Bien qu'il soit complexe à établir, le diagnostic n'est pas inutile. La désindustrialisation française s'est produite au rythme le plus élevé des pays avancés et ce phénomène doit nous interpeller. Il n'existe pas une cause unique, mais des causes multiples.
Les charges ont largement pesé sur les industries. Bien que de nombreuses actions aient été menées depuis 2012 et jusqu'au dernier plan de relance pour réduire ces charges, elles restent probablement supérieures aux charges appliquées chez nos principaux concurrents européens.
La seconde cause avancée réside dans la solidarité du tissu productif. Le meilleur exemple de solidarité – peut-être, d'ailleurs, l'unique exemple – est celui de l'industrie aéronautique.
L'accrochage entre la recherche et développement (R&D) et l'industrie représentait une vieille carence française qui a pesé dans le passé, mais pèse moins dorénavant parce que des efforts ont été apportés au rapprochement de l'industrie et de la recherche. Cependant, nous subissons un héritage de séparation et d'absence de dialogue qui a été une des causes de certaines de nos difficultés.
La bureaucratie est trop lourde. Le délai d'obtention d'une autorisation d'implantation d'une usine est trop long.
L'instabilité de la réglementation financière et fiscale s'avère dirimante. Chaque année, le crédit d'impôt recherche (CIR) génère un débat, au demeurant parfaitement légitime. Pour autant, du point de vue des industriels, ce débat signifie que le CIR n'est jamais considéré comme définitivement stabilisé. Dès lors, la décision de localisation de leurs capacités de recherche doit tenir compte de cette incertitude, renouvelée chaque année.
Le dialogue social est insuffisant. Nous sommes à la veille de transformations très profondes de notre industrie et nous aurons besoin d'un dialogue social, de partenaires qui se parlent plus qu'ils ne le font actuellement, et dans une recherche de perspectives communes. Dans l'industrie automobile, le virage de la voiture électrique nécessite et nécessitera un dialogue social intense parce qu'il ne se produira pas sans de profondes difficultés sociales.
Enfin, je pense que nous avons géré la macroéconomie sans mesurer son impact sur l'industrie. Dans les années quatre-vingt-dix, alors que l'Allemagne devait payer sa réunification, l'accrochage du franc au deutsche mark s'est traduit par des taux d'intérêt extrêmement élevés. Ce phénomène a beaucoup pesé sur l'industrie française qui était plus endettée que l'industrie allemande. Nous avions signé les accords de Maastricht ; comme les Allemands avec les « réformes Hartz », il nous appartenait d'en tirer les conséquences. À l'inverse, nous avons imposé les trente-cinq heures qui ont accru les charges des entreprises. Si la politique macro-économique était parfaitement justifiable, nous n'en avons pas tiré les conséquences dans notre politique industrielle. Nous l'avons payé cher et la décennie 2000 a été terrible et particulièrement traumatisante pour l'industrie.
À partir de 2010, la préoccupation industrielle est remontée grâce à l'initiative du Président Nicolas Sarkozy de lancer le grand emprunt et la création des pôles de compétitivité, à la suite du rapport de M. Christian Blanc. Nous avons alors pris conscience que nous étions au bord du gouffre. Cette initiative s'est concrétisée en différentes étapes : le pacte de compétitivité, le pacte de responsabilité, les lois sur le code du travail, la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises, dite « loi PACTE » et le plan de relance. Nous avons manifestement changé de braquet ; c'était urgent et nécessaire.
Alors, comment vont s'articuler dorénavant la relocalisation, la souveraineté, la transition énergétique ? Comment l'industrie française peut-elle en tirer le meilleur ? Cela s'avérera d'autant plus complexe que nous partons avec un handicap, à savoir que la base industrielle française est désormais rétrécie. Elle représente 10 % du produit national brut (PIB) versus 20 % en Allemagne. La valeur ajoutée de l'industrie française représente le tiers de la valeur ajoutée de l'industrie allemande, soit moins que l'industrie italienne.
Quels sont alors nos objectifs en matière industrielle ? La France affiche des coûts élevés et elle restera un pays à coûts élevés, à l'instar de l'ensemble des pays avancés. Je pense donc qu'il serait vain de nous battre uniquement sur les coûts. Nous sommes d'autant plus sensibles aux coûts que notre industrie se situe sur la moyenne gamme, celle qui expose le plus à la concurrence des pays hors d'Europe. La force de l'industrie allemande réside dans son positionnement sur le haut de gamme, sur des produits qu'on n'achète pas en fonction de leur prix, mais en fonction de leur réputation, de leur qualité et de leur technologie. Il importe que nous nous écartions de cette nasse.
Dès lors, la relocalisation ne doit pas consister à revenir à l'industrie telle que nous la pratiquions il y a vingt ans, mais à construire l'industrie de demain.
Cette industrie française devra être technologique et elle nécessitera de faire progresser notre effort de recherche qui est actuellement insuffisant.
Cette industrie devra être numérisée et il est essentiel de convaincre et d'aider les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) à s'engager dans la numérisation.
Cette industrie devra être écoresponsable. D'une part, cela signifie que les processus de production et les produits devront être écoresponsables et faiblement émetteurs de dioxyde de carbone (CO2). Il en résultera donc une problématique de compétitivité en raison des investissements et des surcoûts que l'accès à l'écoresponsabilité générera. L'Europe devra alors se doter d'un ajustement aux frontières. D'autre part, l'écoresponsabilité imposera de s'orienter vers des produits qui bénéficieront à l'avenir d'un monde moins gaspilleur, plus économe en ressources et moins émetteur de CO2. Cela concerne la santé, l'agroalimentaire, les plastiques biodégradables, les systèmes de régulation électrique, les matériaux isolants ou encore les nouveaux matériaux, liste à laquelle j'ajouterai le nucléaire, bien qu'on puisse en débattre.
À cette industrie technologique, numérisée et écoresponsable s'arrime la souveraineté. Cela ne signifie pas que nous devenions totalement autonomes et indépendants ; c'est impossible. Toutefois, il nous appartient de redevenir relativement autosuffisants sur un certain nombre de produits et sur d'autres, de créer les conditions de sorte à ne pas être dans des dépendances excessives. À titre d'exemple, je suis surpris que notre pays, qui dispose d'un massif forestier extrêmement important, doive faire face actuellement à une pénurie de bois. L'Europe subit également les conséquences de quarante ans de sous-investissements dans le domaine des semi-conducteurs. En définitive, il conviendra de cartographier cette souveraineté avec différents degrés et de regarder comment nous protéger de pénuries.
Au-delà, l'Europe s'engagera-t-elle dans le grand processus de régionalisation dans lequel les États-Unis et la Chine se sont engagés en internalisant de nouveau sur leurs continents ou bien resterons-nous le « ventre mou » du commerce mondial ? C'est une vraie question.
Il importe que l'Europe développe une puissante politique de recherche parce que la technologie deviendra absolument décisive à l'avenir. Les grands thèmes de la recherche sont identifiés et il est essentiel que nous soyons présents.
Il importe également que l'Europe fasse évoluer sa politique de concurrence, ce qui est en cours.
Enfin, il importe que l'Europe développe une politique européenne des compétences. J'en profite pour évoquer un point qui me taraude, à savoir la diminution des mathématiques dans le secondaire. Nous asséchons le vivier dans lequel nous cherchons les ingénieurs et les titulaires de brevets de technicien supérieur (BTS) : il convient d'y être vigilant. Cependant, le problème des compétences est plus vaste et je trouve que le gouvernement actuel a beaucoup agi dans ce domaine.
Nous devons nous appuyer sur une énergie compétitive. Le nucléaire n'est pas le moindre de nos atouts et il serait absurde de ne pas valoriser nos atouts.
Je pense qu'il est nécessaire de réfléchir aux dispositifs de l'État, à la manière de gérer. De nombreuses initiatives positives sont engagées, mais il serait souhaitable de les piloter d'une manière mieux organisée. Je serais donc favorable à la création d'un ministère de l'industrie, de l'énergie et de la recherche technologique. Il n'est pas souhaitable de gérer l'énergie uniquement à l'aune de préoccupations environnementales. Il est essentiel de tenir compte également des aspects d'indépendance nationale, de compétitivité de l'industrie, de défense des filières d'excellence dans notre pays. La recherche technologique doit être très associée à l'industrie.
À titre personnel, je pense qu'il conviendrait de prendre exemple sur les Sud-Coréens et sur leur performance. Ils ont inventé une planification qui engage l'action publique. Si nous voulons que l'industrie et que les industriels se mobilisent, il est capital qu'ils sachent où veut aller l'État. Je suis convaincu qu'il est possible de mettre en œuvre une planification de l'effort public en faveur de l'industrie et de la recherche.