La question de la désindustrialisation du pays n'est pas à proprement parler une question récente. Plusieurs de mes campagnes présidentielles portaient sur le sujet du « produire » et sur l'affaiblissement de l'appareil de production du pays, qu'il soit industriel, agricole ou intellectuel. La pandémie nous a cruellement rappelé notre dépendance sur des productions dans des domaines dont nous pensions être parmi les leaders dans le monde. Le Haut-commissariat au plan a produit plusieurs rapports sur la dépendance en matière pharmaceutique auxquels certains d'entre vous ont participé. La crise climatique et écologique ajoute au caractère brûlant de cette question qui se pose de manière inédite, ne serait-ce que parce que les longs trajets imposés aux marchandises participent eux-mêmes à la production de gaz à effet de serre.
Cette question n'est pas seulement économique. Elle interroge le contrat social qui forme la colonne vertébrale de la Nation et nous fait vivre ensemble. Le déficit commercial n'est pas qu'un déficit comptable : ce sont des emplois et des ressources qui manquent. Or, ces ressources soutiennent ce contrat social si généreux qui est celui de la France.
Le bilan est cruel : la France est le plus désindustrialisé des grands pays de l'Union européenne. Vous avez les chiffres en tête. La part d'emplois industriels de production et de production agricole se limite à 10 %. L'industrie représente de l'ordre de 12 % à 13 % de notre produit intérieur brut (PIB), contre 25 % en Allemagne, 19,7 % en Italie et 16,1 % en Espagne. Nous subissons un décrochage qui vient de loin et qui n'entraîne pas uniquement des conséquences sociales. Il provoque également un déséquilibre sur le territoire, une désertification, ainsi que des conséquences sur le plan intellectuel, car la recherche et le développement souffrent au premier chef de l'absence d'activité industrielle pour les entraîner vers le haut.
La première cause de désindustrialisation – dont on a fait un leitmotiv depuis plusieurs décennies – est le coût du travail en France, à la fois direct et indirect. Il est certain que le coût du travail dans l'activité manufacturière a eu, à une certaine époque, une résonnance très importante. Notons toutefois un resserrement de la fourchette du coût du travail réel entre des pays qui paraissaient à très bas salaires et ceux, comme le nôtre, où les salaires avaient la réputation d'être élevés.
Une deuxième cause de la désindustrialisation est la discordance de la fiscalité. Il est considéré que la différence avec l'Allemagne s'élève à 10 points de valeur ajoutée. La fiscalité de la France est plus lourde que celle de ses voisins. L'étude de Rexecode publiée en 2020 montre que le prélèvement fiscal représente l'équivalent de deux fois le résultat d'exploitation des entreprises françaises contre 0,8 en Allemagne, soit une différence de plus du double.
Ajoutons que l'industrie française a choisi un positionnement de gamme moyenne à moyenne basse qui ne permet pas de dépasser la question de coût direct. Ce positionnement a incité à la recherche du travail toujours moins cher et à la délocalisation. 62 % des emplois du secteur en France sont délocalisés à l'étranger, contre 52 % au Royaume-Uni – qui n'est pourtant pas restrictif sur ce sujet–, 38 % en Allemagne, 26 % en Italie et 10 % en Espagne. C'est le symptôme d'un choix de l'industrie française. Pourtant, dans de nombreuses activités, comme le luxe, la preuve est faite qu'elle pourrait viser le haut de gamme. Il me paraît insupportable de voir la France évincée de secteurs dans lesquels elle dispose pourtant de tous les moyens scientifiques, techniques et technologiques pour s'élever au sommet de la pyramide.
L'euro a régulièrement été avancé comme explication à la situation actuelle de la France. Il suffit pourtant de rappeler que nos voisins ont la même monnaie que la nôtre et qu'ils ont toutefois progressé alors que la France régressait. De plus, la zone euro a sans cesse amélioré sa situation sur le plan de la balance commerciale alors que le bilan français était le plus négatif.
L'inadaptation et l'inadéquation de la formation constituent un autre facteur tout aussi cruel à constater. Le slogan de l'une de mes campagnes présidentielles était « Produire et instruire », car j'ai toujours pensé que ces deux questions étaient étroitement liées.
Enfin, l'opinion publique n'a pas saisi que la robotisation, la mécanisation et la numérisation constituent des atouts considérables. Or, la France possède moitié moins de robots que l'Allemagne. J'y vois l'une des explications de la perte de terrain que nous avons subie. Il est sans doute plus payant au plan électoral de se prononcer contre la mécanisation et la robotisation de la production que de les favoriser. Mais en conséquence, l'origine de produits d'inspiration française s'est déplacée. C'est une loi à laquelle on ne pense jamais assez : la perte de la production d'un produit ne signifie pas seulement la perte d'emplois et de bénéfices au présent ; elle représente surtout une perte pour l'avenir. Cela signifie que la recherche et développement (R&D) n'est plus menée dans le secteur en question ; que l'on ne travaille plus sur le design et le développement du produit. Et, progressivement, on se retrouve exclu de l'avenir d'un secteur de production, des potentiels que comporte l'évolution d'un produit. Ce phénomène trop européen et malheureusement dramatiquement français marque de très grandes difficultés que l'ensemble du « cercle de responsabilité », qui va de ceux qui exercent des fonctions et mandats électifs jusqu'à ceux qui les délèguent, a acceptées quand il ne les a pas favorisées.
Je ressens comme un véritable crève-cœur le fait de constater que la France est évincée de secteurs entiers alors qu'il n'existe aucune raison pour qu'elle en soit absente. Je vais vous donner quelques exemples. Le déficit de nos échanges de prothèses auditives s'élève à 200 millions d'euros par an, en provenance de Singapour, de Pologne, des États-Unis et du Vietnam. La France a pourtant été un grand pays dans le domaine de la reproduction du son et l'est encore aujourd'hui dans les enceintes haut de gamme. Il en va de même pour l'instrumentation cardiologique. La France atteint un déficit annuel de 250 millions d'euros sur les simulateurs cardiaques qui sont généralement en provenance de Suisse. Le déficit annuel des échanges de seringues et de canules d'instrumentation médicale atteint 535 millions d'euros. Vous aurez noté au passage que ces déséquilibres ne sont pas le fait de la concurrence de pays pauvres. Il existe un déficit annuel de 5 milliards d'euros pour les téléphones, de 450 millions d'euros pour les éléments de cuisine – dont la technologie pourtant ne peut expliquer notre absence – de plus d'un milliard d'euros pour les lave-linge et lave-vaisselle. La France possède pourtant un savoir-faire dans les turbines – je suis l'élu de la région du premier fabriquant au monde de turbines d'hélicoptère. Mais elle laisse glisser les compétences en les spécialisant dans des sujets, sans essayer de les généraliser. Le déficit annuel s'élève à 1,850 milliard d'euros sur les sièges en bois et 1,5 milliard d'euros sur l'ameublement en bois – alors que nous sommes exportateurs et que nous possédons la plus grande forêt d'Europe, la Pologne exceptée. Nous avons accepté une économie de pays en voie de développement sur un grand nombre de secteurs. Nous exportons des pommes de terre mais sommes déficitaires sur les chips à hauteur de 120 millions d'euros. La France produit la matière première et d'autres pays, qui ne sont pas forcément les plus pauvres, nous renvoient les produits transformés. À l'école, on nous apprenait qu'il s'agissait-là du modèle d'un pays à l'économie sous-développée. À bien des égards, c'est au stade où nous en sommes. Nous exportons des pommes et nous sommes déficitaires en jus de pomme. Enfin, le déficit annuel s'élève à 325 millions d'euros sur les couches de bébé qui sont produites pour plus de 50 % en Allemagne.
Il y a trois choses à faire. La priorité est que les responsables que nous sommes à des degrés divers reconnaissions que cette situation est inacceptable et désignions comme ennemi public n° 1, le sentiment de fatalité que nous connaissons depuis plusieurs décennies. Je crois à la volonté politique – même si cette idée peut paraître étrange de nos jours. Je crois que nous pouvons remonter la pente, nous fixer des objectifs ambitieux et partir à la reconquête de l'appareil productif du pays.
Deuxièmement, il nous faut mener un travail humble mais nécessaire consistant à identifier les postes principaux de déficit. Contrairement à une idée répandue dans l'opinion publique, ce n'est pas vers des pays lointains, orientaux, à très bas coût que s'échappent l'activité, la production, la main-d'œuvre et la valeur ajoutée : dans la plupart des cas, la délocalisation se fait autant voire davantage vers les pays développés. C'est pour cela que les déficits se creusent.
Enfin, il est souvent dit que l'État doit réinvestir sa fonction stratégique – je serai le dernier à pouvoir dire le contraire. Je défends cette idée et c'est ce que le Président de la République a voulu en me confiant cette responsabilité. Mais l'État doit aussi devenir fédérateur des acteurs privés. Aucun de ces domaines ne sera redressé sans une volonté générale exprimée par l'État et partagée par les grands acteurs privés. Ils peuvent favoriser la naissance de jeunes pousses (startups), mettre à contribution leur réseau de commercialisation à l'étranger ou encore partager des procédés. Le métier des turbines à air – que l'on utilise dans les turbines d'hélicoptères ou à gaz – et le métier des turbines à eau ne sont par exemple pas très différents. Les acteurs des dispositifs médicaux pourraient se fédérer pour regrouper leurs compétences. En fédérant des acteurs et en allant rechercher où se trouvent les compétences, les brevets, si une aide suffisante est apportée à l'organisation du dépôt des brevets et à leur défense… Des membres de l'Académie des sciences qui ont été créateurs de startups décrivaient à l'envi comment de très grandes puissances comme les États-Unis déploient leur arsenal juridique et judiciaire pour ruiner les startups avant même qu'elles ne prennent leur envol. Un grand nombre d'entre eux m'ont fait part de leur sentiment que leur défense n'était pas assurée. M. Marc Lassus, créateur de la carte à puce – et par ailleurs un compatriote –, a par exemple raconté comment il avait été dépouillé de son entreprise : des investisseurs minoritaires sont entrés puis ont déclenché des procédures judiciaires ; il s'est retrouvé dans l'incapacité de se défendre, y compris dans l'incapacité financière d'assumer le coût des procédures américaines. Ceci peut se reproduire dans bien d'autres domaines comme vous le savez. Je crois fermement que la capacité à fédérer les acteurs privés autour de la volonté générale exprimée par la puissance publique, en les assignant à des objectifs, est un élément essentiel de la reconquête. À la Renaissance, le grand mouvement de la Pléiade a cherché, dans d'autres langues et cultures, des mots à acclimater en France afin d'exprimer des idées pour lesquelles la langue nationale ne possédait pas de termes adéquats. Ce qu'ils ont appelé le « provignement » pourrait être accompli dans des domaines dont nous sommes totalement exclus. La Chine impose, pour toute entreprise qui veut exporter vers son territoire, que soient mises en place des co-entreprises. Un tel mouvement pourrait être pensé au sein d'une stratégie nationale.
Je conclurai en insistant sur la gravité de la situation qui se dégrade depuis des décennies, probablement dans le tournant des années 1990 – 2000 où quelque chose s'est cassé. Le redressement est crucial, car ce n'est pas seulement l'économie mais tout l'appareil de solidarité du pays qui en dépend et sans cela ne survivra pas. Il faut enfin une stratégie humble d'analyse des secteurs en situation de faiblesse et des capacités de fédération des acteurs publics et privés afin de défendre une stratégie nationale de reconquête.