est un excellent contributeur aux activités de l'OTAN et nous nous efforçons, à ce titre, de valoriser ce qui nous apporte quelque chose, notamment lors d'exercices de haute intensité. La marine a ainsi participé à l'exercice de défense aérienne Formidable Shield 21, mené au large de l'Écosse. Au cours de cet exercice, la FDA Forbin a détruit un missile propulsé à Mach 3 nous permettant de mieux prendre en compte les menaces hypersoniques – je rappelle que les Russes réalisent actuellement un tir d'essai de missile hypersonique Kinzhal chaque mois.

Dans le cadre de la PMC (présence maritime coordonnée), l'Union européenne mène un certain nombre d'opérations dans le golfe de Guinée. La France entend promouvoir des actions similaires dans l'océan Indien, entre le canal de Suez et le détroit d'Ormuz. Le Fonds européen de défense (FED), à l'origine crédité de 13 milliards d'euros, a été réduit à environ 7 milliards d'euros sur les 1074 milliards d'euros de budget européen pour la période 2021-2027. L'Union européenne a de beaux projets dans les domaines de l'espace, du numérique et de l'intelligence artificielle. Je pense qu'elle pourrait être plus ambitieuse dans le domaine de la défense.

Concernant l'hébergement, Mme la ministre a annoncé le plan d'accompagnement des familles et d'amélioration des conditions de vie des militaires 2018-2022. Il se traduit, pour la marine, par des engagements de 33 millions d'euros destinés à financer la réalisation d'ouvrages neufs et la réhabilitation d'ouvrages existants. En 2022, les principaux investissements concernent la Bretagne. À Brest, un hébergement de cent places a été construit au sein du centre d'instruction naval (CIN), pour un coût de 8 millions d'euros. Le bâtiment de l'école des mousses, dont la construction a été financée par un don de 8 millions d'euros en provenance d'un mécène, sera inauguré par la ministre en décembre prochain. L'organisation programmatique et industrielle présidant à la réalisation de cet établissement a été remarquable. En outre, une enveloppe de 23 millions d'euros est allouée en 2022 à la rénovation des hébergements de la base des fusiliers marins et des commandos de Lorient.

Enfin, je voudrais répondre à la question qui m'a été posée sur le conflit de la coquille Saint-Jacques. La préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord fait face à de nombreuses difficultés dans la région.

Premier problème : la lutte contre l'immigration clandestine. Tous les soirs, de nombreux migrants tentent de traverser la Manche sur des embarcations de fortune. Leurs embarcations sont souvent rabattues par les courants qui les empêchent de rejoindre la rive britannique et les risques de noyade sont malheureusement très élevés.

Deuxième problème : le développement des parcs éoliens, qui représentent un axe majeur de la transition énergétique, est source de tensions. Ces derniers sont à l'origine de conflits d'usage avec les pêcheurs, qui se voient interdire l'accès à des zones de pêche traditionnelles en raison des travaux de construction.

Enfin, troisième problème : les conflits liés au Brexit.

Notre mission est d'assurer la sécurité du plan d'eau et l'ordre public en mer avec nos navires et les patrouilleurs de la gendarmerie maritime. Croyez-moi, ce n'est pas une mince affaire !

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