La notion de lien est primordiale. J'utilise l'expression « orphelien » pour désigner un enfant qui n'a plus d'adulte présent psychiquement à ses côtés. Pour un enfant, la notion d'espace ne s'entend pas véritablement en termes de surface. Un enfant a surtout besoin d'un espace psychique avec un cadre qui le sécurise, mais aussi un espace qui ne soit pas totalement rigide et qui lui permette d'apprendre, d'expérimenter, etc. Le confinement nous a permis de renforcer des constats que nous faisions déjà, avec des enfants en mal-être dans des grandes demeures de deux cents mètres carrés tandis que d'autres se portaient bien dans des appartements de trente mètres carrés car leurs parents étaient disponibles psychiquement. La notion d'espace psychique est donc importante.
L'exemple rennais est remarquable mais il n'est pas élargi à toute la France pour des raisons multiples, et notamment parce qu'il repose sur l'investissement de certaines personnes et sur des moyens.
Je mettrai un bémol à propos des plates-formes téléphoniques. J'ai été sollicitée par des associations qui ont reçu l'injonction de se joindre à une plate-forme téléphonique. Le terme « injonction » signifie que si elles n'acceptaient pas de s'associer à la plate-forme, leurs subventions disparaîtraient. La bonne volonté ne suffit pas pour prendre en charge une personne en difficulté. Un médecin qui n'est pas chirurgien ne pourra pas me convaincre de le laisser m'opérer, même s'il est animé de toute la bonne volonté du monde ! Depuis les attentats, des cellules d'écoute se sont développées autour de l'idée que la bonne volonté suffirait et cela a produit des dégâts considérables. Une plate-forme téléphonique peut se révéler très efficace mais à la condition que les opérateurs soient formés. Dans le cas contraire, ce sera une catastrophe.
Pour revenir à la place de l'enfant dans notre société, je pense que nous avons affaire à un déni total. Les enfants sont trop souvent assimilés à des adultes en miniature. On a tendance à considérer qu'ils sont capables de penser comme un adulte, ils sont hypersexualisés très tôt, on leur confie des responsabilités de manière précoce. Les parents se les disputent en cas de séparation. J'ai même vu des parents se répartir les cendres de leur enfant décédé ! Un enfant n'est pas un objet mais un sujet. Il serait bon que les enfants soient considérés comme tels dans notre société. Un enfant qui ne parle pas n'en est pas moins capable de penser et de ressentir. Un enfant n'est pas un adulte en miniature mais un adulte en devenir. Il a besoin de la présence d'adultes à ses côtés. Le professeur Emmanuel Hirsch a mis en place un comité d'éthique auprès de la Présidence. Nous avons été consultés sur la notion de tri en médecine d'urgence : quelle conduite adopter pour décider si une personne âgée doit être prise en charge ou non ? J'ai insisté sur la place de l'enfant et j'ai émis des recommandations dans ce domaine. Elles n'ont pas été du tout suivies mais je n'en suis pas étonnée. Je travaille depuis trente ans auprès d'enfants. J'ai établi un protocole de prise en charge d'enfants après des catastrophes et des événements traumatiques collectifs. Je me suis heurtée à des responsables institutionnels et politiques de tous niveaux qui considéraient que ce n'était pas une priorité. Lorsque j'ai réclamé des moyens pour pouvoir accueillir les enfants adoptés en France dans de bonnes conditions afin qu'un lien puisse se créer avec les parents adoptifs, on m'a simplement répondu qu'aucun moyen ne serait déployé, qu'il s'agissait d'enfants, et que les enfants étaient réputés résilients. La résilience est un processus qui permet de se reconstruire à la suite d'un événement traumatique. Que l'on arrête de dire que les enfants sont résilients et qu'ils peuvent se remettre facilement d'un traumatisme. Ce n'est pas vrai. Un traumatisme peut provoquer des dégâts si l'on n'y prend pas garde. Je suis désolée d'insister mais je pense que notre société agit dans un déni total vis-à-vis des enfants, et qu'elle ne répond absolument pas à leurs besoins. Les intérêts et les besoins des enfants sont confondus. À l'école, les projets d'accueil individualisés sont censés permettre aux enfants en difficulté ou confrontés à un harcèlement de bénéficier d'une prise en charge adaptée mais le modèle d'évaluation est construit comme pour des adultes. On ne prend pas suffisamment de temps pour fournir des explications aux enfants. Il y aurait beaucoup à faire pour réapprendre aux adultes à parler aux enfants. Nous pourrions peut-être créer des émissions sur le sujet.
Je ne considère pas que nous ayons vécu une rentrée « normale ». Les enfants ne sont pas dupes, ils ont bien vu que ce n'était pas une rentrée comme les autres. Ils en déduisent que les adultes ont voulu leur mentir. Au lieu de cela, il aurait fallu leur expliquer que nous vivons une expérience inédite, et que nous allons chercher à la dépasser de manière positive en réinventant l'école et l'apprentissage. Le terme de rentrée « normale » a été très stigmatisant pour les enfants ainsi que pour les enseignants qui ont mal vécu la rentrée. Les arrêts maladie et les suicides sont nombreux chez les enseignants. Les plates-formes sont précieuses mais les enseignants ne sont pas des surhommes : ils ne peuvent pas enseigner, protéger, gérer leur stress, les injonctions contradictoires, les protocoles, etc. Nous aurions dû utiliser un autre terme, et expliquer aux enfants qu'ils auraient droit à une rentrée scolaire, même si elle allait être différente et innovante. La formule magique « même pas peur » ne fonctionne pas. Que faire si malgré tout l'enfant a peur ? Il faut travailler sur les ressources individuelles et familiales et aider les parents. Il faudrait développer les liens entre parents, enseignants et enfants.
Pour ce qui est des axes de recherche, il faudrait pour commencer avoir des moyens. Nous sommes souvent contraints à du bricolage pour trouver les ressources dont nous avons besoin pour la recherche. La loi relative aux recherches impliquant la personne humaine de 2012, dite « loi Jardé », rend par ailleurs les recherches complexes, surtout lorsque des enfants sont visés. Pour moi, l'un des principaux thèmes à explorer concerne les conséquences des troubles post-traumatiques liés au confinement sur la scolarisation. Il s'agirait d'évaluer l'intensité des troubles post-traumatiques et d'analyser une éventuelle corrélation avec la qualité des liens parents-enfants-enseignants ou bien avec la rupture du lien à l'école. Nous pourrions chercher à comprendre si les troubles du sommeil sont liés au fait que les enfants sont coupés de leur rythme de vie habituel. Nous ne pouvons à ce stade formuler que des hypothèses. Nous n'avons pas de données académiques précises dans ce domaine. Nous constatons que des troubles post-traumatiques existent, et nous en traitons les conséquences, mais nous en ignorons les causes profondes. Sont-elles à chercher autour de la rupture du lien avec le monde extérieur et le renforcement contraint du lien familial ? Nous pouvons émettre des hypothèses sur ces situations mais il serait intéressant de les étayer par des travaux de recherche.
Un autre thème de recherche possible est celui de la comorbidité. Je pense au deuil mais aussi aux pratiques dangereuses, aux risques suicidaires et aux troubles anxieux scolaires qui pourront apparaître. Nous évoquions tout à l'heure le lien avec les grands-parents. Certes rendre visite à une personne âgée fait courir à cette dernière le risque d'être contaminée mais elle peut tout aussi bien décéder à la suite d'une chute. Nous pourrions également élargir le thème des troubles post-traumatiques en nous intéressant non plus seulement aux conséquences directes de l'épidémie mais de celles des décisions prises à l'égard d'elle. Je pense par exemple aux mesures de quarantaine – qui ont d'ailleurs été analysées dans le cadre des études sur le SRAS et le virus Ébola. D'ailleurs, entre les termes « quarantaine », « quatorzaine » et « septaine », on a parfois du mal à s'y retrouver, même pour les adultes. Comment les enfants issus d'un foyer où un cas a été détecté ont-ils vécu le fait d'avoir été exclus de la rentrée ? Les autres enfants avaient entendu que leur camarade devait rester chez lui parce que son père, sa mère ou son frère était malade du Covid. Le Covid étant associé à l'idée de la mort, en le voyant revenir, les enfants pouvaient donc penser que leur camarade pouvait être porteur de la mort, qu'il était en quelque sorte un fantôme. Là encore, il est nécessaire de communiquer auprès des enfants afin de leur faire comprendre la situation.
Il faut donc accompagner les parents dès le début de la parentalité et les professionnels, dès leur formation initiale. Les médecins scolaires ne sont pas du tout formés – la médecine scolaire fonctionne en soins palliatifs. Les enseignants sont par exemple censés repérer les cas de harcèlement scolaire mais sans une formation appropriée, cela semble difficile. Cette formation peut être pragmatique. Un enseignant peut avoir besoin d'une formation de trois heures pour apprendre comment parler à un enfant ou comment s'occuper d'un enfant en mal-être. Cela semble plus utile qu'une formation de trois heures où on lui communique des statistiques qui ne lui serviront guère dans son travail au quotidien au contact des enfants. Tout cela nécessite des décisions politiques. Les plates-formes doivent être composées de personnes formées. Il convient d'éviter de disqualifier des professions à cause de glissements de tâches – un enseignant qui s'improviserait pédopsychiatre par exemple. Nous sommes dans une période de confusion et nous avons besoin des responsables politiques pour réintroduire de l'ordre dans ce désordre global.
Peut-être faudrait-il aussi rappeler les médias à l'ordre. Le clip que vous avez évoqué est absolument terrible et culpabilisant. Nous ne pourrons pas transmettre à nos enfants l'image d'une société sécurisante avec un message mortifère, ou en stigmatisant, en menaçant de sanctions, etc. Si nous instaurons un clivage générationnel, ce sera très lourd de conséquences pour notre société. Nous avons besoin des responsables politiques pour agir de manière raisonnée et pour redonner à l'enfant une place dans notre société.