Chers collègues, vous avez pu prendre connaissance de mes conclusions dans le projet de rapport, même si les formes et les délais ne sont pas des plus simples. Je remercie celles et ceux qui ont participé aux auditions et y ont contribué par leurs questions.
Les conclusions peuvent se lire à travers sept thèmes, qui regroupent les trente-trois propositions phares du rapport, parmi les soixante-seize qu'il contient.
La France a indéniablement connu un déclin industriel marqué. Le nombre d'emplois industriels et la part de la valeur ajoutée industrielle dans le produit intérieur brut ont été divisés par deux en cinquante ans. En 2018, la part de l'industrie dans la valeur ajoutée s'établissait ainsi à 13,4 %, faisant de la France l'économie la plus désindustrialisée du G7 avec celle du Royaume-Uni. Cette disparition de pans entiers de l'industrie française est décisive dans la dégradation du solde commercial, structurellement déficitaire depuis 2006.
Cette situation a des conséquences, non seulement économiques, mais également sociales – l'industrie contribue aux équilibres sociaux car elle est grande pourvoyeuse de salaires attractifs, généralement supérieurs à la moyenne – et aussi territoriales, car la répartition relativement équilibrée de l'industrie sur le territoire contribue à la cohésion. La localisation de la production est en effet déterminante. Cette commission d'enquête a d'ailleurs permis de mettre en évidence le rôle de l'industrie dans la souveraineté économique du pays.
La crise sanitaire a montré que les pays les plus désindustrialisés pouvaient se trouver dans une inquiétante incapacité à répondre à des besoins essentiels. Ce constat fait, l'industrie européenne française doit garantir l'approvisionnement de l'économie et plus globalement du pays dans les biens essentiels à son bon fonctionnement.
Depuis 2009, moins de 9 000 emplois ont été rapatriés en France, soit 0,5 % de l'emploi créé. La stratégie de relocalisation doit consister non pas à revenir à l'industrie d'il y a vingt ans mais bien à construire l'industrie de demain. Il faut désormais identifier des situations précises de vulnérabilité, à partir d'une analyse microéconomique fine. L'État doit ainsi redevenir stratège dans les politiques industrielles, afin d'orienter les choix prioritaires.
La commission d'enquête a pu mettre en évidence plusieurs facteurs explicatifs du déclin industriel français, au nombre desquels un déficit structurel en matière de recherche et développement (R&D), les stratégies de certaines multinationales, le mirage d'une société postindustrielle ou les compétitivités prix et hors prix.
La compétitivité prix de la France, longtemps déficitaire, notamment vis-à-vis de l'Allemagne, ne s'est finalement pas traduite par une relocalisation des industries, alors délocalisées vers les pays de l'est de l'Union européenne. Quant à la compétitivité hors prix, elle demeure handicapante. Les choix stratégiques d'une politique industrielle privilégiant le bas ou le milieu de gamme n'ont jusqu'ici pas été véritablement modifiés. Les industries françaises souffrent toujours d'un déficit structurel de recherche et développement.
Il semble donc nécessaire de construire aujourd'hui un nouveau pacte productif français. La réalisation d'un tel objectif ne va pas de soi. Elle suppose de renouveler le dialogue social dans les entreprises, afin d'établir un pacte social qui associe les salariés au développement de long terme de l'entreprise et à sa rétribution. Il faut également parvenir à un consensus transpartisan et durable sur les voies et moyens d'un renouveau industriel national. Cette démarche appelle la définition d'une politique industrielle qui contribue au développement à long terme de notre appareil productif.
Dans cet esprit, je propose d'organiser une grande conférence industrielle nationale, qui réunisse l'ensemble des parties prenantes pour faciliter la réindustrialisation et l'implantation des filières d'avenir – État, régions, intercommunalités, entreprises, fédérations professionnelles, organisations syndicales, représentants de la société civile et des milieux associatifs. J'appelle à organiser un consensus politique autour des priorités de politique industrielle, en dépassant le cadre de la législature, afin d'assurer une stabilité des décisions et de soutenir, sur le temps long, les filières désignées comme stratégiques.
À cet effet, je préconise d'adopter une loi de programmation industrielle pluriannuelle de développement de l'industrie. Un programme pluriannuel de financement de projets industriels de rupture pourrait ainsi être voté. La loi de programmation industrielle offrirait par ailleurs un cadre pour débattre des paris industriels et technologiques.
Dans une approche plus globale, j'invite à rééquilibrer la gouvernance des entreprises, notamment en cherchant à inventer un nouveau modèle de gestion qui laisse une plus grande place aux salariés. Prévoir que 30 % des droits de vote soient reconnus aux représentants du personnel au sein des conseils d'administration des grandes entreprises, 25 % pour les entreprises de taille intermédiaire, permettrait d'associer véritablement les salariés aux choix stratégiques des entreprises, notamment s'agissant de leur localisation.
Cette nouvelle ambition industrielle doit aussi être plus lisible et accessible. Aujourd'hui, la politique industrielle est transverse, placée sous la responsabilité du ministère de l'économie et des finances – les autres ministères sectoriels comportent eux aussi des directions dédiées. La responsabilité de la conduite de la politique industrielle est donc partagée. La création d'un grand ministère de plein exercice, chargé de l'industrie, de l'énergie et de la recherche semble plus pertinente eu égard aux besoins et implications du maintien des capacités industrielles nationales.
Pour conforter la transition et la modernisation de l'industrie française, j'appelle votre attention sur la nécessité d'approfondir la structuration des filières françaises. Les instances du Conseil national de l'industrie (CNI) sont perçues comme jouant un rôle utile pour partager des diagnostics au sein d'une filière. Je regrette toutefois que le dialogue social n'ait pas la même portée dans toutes les filières. Je propose donc de dresser un bilan de l'organisation des filières actuelles au sein du CNI et de créer une mission d'accompagnement à la structuration des filières, en particulier pour améliorer l'équilibre des rapports entre les donneurs d'ordre et les sous-traitants.
L'industrie française est aujourd'hui confrontée à des mutations rendues nécessaires par la conduite de la transition énergétique et la lutte contre le dérèglement climatique. Dès lors, elle doit réinventer son modèle de compétitivité, face à la transformation de la concurrence. J'ai la conviction que l'industrie française peut contribuer à relever les défis de la transition climatique et énergétique, en s'appuyant sur ses atouts historiques ainsi qu'en favorisant la création de nouvelles filières au service de l'émergence d'un pacte productif plus respectueux de l'environnement. La décarbonation de l'industrie est un enjeu important, puisque cette dernière représente 18 % de la totalité des émissions de gaz à effet de serre françaises, c'est-à-dire plus que sa part relative dans le PIB du pays.
Parmi les principales propositions du paquet législatif sur le climat « Fit for 55 » – « Ajustement à l'objectif 55 % », présenté par la Commission européenne en juillet 2021, le passage à 100 % de voitures et véhicules utilitaires légers neufs zéro émission à partir de 2035 illustre une forte ambition, dont les conséquences industrielles directes pourraient conduire à une perte nette de 275 000 emplois d'ici à 2040 dans le secteur automobile. L'accompagnement des pouvoirs publics est donc essentiel afin de permettre aux entreprises, en particulier celles fragilisées par la crise sanitaire, de répondre aux nouvelles contraintes nécessaires pour atteindre la neutralité carbone en 2050.
Une démarche d'écologie responsable consiste à produire en France, en respectant les précautions requises. Le bilan carbone plutôt favorable constitue un atout pour la localisation des industries en quête d'une énergie accessible et décarbonée, dans le contexte de la transition énergétique. Il pourra en outre être valorisé par l'adoption d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières européennes.
À ce titre, je préconise de poursuivre le développement à l'échelle européenne d'une filière de production des énergies renouvelables, en s'appuyant sur la dynamique créée par les grandes alliances industrielles européennes. Afin de permettre au tissu industriel actuel de perdurer et de favoriser le déploiement de nouvelles industries, il est nécessaire d'assurer un approvisionnement fiable et accessible en électricité : il faut donc consolider la prise en compte des besoins de l'industrie dans la définition des politiques de planification de l'énergie.
Les technologies de la transition énergétique représentent une opportunité au regard de la spécialisation des industries de demain et des gains à l'export. Ainsi, la filière hydrogène bas-carbone constitue un véritable pari industriel, puisqu'il s'agit de produire et de développer les utilisations de l'hydrogène.
Je propose également d'encourager l'adoption par les industriels européens, si les conditions sont réunies, d'un modèle prometteur, celui du recours à la capture et au stockage du carbone par les industriels, notamment ceux de l'Axe Seine.
Dans un contexte de raréfaction des matières premières et en cohérence avec l'objectif de transition écologique, j'insiste sur la possibilité de faire des matières tirées de la filière du recyclage et de la valorisation un atout pour la localisation d'industries dans le territoire. L'inscription d'un score de recyclage sur les produits manufacturés et un assouplissement de la directive européenne sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), afin d'appliquer un taux réduit sur les produits recyclés, seraient des avancées positives en ce sens.
Dans ce déclin industriel, je mets en avant des causes endogènes particulières, notamment certains choix stratégiques opérés par les entreprises et les pouvoirs publics. Le choix de la rentabilité à court terme a plus d'une fois primé sur l'investissement et la capacité des usines à créer de l'innovation de rupture. Le facteur culturel ne doit pas non plus être sous-estimé, tant du point de vue d'une propension à l'aversion au risque qu'en matière de financement des entreprises et de structuration du capital.
Une analyse comparée avec l'Allemagne montre que le capitalisme familial permet de privilégier des investissements sur le long terme. Son écosystème productif, composé de petites et moyennes entreprises à capitaux familiaux, fait la force du tissu industriel de l'Allemagne, alors que la structuration française privilégie les grands groupes, davantage attentifs à une rentabilité à court terme et privilégiant les délocalisations pour obtenir des avantages compétitifs.
Ces faiblesses capitalistiques sont en partie compensées par une intervention publique, notamment dans les territoires, avec des acteurs tels que la Banque publique d'investissement ; en termes d'amorçage pour la création d'entreprises, elles le sont par l'intervention d'acteurs privés. Le manque de stabilisation capitalistique des entreprises françaises ne permet pas toujours de répondre aux enjeux d'une réindustrialisation durable du pays.
Pour cette raison, je préconise d'inciter les Français à engager leur épargne pour financer l'industrie, en inventant une nouvelle de forme de Codévi (compte pour le développement industriel), c'est-à-dire un livret d'épargne garanti destiné au le financement de l'industrie.
Quant au rôle de l'État actionnaire dans la politique industrielle, je préconise d'en discuter régulièrement au Parlement, et de renouveler sa doctrine d'investissement. Dans la continuité de cette logique, il est légitime de s'interroger sur les modalités de l'investissement à risque de l'argent public bénéficiant à des entreprises. Je propose donc de conditionner les différents plans d'investissement à des engagements concrets en faveur de la réindustrialisation, qui pourront être définis selon la situation propre à chaque entreprise et chaque territoire. Cela pourra être fait à partir d'un référentiel unique, prévoyant des engagements en termes de localisation d'activités, d'emplois et de compétences ainsi que de partage équitable de la valeur.
En l'état, le droit de la commande publique ménage une certaine latitude dans l'établissement de critères susceptibles de soutenir l'industrie nationale. En droit interne, plusieurs textes, dont la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi « climat et résilience », ont accru les possibilités et les exigences tenant à l'insertion de clauses environnementales dans les marchés publics.
Dans ce cadre, il importe de valoriser une fabrication, de produits de santé notamment, qui réponde à des exigences de sécurité et de proximité. Je préconise ainsi d'engager une réforme du droit européen pour faire du mieux-disant social et environnemental un critère d'attribution des marchés publics et d'interdire la participation aux marchés publics des producteurs dont les conditions de production seraient déloyales.
Bien que largement soutenu par l'effort public, notamment le crédit d'impôt recherche (CIR) ou les programmes d'investissements d'avenir, l'effort de recherche ne s'établit qu'à 2,2 % du produit intérieur brut, loin de l'objectif de 3 % fixé par l'Union européenne il y a trente ans. En outre, la recherche privée se trouve concentrée dans quelques branches industrielles, comme l'industrie automobile, la construction aéronautique et spatiale, l'industrie pharmaceutique et l'industrie chimique.
La transformation industrielle passe par l'investissement et par la montée en gamme. À ce titre, il est nécessaire d'améliorer l'efficacité de l'effort en matière de recherche et développement (R&D), avec pour objectif de dépasser le seuil de 3 % du PIB, en desserrant la sélectivité dans le choix des projets et des programmes aidés et en améliorant la coordination des politiques de soutien à la recherche et au développement avec les programmes européens.
La France est pourtant le deuxième des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) quant au montant total des aides, avec une dépense équivalente à 0,4 % du PIB en faveur de la R&D. Eu égard aux dépenses de crédit d'impôt recherche – 7,46 milliards d'euros en 2020 – il semble nécessaire de s'assurer que le soutien public à la recherche et développement favorise le développement de la production en France. Ainsi, une modulation du taux du CIR en fonction de la taille de l'entreprise plutôt qu'en proportion des dépenses engagées permettrait, à enveloppe budgétaire constante, de réallouer la dépense publique vers les entreprises qui en ont le plus besoin.
Le CIR, qui représente une dépense fiscale importante pour la collectivité, ne doit pas, sauf rare exception, servir à financer des lieux de production à l'étranger : une réflexion doit donc s'engager sur l'instauration d'un dispositif qui le conditionne au regard de la localisation de chaînes de production sur le territoire français. Plus largement, les aides publiques pourraient faire l'objet de conditions d'attribution similaires, afin de garantir l'installation pérenne d'activités de production dans le territoire national.
Par ailleurs, le rêve d'une France sans usine a montré non seulement ses limites, mais sa dangerosité. Dans un cercle vicieux, les délocalisations d'usines ont entraîné une délocalisation de la recherche et du développement, conduisant dans certaines branches à un manque d'innovations technologiques favorisant de nouvelles délocalisations. À ce titre, je préconise de développer davantage les conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE), en créant un statut de groupement d'employeur spécifique, dédié à l'embauche de doctorants dans les entreprises, de manière conjointe entre plusieurs entreprises.
Afin de redonner le goût de l'industrie, j'appelle également à créer un choc de formation, en renforçant notamment l'enseignement scientifique et technique et les approches pédagogiques dans le parcours scolaire et supérieur. Cette approche renouvelée de la formation devrait tirer les leçons de deux modèles de réseaux d'entreprises, ou clusters, que nous sommes allés étudier en Belgique. Il faut penser le développement d'écosystèmes d'innovation, qui proposent un continuum entre recherche fondamentale et développement des médicaments, par la contractualisation des liens entre les centres de recherche universitaire et les pôles de compétitivité, notamment en santé.
Enfin, l'échelon européen nous apparaît comme un élément indispensable de la stratégie de réindustrialisation de la France, au vu des équilibres économiques mondiaux. Si la politique industrielle européenne amorce aujourd'hui un infléchissement après les constats partagés avec la crise sanitaire, cette réflexion doit être poursuivie autour de l'harmonisation fiscale et sociale, et de la révision des règles de concurrence.
Jusqu'à récemment, la politique industrielle de l'Union européenne a été subordonnée aux questions de concurrence, afin de satisfaire le consommateur par des prix bas. La mise à jour de la stratégie industrielle de la Commission européenne, exposée par M. Thierry Breton lors de notre déplacement à Bruxelles, témoigne d'une vision qui tranche avec les conceptions du passé. J'invite à tirer les conséquences de ces évolutions et à réformer les règlements d'application en matière de droit européen de la concurrence et de contrôle des fusions et acquisitions, pour les rendre compatibles avec la nouvelle stratégie industrielle européenne. Les déséquilibres européens persistants pourraient également être résorbés avec une directive sur le salaire minimum dans l'Union bien plus ambitieuse, qui viserait à faire converger les salaires et les niveaux de protection sociale.
Enfin, j'appelle à ce que les nouvelles marges de manœuvre offertes par la révision du droit européen des aides d'État à la suite de la crise sanitaire soient durables, afin de permettre un soutien accru à des entreprises stratégiques. Dans la reconstruction de sa souveraineté sanitaire, la France ne saurait négliger l'occasion de collaborer de manière fructueuse à l'échelle européenne, et avec les moyens de l'Union. Après l'adoption d'une stratégie pharmaceutique pour l'Europe en novembre 2020, la Commission européenne a créé en septembre 2021 l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire – Health Emergency Preparedness and Response Authority (HERA). Dans une certaine mesure, les compétences de l'Autorité et les moyens mis à sa disposition restent à préciser. Aussi, je recommande de lui accorder un budget propre, de nature à lui permettre, en cas d'urgence sanitaire, de lever rapidement des fonds nécessaires au lancement des recherches thérapeutiques ou vaccinales.
Je plaide en faveur de la reconnaissance de missions de coordination, telles que l'élaboration d'une liste des principes actifs et dispositifs médicaux indispensables car vitaux pour la population de l'Union européenne. De même, il faudrait utiliser le dispositif Fab EU afin de relocaliser la production de médicaments et produits de santé essentiels à la consommation européenne.
Il est aussi souhaitable d'élargir le champ du contrôle en matière d'investissements étrangers à toutes les entreprises du domaine de la santé et de l'énergie.
Si comparaison n'est pas raison, la filière des industries et technologies de santé peut tout de même nous inspirer quelques inquiétudes. Historiquement, il s'agit d'un pôle économique de premier plan pour la France. Cela étant, au plus fort de l'épidémie de la Covid-19, nous avons tous fait le constat des multiples lacunes dont pouvait pâtir le pays si de tels événements se reproduisaient. Conjuguée à l'échec de la mise au point d'un vaccin français, la crise sanitaire aura révélé les problèmes fondamentaux inhérents à l'absence d'opérateurs établis dans le territoire national et en mesure de répondre à la demande domestique.
En réalité, la filière française des industries et technologies de santé vit sous la menace d'un déclassement. Cette situation résulte de trois facteurs qui conspirent à son affaiblissement.
Le premier facteur réside dans une concurrence internationale redoublée. Sur le plan de la production pharmaceutique, la France occupait la cinquième place mondiale en 2020. Sa part de marché aura été divisée par deux entre 2005 et 2015. En Europe, la France est passée de la première à la quatrième place en quelques années. Sur le plan de l'attractivité, la compétition ne se joue plus simplement avec les Suisses, les Allemands ou les Britanniques : dans l'arbitrage des investisseurs, la France doit compter désormais avec la force nouvelle des industries de l'Europe de l'Est.
Le deuxième facteur de déclassement tient à sa place dans une chaîne de valeur dont la fragmentation croissante contribue à la disparition de certaines activités et à de possibles ruptures d'approvisionnement. Dans le champ de la production pharmaceutique, la France occupe ainsi une position intermédiaire peu valorisante, qui l'expose à une double concurrence : celle des pays à bas coût et celle des pays tirant un avantage comparatif de leur capacité d'innovation, tels que les États-Unis. En pratique, 75 % des principes actifs utilisés en France proviennent d'Asie, singulièrement de Chine et d'Inde.
Le troisième facteur de déclassement découle d'une spécialisation quelque peu datée au regard des innovations les plus récentes dans les produits de santé. La production nationale porte sur des médicaments relativement anciens : deux tiers des molécules qui les composent ont en moyenne vingt ans d'existence. L'industrie pharmaceutique française peine encore à s'engager dans le développement des produits innovants, en particulier des bioproductions.
Le plan Innovation santé 2030 du 29 juin 2021 et le plan France 2030, qui fixe pour objectif la production de 20 biomédicaments, marquent une prise de conscience. Reste à traduire leurs orientations en actes. Dans cette démarche d'intérêt public, les travaux de la commission d'enquête incitent à mettre l'accent sur trois défis.
Le premier porte sur le rétablissement et la préservation des capacités d'innovation et de production nécessaires à la construction d'une véritable autonomie sanitaire.
Il nous faut d'abord soutenir le renouvellement de l'effort de recherche des industries de santé et entretenir les savoir-faire. Dans le champ de la recherche en santé, on observe une baisse constante des investissements français. C'est pourquoi je préconise de renforcer les financements publics dans la recherche fondamentale et appliquée en matière de santé et de biotechnologies, notamment avec une accélération de la trajectoire budgétaire de la loi de programmation sur la recherche pour les années 2021 à 2030.
Étant donné le flux actuel des innovations thérapeutiques, le projet de rapport appelle les pouvoirs publics à dédier une partie de ces crédits supplémentaires à la recherche en matière de vaccins et de thérapeutiques innovants.
Le deuxième défi vise à renforcer la compétitivité des entreprises et la conduite d'une politique de filière, en rapport avec les besoins de souveraineté sanitaire.
En premier lieu, il convient d'examiner les adaptations de l'environnement fiscal et normatif que pourrait exiger l'internationalisation de l'économie de la santé.
En second lieu, l'état de l'appareil productif national rend indispensable un soutien et un encouragement à l'émergence de nouveaux champions de l'industrie de santé. Comme ailleurs, le problème de l'amorçage et de la croissance des jeunes pousses, notamment dans le secteur des biotechnologies, demeure.
Tout démontre l'importance d'une politique de sécurité globale des approvisionnements en produits de santé, qui prévienne les conséquences d'une dépendance extérieure excessive.
Au-delà des outils juridiques dont dispose l'autorité administrative sur le fondement d'une législation exigeante, les travaux de la commission d'enquête mettent en évidence le caractère impératif d'une planification des moyens et ressources, qui participe à la continuité d'approvisionnement en produits sanitaires indispensables à la vie de la nation. Dans le contexte créé par la crise sanitaire, l'État a engagé une politique tendant à réimplanter des unités de production de certains médicaments jugés critiques. La relocalisation de la production de paracétamol par le groupe Seqens en fait partie.
L'apport de tels projets à la souveraineté sanitaire du pays ne va toutefois pas de soi et le champ des relocalisations souhaitables prête à discussion. Aussi, je prône d'élaborer un plan de mobilisation destiné à garantir la disponibilité des produits de santé et des dispositifs médicaux en cas de crise.
Le troisième défi a trait à la capacité de la régulation publique à favoriser un environnement propice à la localisation de l'activité dans le territoire national.
En premier lieu, le projet de rapport identifie les exigences renouvelées de simplification réglementaire et d'efficacité administrative. Il invite ainsi à s'interroger sur les effets de la répartition des compétences et l'organisation des procédures.
De fait, les délais nécessaires à l'instruction et à la délivrance des autorisations de mise sur le marché peuvent être très sensiblement supérieurs à ceux observés dans d'autres États européens. À la faveur de la crise sanitaire, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a développé des procédures de traitement accéléré des demandes d'essai clinique et de mise sur le marché, qui ont pu aboutir à des réductions de délais significatives. Aussi, je préconise d'encadrer la durée d'instruction des demandes d'autorisation de mise sur le marché, sur le modèle du règlement européen du 16 avril 2014 relatif aux essais cliniques de médicaments à usage humain, qui entre en vigueur à la fin du mois.
Une telle mesure ne dispense pas d'un effort de simplification d'un paysage administratif assez fragmenté : il faut définir précisément le rôle de la future agence nationale de l'innovation en santé comme guichet unique du financement et de l'accompagnement de l'innovation en matière de produits de santé.
Accorder davantage de place aux enjeux industriels dans l'encadrement du prix des produits de santé constitue en second lieu un enjeu primordial pour la régulation publique. Depuis 2011, le prix des médicaments aurait reculé de 40 %, alors que l'indice des prix augmentait de 15 ou 20 %. S'agissant des médicaments génériques, la baisse de leurs prix aurait atteint en moyenne 3,5 % par an sur la dernière décennie. Les auditions de la commission d'enquête ne permettent pas d'établir un lien entre l'évolution des prix des produits de santé et l'attractivité du territoire. En revanche, on ne peut écarter l'hypothèse que la maîtrise du prix des médicaments n'ait pas influé sur la progression très modérée ou la faiblesse comparée de la création de richesse des entreprises de la filière des industries et technologies de santé.
L'accord-cadre du 5 mars 2021 et l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 prévoient que la fixation du prix des médicaments et spécialités remboursables par l'assurance maladie peut « tenir compte de la sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production ».
Cette orientation suppose d'abord que la politique d'achat des établissements hospitaliers offre des débouchés suffisants et réguliers aux entreprises du secteur. Le recours aux appels d'offres exerce un effet déflationniste, en raison de la part prépondérante pouvant être accordée au prix dans l'attribution des marchés.
Afin de rendre tangibles des avancées qui peuvent se heurter à des difficultés d'application, voire d'interprétation, au vu de l'expérience passée, je préconise d'assurer une meilleure sécurité des approvisionnements en médicaments vitaux, notamment en prenant en compte le caractère indispensable des produits au regard des besoins de santé publique en échange de garanties d'approvisionnement.
En conclusion, il importe d'utiliser toutes les ressources de la commande publique. Le solde des échanges extérieurs de produits industriels est à son plus bas historique – 9 milliards d'euros de déficit le mois dernier ; 100 milliards en rythme annualisé. Entre 2017 et 2022, le déficit de la balance commerciale française aura donc presque doublé. Ce déficit abyssal représente environ 3,7 % du PIB, et nécessite forcément de reconsidérer les politiques publiques menées ces dernières années ainsi que de mener une action résolue pour retrouver une industrie dans notre pays.
La baisse des impôts sur la production et sur le capital ne constitue pas une politique de réindustrialisation. Les économistes spécialistes de l'industrie s'accordent à dire que la France n'a plus de déficit de compétitivité prix. Le rattrapage a été fait et il n'y aurait aucun sens à continuer sur cette voie, qui risquerait d'appauvrir nos salariés et de mettre gravement en danger notre modèle social, déjà mis à rude épreuve.
L'État doit reprendre la main pour une réindustrialisation réussie et durable dans le pays. Nous devons commencer par un grand plan de développement de la recherche publique et privée. Il faut organiser une grande conférence industrielle, fixer des objectifs avec l'ensemble des parties concernées et remettre au cœur le sujet du dialogue social. Pour réindustrialiser, il nous faut concerter, impulser, financer, conditionner et réguler.
Au terme de nos travaux, je remercie les membres de la commission qui nous ont accompagnés dans ces auditions et les membres de son secrétariat. J'espère que nos propositions pourront nourrir utilement les travaux du législateur.