Intervention de Natalia Pouzyreff

Réunion du mercredi 17 novembre 2021 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNatalia Pouzyreff, rapporteure :

Mon propos liminaire comprend trois parties : une présentation succincte de la relation bilatérale franco-qatarie, focalisée sur notre relation bilatérale en matière de défense ; une présentation générale des principales stipulations de l'accord ; enfin, les points d'attention relatifs à l'accord qui, de mon point de vue, méritent d'être portés à votre connaissance.

Le Qatar est une péninsule enclavée entre le golfe Persique et l'Arabie saoudite. Le pays compte 2,7 millions d'habitants, dont environ 300 000 nationaux. Riche en hydrocarbures, c'est le deuxième exportateur mondial de gaz.

En juin 2017, la rupture brutale des relations avec ses voisins saoudiens et émiriens a conduit les autorités qatariennes à rechercher d'autres soutiens, dont celui de la France. Cependant, depuis le 5 janvier 2021, le blocus est levé et la normalisation des relations est en cours. Les États-Unis restent le principal allié militaire du Qatar, qui abrite la plus grande base militaire américaine au monde, Al-Udeid, et contribue à l'opération Inherent Resolve. La puissance de la politique étrangère du Qatar surpasse sa petite taille géographique. Le Qatar est notablement impliqué dans le dialogue inter-afghan, mais aussi en Irak, et son influence s'exprime à travers la chaîne Al-Jazeera.

Le Qatar et la France entretiennent des relations depuis la déclaration d'indépendance du pays en 1971 et l'ouverture croisée de représentations diplomatiques dès l'année suivante. Mais la relation bilatérale s'est surtout développée au début des années 1990, dans le domaine de la sécurité et des hydrocarbures. La volonté qatarienne de diversifier l'économie du pays et de réduire sa dépendance à la rente gazière a permis d'élargir le spectre de nos coopérations à de nombreux domaines : domaine économique, dans le secteur des infrastructures avec le métro de Doha ou dans celui de l'aéronautique, domaine culturel, avec Qatar Museums, et domaine de l'éducation. La visite du Président de la République le 7 décembre 2017 s'est accompagnée de la signature d'accords et de contrats importants en matière d'économie, d'éducation, de défense et de lutte contre le terrorisme. Lors de la visite du ministre Jean-Yves Le Drian à Doha, le 11 février 2019, la France et le Qatar ont signé une déclaration d'intention relative à la mise en place d'un dialogue stratégique, afin de renforcer la relation bilatérale dans tous les domaines et de permettre un suivi technique des principaux projets de notre relation. En mars 2019, la visite du Premier ministre, Édouard Philippe, s'est également inscrite dans cette dynamique de partenariat.

Dans la perspective de la Coupe du monde de football, qui se tiendra du 21 novembre au 18 décembre 2022, les filiales des groupes français d'infrastructures et de services sont très présentes. Nos échanges commerciaux avec le Qatar se sont élevés à 4,5 milliards d'euros en 2019, un montant en hausse de 28 % par rapport à 2018, faisant du Qatar le deuxième client de la France au Proche et Moyen-Orient. Avec 3,2 milliards d'euros d'excédent commercial, l'émirat constitue le cinquième excédent commercial de la France. C'est dire combien le Qatar est un partenaire économique important. À ce jour, plus de 120 implantations françaises sont recensées au Qatar, dont une grande partie des entreprises du CAC 40 et des grands groupes français.

Dans un contexte de tensions croissantes, les enjeux de la région du Golfe arabo-persique sont stratégiques : enjeux énergétiques, présence de nos ressortissants, sécurité et stabilité de la région. La coopération entre la France et le Qatar dans le domaine de l'armement est significative, car le Qatar est l'un des principaux importateurs d'armement français. Entre 2010 et 2019, le montant cumulé des prises de commande auprès des industriels de défense français s'est élevé à 11,05 milliards d'euros, faisant du Qatar le deuxième client de la France sur la même période, derrière l'Inde. Ces dernières années ont été marquées par l'acquisition par le Qatar, d'une part, de trente-six avions Rafale, via un contrat initial de vingt-quatre avions signés en 2015 et un contrat complémentaire de douze avions signé en 2017 – dont les premiers appareils ont été livrés en juin 2019 – et, d'autre part, de vingt-huit hélicoptères NH90 en 2018 – dont les livraisons devraient débuter à la fin de l'année 2021 ou au début de l'année 2022. Comme me l'a indiqué l'ambassadeur de France au Qatar lors de son audition, le programme Rafale satisfait pleinement le Qatar. Vingt-sept des trente-six appareils ont d'ores et déjà été livrés. Trois autres ont été livrés la semaine dernière, à l'occasion de la visite à Bordeaux du ministre de la Défense du Qatar, qui est lui-même pilote de Rafale.

La coopération militaire prend également la forme d'activités de formation au profit des forces armées qatariennes, qui en apprécient l'excellence. Ainsi, environ 230 personnels qatariens ont été formés au pilotage des Rafale à Mont-de-Marsan et environ quarante personnels ont bénéficié d'une formation dans les écoles militaires françaises. La coopération militaire prend également la forme d'exercices conjoints, tel l'exercice quadriennal interarmées conjoint Gulf Falcon, dont la première édition remonte à 2013. Cet exercice vise à renforcer les capacités de commandement et de contrôle de l'armée qatarienne. Le prochain exercice conjoint aura pour thème la sécurisation de la Coupe du monde de football de 2022. Cette coopération devrait se consolider avec la participation qatarienne à des opérations communes, notamment sur le théâtre sahélo-saharien dans le cadre de l'opération Barkhane. En outre, environ vingt-cinq personnels français sont déployés sur la base américaine d'Al-Udeid au Qatar, dans le cadre de l'opération Chammal.

Des démarches ont été engagées dès mai 2016 dans le cadre du renforcement de la relation franco-qatarienne en matière d'armement. Cet accord s'inscrit à la suite de deux accords de coopération dont le contenu est classifié. Il fait également référence à un accord relatif à l'échange et à la protection réciproque d'informations classifiées et protégées dans le domaine de la défense, signé le 28 mars 2019 et dont les formalités relatives à son entrée en vigueur sont en cours. Cet accord de type Status of Forces Agreement (SOFA) est le premier accord relatif au statut des forces contenant une clause de juridiction conforme à nos exigences constitutionnelles et conventionnelles signé avec un État du Golfe. Sur une base réciproque, il offre un cadre juridique protecteur à nos militaires. En l'absence jusqu'alors d'accord relatif au statut des forces, nos personnels étaient soumis aux lois en vigueur au sein de l'État du Qatar, et donc potentiellement exposés à des risques importants, la peine de mort y étant toujours en vigueur. L'accord que nous examinons aujourd'hui se justifie pour les militaires déployés sur la base d' Al-Udeid, pour ceux faisant l'objet d'un déploiement permanent en tant que conseillers et pour ceux qui seront déployés pour une durée limitée dans le cadre de la Coupe du monde de football.

L'intervention française dans le cadre de la Coupe du monde de football devrait mobiliser plusieurs dizaines de militaires pour environ un mois et couvrira plusieurs volets. Premièrement, elle s'inscrira dans une politique de conseil et d'assistance aux autorités qatariennes. Deuxièmement, le déploiement de moyens de défense aérienne, qui contribueront à la surveillance aérienne du territoire qatarien, est prévu. Enfin, des systèmes de lutte anti-drone seront également déployés pour protéger les stades. Ces systèmes d'avant-garde permettront également l'expérimentation et la promotion des savoir-faire et des équipements français.

L'objectif est que l'accord entre en vigueur dans des délais permettant aux personnels du ministère des Armées qui seront déployés dans le cadre du soutien de la France au Qatar pour l'organisation de la Coupe du monde d'être juridiquement couverts.

Je n'ignore pas les critiques dont le Qatar fait l'objet. Sur le plan intérieur, j'ai accordé une attention toute particulière lors de mes travaux aux questions du respect des droits humains et du traitement des travailleurs immigrés.

Le Qatar fait régulièrement l'objet de vives critiques dans la presse internationale à propos des conditions de vie et de travail des travailleurs immigrés, notamment sur les chantiers de construction liés à la Coupe du monde de football. Les autorités qatariennes ont pris conscience de la nécessité d'un changement réel du système dit de kafala, qui oblige les travailleurs expatriés à être parrainés par des nationaux. Ce système est décrié par les organisations non-gouvernementales (ONG) et par les médias internationaux pour les atteintes aux droits humains qu'il implique. L'émir a ainsi signé, le 27 octobre 2015, une loi régulant les conditions d'entrée, de sortie et de séjour des expatriés et portant réforme de fait du système de la kafala. Après les annonces du mois d'octobre 2019, les autorités qatariennes ont adopté en août 2020 des mesures majeures : instauration d'un salaire minimum non-discriminatoire de 250 euros et abolition du visa de sortie du territoire et du certificat de non-objection (CNO), qui était auparavant nécessaire aux travailleurs étrangers souhaitant changer d'emploi. Ces décisions démantèlent formellement, pour la première fois dans le Golfe, le système de la kafala.

En outre, le sujet des droits humains fait l'objet d'un suivi très sérieux de la part des autorités qatariennes qui sont particulièrement conscientes des enjeux internationaux de respectabilité et d'image. Le Qatar a ainsi fait le choix de travailler avec l'Organisation internationale du travail (OIT), dont un bureau a été ouvert à Doha en 2018 dans la perspective des chantiers de la Coupe du monde de football. L'accord avec l'OIT a récemment été renouvelé. Si plusieurs médias, notamment The Guardian, ont alerté sur le nombre de travailleurs morts sur les chantiers de construction des stades, il appartient à la Fédération internationale de football association (FIFA) ainsi qu'à l'OIT d'exercer une vigilance quant au respect des droits et à la dignité des travailleurs. L'OIT doit prochainement publier un rapport détaillé sur ce sujet afin d'éclaircir la situation.

Les droits des femmes ont également fait l'objet d'une attention toute particulière. Des progrès notables doivent être soulignés, notamment à l'échelle politique. Le Conseil consultatif est le Parlement monocaméral du Qatar, dont les attributions sont législatives et consultatives. Le 2 octobre 2021, le pays a organisé la première élection nationale au suffrage universel direct de son histoire, renouvelant ainsi les deux tiers de la chambre – le tiers restant étant nommé par l'émir –, et ce processus se veut progressif. Si aucune femme n'a été élue au suffrage universel direct, deux ont été désignées par l'émir, dont la vice-présidente du Conseil. De plus, les ministres chargés de l'éducation et de l'enseignement supérieur d'une part, et des droits et de la famille d'autre part, sont des femmes. En outre, le port du voile n'est pas une obligation pour les citoyennes qatariennes et il n'existe pas de police des mœurs. Parmi les non-citoyens – qui représentent près de 90 % de la population qatarienne – les femmes ne sont pas tenues de le porter. Les femmes ont le droit de vote et le droit de conduire. Ainsi, le conservatisme continue de prévaloir mais les choses sont plus ouvertes que dans d'autres États voisins.

Concernant l'accord, après deux séquences de négociations infructueuses en 2015 et 2016, une troisième session, tenue à Paris en novembre 2017, a permis de converger sur une grande majorité de clauses. La quatrième session de négociations, organisée en avril 2019 à Paris, a permis de parvenir à un accord. Les points les plus âprement négociés portent notamment sur la notion de personne à charge, définie à l'article premier. Les accords sur le statut des forces prévoient en général une définition de la personne à charge assez large pour couvrir tout type de situation : concubin, majeur protégé, etc. Eu égard aux divergences entre les législations française et qatarienne dans ce domaine, cette dernière reconnaissant la polygamie, mais pas le mariage homosexuel ni le concubinage, la définition de compromis retenue dans l'accord avec le Qatar vise seulement « le conjoint d'un membre du personnel, ainsi que ses enfants âgés de moins de vingt et un ans, conformément à la législation respective des parties ». Cette dernière expression, « conformément à la législation respective des parties », permet de ne pas aller à l'encontre de nos principes.

Par ailleurs, dans la mesure où le Qatar n'a pas aboli la peine capitale et où il pourrait pratiquer, en application de la loi en vigueur, des châtiments corporels en punition de certaines infractions, l'accord devait écarter toute possibilité d'application de la peine de mort ou de traitement inhumain ou dégradant, aussi bien pour un Français ayant commis une infraction au Qatar, que pour un Qatarien ayant commis une infraction en France et dont le Qatar demanderait la remise aux autorités françaises. Après échange de plusieurs contre-propositions, la quatrième session de négociations a permis de parvenir à un accord, les autorités qatariennes ayant accepté la proposition française de rédaction de la clause de juridiction conforme aux exigences constitutionnelles et conventionnelles françaises. Ainsi, les alinéas 8 et suivants de l'article 11 de l'accord stipulent qu'en cas d'exercice de sa juridiction sur un membre de notre personnel ou d'une personne à sa charge, les autorités qatariennes s'engagent à ce que la peine de mort ou une peine contraire aux engagements résultant des conventions internationales ne soient ni requises ni prononcées et qu'en cas de prononciation, elles ne soient pas exécutées. Ainsi, si un compromis a été trouvé, en conformité avec la jurisprudence du Conseil d'État, il n'en demeure pas moins qu'en droit, la peine de mort pourra être prononcée, même si elle n'est pas exécutée. Dans les faits, le Qatar a adopté un moratoire officieux sur la peine de mort depuis 2003, avec une seule entorse lors de la condamnation à mort d'un travailleur étranger pour crime de sang en 2020.

Je salue les efforts faits par le ministère des Armées pour trouver une rédaction de compromis, mais je relève que la France n'a pas conclu d'accord d'extradition avec le Qatar. Il m'a été indiqué que la conclusion de tels accords n'est pas dans la pratique avec les États du Golfe et qu'aucune perspective en ce sens n'était à l'ordre du jour. Dans un sens, propre et figuré, je le regrette.

L'accord ne contient pas de dispositions expresses concernant le règlement général pour la protection des données (RGPD), car l'accord n'a pas vocation à permettre la réalisation de transferts de données à caractère personnel entre les deux parties. Néanmoins, il est conforme au RGPD et aucune donnée sensible ne sera transférée au Qatar.

Par ailleurs, les forces de sécurité intérieure françaises, et en particulier la Gendarmerie nationale, seront impliquées dans la protection de la Coupe du monde de football de 2022. Or les gendarmes ne sont pas couverts par le présent accord. La coopération entre la France et le Qatar en matière de sécurité intérieure est ancienne, notamment en matière de planification et de conduite de grands événements. Elle s'appuie historiquement sur le partenariat édifié entre la Gendarmerie nationale et la « force de sécurité intérieure », pivot sécuritaire du Qatar. Dans la continuité des actions conduites par le passé, le ministère de l'Intérieur propose donc une offre de service pour la Coupe du monde de football de 2022, reposant sur le déploiement de 200 experts de haut niveau de la Gendarmerie nationale, de la Police et de la Sécurité civile. L'offre combine, avant l'événement, la conduite d'actions de formation et d'échange de bonnes pratiques et, pendant la compétition, un appui opérationnel aux côtés des forces de sécurité. À l'exclusion du sujet relatif à la lutte anti-drones, qui nécessite une coordination interministérielle avec le ministère des Armées, les missions assignées seront complémentaires entre forces de sécurité intérieure et forces armées, les champs de compétence étant bien définis. Or cet engagement est encadré par deux accords : une déclaration d'intention signée en mars 2019, lors de la visite au Qatar du Premier ministre, et un accord intergouvernemental, signé en marge du salon Milipol de 2021. Ce dernier accord n'a toujours pas été présenté à la Représentation nationale pour approbation. Cela devrait être le cas dans le courant du mois de mai 2022, c'est-à-dire quelques mois avant le début de la Coupe du monde et à un moment où l'Assemblée nationale aura cessé ses travaux. Je regrette que cet accord n'ait pas été soumis au Parlement en même temps que le présent accord, tout comme je regrette qu'il ne couvre pas la Gendarmerie nationale.

Chers collègues, je vous ai présenté tout l'intérêt que représente pour la France la conclusion de cet accord, mais également, en toute transparence, mes interrogations. C'est néanmoins en les ayant parfaitement à l'esprit que je vous invite à émettre un avis favorable à ce projet de loi autorisant l'approbation de l'accord. Comme l'ont indiqué plusieurs personnes auditionnées, ce dernier constitue une référence pour la négociation de futurs accords sur le statut des forces avec d'autres États du Moyen-Orient. Son approbation présente donc un intérêt tant pour le renforcement de la relation franco-qatarie et des relations de la France avec l'ensemble des États du Moyen-Orient que pour les militaires français déployés au Qatar.

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