Intervention de Jacques Biot

Réunion du mercredi 29 septembre 2021 à 18h00
Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le pib de la france et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament

Jacques Biot, ancien président de l'École polytechnique, président du conseil d'administration de Huawei France et auteur du rapport au Premier ministre Mission stratégique visant à réduire les pénuries de médicaments essentiels :

Au-delà de l'obligation légale de déposer devant votre commission, c'est un grand honneur et un grand plaisir de pouvoir évoquer avec vous ces questions de souveraineté industrielle qui sont particulièrement d'actualité. Pour la petite histoire, retenons que le séminaire du corps des mines, qui se tenait le week-end dernier, était également consacré à la souveraineté industrielle. Ce sujet est donc au cœur des débats et des réflexions actuellement.

Pour être très complet sur les éventuels liens d'intérêts, je n'exerce pas ma fonction actuelle chez Huawei à temps plein. Il est important que la commission sache que je suis également administrateur d'une joint-venture entre une société israélienne d'intelligence artificielle, qui a développé des algorithmes de lecture de biopsies, et un leader français de l'anatomopathologie. J'assure également quelques missions de conseil dans le domaine de la fusion nucléaire et dans différents autres secteurs. Tout ceci est transparent et j'ai précisé ces liens d'intérêt dans le rapport que j'ai rédigé. Par ailleurs, je suis membre du Conseil international de l'Institut Weizmann et membre du Board of Governance du Technion, qui sont deux institutions israéliennes avec lesquelles l'École polytechnique avait développé des relations.

La mission stratégique visant à réduire les pénuries de médicaments essentiels m'a été confiée par le cabinet du Premier ministre, au terme de discussions qui ont débuté le 16 septembre 2019, juste avant que le Premier ministre de l'époque annonce, le 19 septembre, un plan global visant à lutter contre les pénuries de médicaments. Je n'avais pas sollicité cette mission ni envisagé auparavant de mener une mission dans ce domaine.

Lorsque j'ai été sollicité, ma préoccupation fut de ne pas empiéter sur les démarches qu'avait initiées la ministre de la Santé de l'époque, en lien avec toutes les parties prenantes. Elle avait créé plusieurs groupes de travail dont la feuille de route avait été publiée. J'avais donc insisté auprès du cabinet du Premier ministre pour que la mission qui me serait confiée ne soit pas en doublon ou en recouvrement avec les mesures, davantage de court terme, qui étaient menées par le ministère de la Santé. Le cabinet du Premier ministre m'a confirmé qu'il s'agissait pour lui d'une vision beaucoup plus stratégique, visant non pas à traiter les pénuries du moment, mais à faire en sorte que la France s'organise pour limiter, voire éviter totalement, dans le futur, de nouvelles pénuries.

Je tiens à souligner que le délai de la mission était extrêmement court parce que, comme toujours quand on est auteur d'un rapport de cette nature, on en voit plus que tout autre les imperfections et les insuffisances. La lettre de mission du 30 septembre 2019 nous demandait de fournir un rendu pour le mois de janvier 2020. J'ai été accompagné par une petite équipe de trois agents publics. Nous avons remis notre rapport au Premier ministre au tout début du mois de février 2020. Nous avons par la suite passé quelques mois à recueillir l'avis des partis prenantes.

J'avais proposé au Premier ministre que le rapport ne soit pas uniquement l'émanation de la mission, mais que la collectivité puisse vérifier que les parties prenantes que nous avions rencontrées étaient en phase avec nos conclusions. Notre rapport officiel intégrait donc les remarques complémentaires des partis prenantes.

Ce rapport contient beaucoup de chiffres qui peuvent paraître parfois incohérents parce qu'ils concernent des périmètres différents de mesures du phénomène de pénurie : les déclarations de risques de pénurie, les pénuries avérées, la rupture de stock (pénurie de nature industrielle) qui s'oppose à la rupture d'approvisionnement, qui est ce que vous constatez quand vous allez dans votre pharmacie et que médicament n'est pas directement accessible, qui relève non pas des industriels, mais en général, de la chaîne de distribution. Il y a donc une multitude de périmètres différents, dans le temps, dans la nature de ce que l'on observe et qui peut expliquer le côté un petit peu foisonnant. Nous avons essayé d'en tirer une synthèse.

Les pénuries de caractère industriel sont liées à une difficulté soit d'approvisionner des principes actifs, soit d'effectuer la répartition, c'est-à-dire la mise sous forme pharmaceutique (la mise en seringue, par exemple, pour des injectables). Cette rupture survient en général parce que dans la chaîne de production du médicament, qui fait intervenir de très nombreux acteurs en séquences, l'une des séquences a été confiée à des opérateurs en situation de monopole ou d'oligopole très resserré et qui, pour des raisons multiples, ont rencontré des difficultés de nature industrielle. Il peut alors s'agir de problèmes purement matériels (une machine qui explose) ou de problèmes liés à la règlementation industrielle (impuretés qui sont venues se glisser dans le processus) ou de problèmes environnementaux (évolution des règlementations des pays hôtes) ou encore de problèmes d'approvisionnements rencontrés par l'industriel fabricant. Ce sont des difficultés d'origines multiples, mais qui, toujours, résultent de l'absence de diversité d'approvisionnement suffisante sur l'étape de production.

Dès lors, nous recommandons que l'État se dote d'un processus de contrôle qui lui permette de disposer d'une cartographie de la fabrication. Je rappelle que cela concerne deux mille huit cents principes actifs qui permettent de fabriquer environ vingt à trente mille présentations pharmaceutiques. La fabrication de chacun de ces principes actifs est réalisée par étapes (entre trois et trente étapes). L'ensemble de la fabrication industrielle du médicament repose sur des centaines de milliers d'opérations de production. Les éléments qui permettraient de cartographier ce paysage de la fabrication des médicaments existent puisqu'ils sont inclus dans les dossiers que les industriels déposent lors de leur demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM). Mais ces données ne sont pas exploitées avec les dispositifs d'intelligence artificielle qui permettraient de les stocker à grande échelle et d'identifier les processus les plus exposés, parce qu'ils sont oligopolistiques.

Nous préconisons donc de fournir des moyens à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) de sorte qu'à partir de cette masse de données dont elle dispose elle reconstitue cette cartographie et identifie les étapes menacées.

En cas de pénurie, nous sommes très souvent obligés de nous tourner vers des pays étrangers afin de trouver un produit équivalent. Toutefois, certains hôpitaux ont rencontré des difficultés à réception de produits libellés dans une langue étrangère. Nous incitons donc l'industrie à s'orienter, en lien avec les autorités réglementaires, vers une harmonisation des produits anciens qui soit identique à celle qui est appliquée pour les produits nouveaux. En effet, les nouveaux produits sont enregistrés et mis sur le marché selon des processus internationaux, tout comme les études cliniques et les modalités de revue des dossiers. Pour les médicaments anciens, ce n'est pas le cas parce que l'on hérite de toute la tradition thérapeutique ancienne, notamment les AMM anciennes. Notre deuxième recommandation serait de dire, qu'au même titre qu'il y avait autrefois des règles de l' International Council of Harmonisation (ICH) ou Conseil international d'harmonisation des exigences techniques pour l'enregistrement des médicaments à usage humain, il faudrait faire le même type d'exercice pour les produits anciens.

Notre troisième recommandation vise à faire en sorte que les industriels disposent d'une visibilité plus large, que les acheteurs non seulement prennent en considération le prix du médicament, mais également se préoccupent de travailler avec des fournisseurs multi-sources. Il importe qu'ils tiennent compte des difficultés que peuvent engendrer les diminutions de prix. En effet, dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS), les médicaments anciens faisaient jusqu'à récemment l'objet de baisses de prix répétitives susceptibles d'aboutir à un prix de vente inférieur au prix de revient. Nous préconisons donc de donner aux acheteurs les moyens d'acheter intelligemment et pas seulement en fonction du prix.

Une autre recommandation consiste à affirmer le caractère stratégique des industries, notamment des industries d'amont. Des industriels ont récemment confié à PricewaterhouseCoopers une mission relative aux modalités de concrétisation de notre dernière recommandation visant à faire en sorte de recréer de l'industrie chimique sur notre territoire afin de produire des principes actifs – active pharmaceutical ingredients (API) dans un contexte durable. Cela suppose effectivement qu'on ait identifié les API les plus importants et les plus menacés, puisque l'on ne va pas pouvoir produire les 2800 API existants. Il convient ensuite de donner aux industriels de la visibilité sur l'économie de ces chaînes de production et faire en sorte qu'ils soient financés.

Malgré des moyens très limités, l'ANSM produit des efforts considérables pour gérer ces problèmes de pénurie. J'ai également été très favorablement impressionné par le dynamisme de l'industrie de la chimie fine française qui regroupe encore actuellement une quarantaine d'acteurs, sur 80 sites, et qui est animée d'un véritable désir de développement pour autant qu'on lui en donne les moyens.

Je salue la décision de Sanofi de construire ce qu'on appelle un spin off, une société dédiée à une certaine branche d'activité, de l'ensemble de sa chimie fine qui devrait permettre de créer un leader mondial de la chimie fine en compétition avec l'autre leader mondial, Lonza, entreprise suisse italienne. Cette industrie a donc envie de se développer.

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