Le CNED a été très visible ces derniers temps et, si la situation sanitaire a été inédite même pour le CNED, la situation de travail n'a pas été aussi inédite que cela. Au CNED, en temps normal, plus de la moitié des personnels sont en télétravail et la totalité de nos apprenants, élèves, étudiants ou adultes en formation, est à distance et travaille souvent sans professeur. Nous sommes là lorsque les enseignants ne sont pas là.
Pendant la crise, 1,9 million de familles se sont connectées sur la plateforme « Ma classe à la maison » que nous avions développée. Plus de 500 000 enseignants ont utilisé cette plateforme. Environ 11,5 millions de classes virtuelles se sont déroulées pendant la période de confinement. La plateforme « Ma classe à la maison » dispose en effet de deux services : un service de parcours de formation de la petite section de maternelle jusqu'à la terminale et un service de classe virtuelle qui permettait aux enseignants d'être en relation avec les élèves.
Le CNED a d'abord et toujours été perçu comme l'établissement au service de l'empêchement scolaire. Je crois que, pendant la crise, le CNED s'est trouvé là où il n'était pas attendu. Cet établissement, qui était perçu comme un établissement à côté de l'école, s'est trouvé d'un seul coup aux côtés de l'école. Je crois que cette idée du CNED aux côtés de l'école permet de penser la politique numérique du ministère un peu différemment, avec un opérateur qui peut prendre une plus grande place qu'aujourd'hui dans la politique numérique, en appui aux établissements en présence.
Le fonctionnement du CNED et la mise à disposition de services durant cette période nous ont aussi permis de faire un certain nombre d'observations, peut-être de conforter un certain nombre d'intuitions, voire de repérer un certain nombre de fragilités. Nous avons le sentiment que trente années de numérique éducatif, avec des politiques parfois ambitieuses, souvent très affirmées, n'ont pas réussi totalement à construire ou à ancrer une solide culture du numérique à l'école. Cela peut paraître caricatural et n'a pas du tout la prétention de recouvrir tout ce qu'il s'est passé sur le territoire national, mais nous avons tout de même eu de nombreux retours des parents d'élèves, des élèves et des enseignants.
Finalement, comme je l'écrivais dans un rapport de l'Inspection générale il y a quelques années, je crois que nous n'avons pas réussi à passer de l'entre-soi à « l'entre-tous ». Certes, le cercle de l'entre-soi s'est élargi mais je ne suis pas sûr qu'il recouvre aujourd'hui le cercle de l'entre-tous ; c'est le défi qui nous attend.
Cette situation a révélé quelques fragilités, notamment une fragilité sur les usages avec une maîtrise approximative d'un certain nombre d'outils, même très simples, par les communautés enseignantes, avec un peu moins de difficultés pour les élèves et leurs familles.
Nous avons aussi noté une fragilité sur l'éthique, avec à la fois une inquiétude très forte des communautés enseignantes les plus aguerries sur les données et une utilisation des données par un certain nombre d'enseignants sans qu'ils en mesurent le risque. J'ajoute à cette question des données la question du droit d'auteur. Nous avons vu des échanges importants de documents sur les réseaux sans que la question du droit d'auteur soit réinterrogée. Cela renvoie évidemment à la question de l'éducation aux médias et à l'information.
Nous avons constaté une fragilité sur l'innovation. J'ai le sentiment que, sauf exception, nous avons eu des difficultés à passer à un autre modèle que le modèle dominant « un maître – une discipline – une classe », alors que les outils que nous proposions permettaient de penser des modèles alternatifs.
Je serai un peu critique, mais je crois que ce qui a eu lieu n'est pas une accélération du numérique éducatif. C'est une accélération de l'utilisation des outils de communication, pour essayer de reproduire ce que nous faisions en présence dans l'enseignement à distance. Je ne mets pas en cause les enseignants ; ils ont accompli un travail extrêmement important pour essayer de s'adapter à la situation. Je ne crois pas non plus que ce soit un développement effréné de l'enseignement à distance qui, lui, répond à des règles de pédagogie et de didactique tout à fait particulières. J'ai le sentiment que nous n'avons pas fait autre chose autrement, mais que nous avons fait la même chose autrement. Il me semble que nous n'avons pas dispensé de l'enseignement à distance, mais que nous avons essayé de mettre à distance de l'enseignement en présence, sans en mesurer ni les effets ni les impacts ni les incidences, en renvoyant l'enseignant à des solutions personnelles et à sa responsabilité personnelle alors qu'il aurait sans doute fallu « jouer collectif ».
Le travail a été très complexe pour les équipes de direction des établissements scolaires ou des écoles qui ont eu beaucoup de mal à penser des établissements sans murs, avec une organisation temporelle sans murs, des emplois du temps qui devaient changer, une relation aux familles qui devait évoluer. Toute cette période nous interroge finalement sur la forme scolaire et sur sa capacité à évoluer.
Lorsque l'on parle d'évolution de formes scolaires, il faut évidemment s'interroger à la fois sur les apprentissages, les enseignements et le pilotage des établissements. Durant cette période, le numérique a été vu comme une solution utilitaire : nous avons basculé d'un numérique cosmétique vers un numérique utile. La question est de savoir aujourd'hui en quoi le numérique peut être utile véritablement dans son intérêt pour les apprentissages des élèves. Qu'est-ce qui apporte une plus-value à l'apprentissage ?
Je pense à trois pistes et, d'abord, à la question de l'interactivité, qui est la possibilité supplémentaire que nous donne le numérique par rapport à des supports plus traditionnels. Une autre piste est la simulation, et je pense notamment aux jumeaux numériques dans l'enseignement professionnel. Un autre aspect a trait à la différenciation – si le numérique ne nous aide pas à différencier, il n'aura pas atteint son objectif – et à la personnalisation avec le recours au parcours adaptatif et à l'intelligence artificielle. Tant que nous n'utilisons pas ces pistes, nous ne sommes pas sur du numérique au sens où je l'entends aujourd'hui.
J'évoquais précédemment la place du CNED au service des établissements en présence. Comme le CNED est un établissement de l'empêchement, il n'a jamais été totalement intégré aux politiques numériques de l'État, même s'il a lui-même fait sa révolution numérique en interne.
Plusieurs pistes peuvent permettre d'avancer sur cette politique numérique. Le CNED peut aujourd'hui, en réponse à l'équité territoriale, ouvrir les cartes des formations des établissements, en apportant des enseignements qui n'existent pas en présence dans les établissements et dont les élèves pourraient bénéficier à distance. Je pense aux langues à faible diffusion et aux spécialités qui n'existent pas dans tel ou tel établissement. Cela permettrait « un établissement augmenté » avec un établissement public comme le CNED.
Un deuxième aspect est l'appui à la scolarisation en présence. Je pense aux « enseignements augmentés », avec la possibilité de mettre à disposition des établissements en présence des systèmes numériques que nous développons aujourd'hui avec des sociétés privées autour du training en langues vivantes ou des pratiques à l'oral qui sont compliquées à mettre en œuvre en présence avec 25 ou 30 élèves dans la classe.
Un troisième aspect concerne les dispositifs de continuité pédagogique. Nous avons vu le rôle du CNED dans cette période, mais nous sommes en train de déployer une plateforme de remplacement de courte durée pour permettre des remplacements d'enseignants pour des durées de moins de quinze jours. Cela permettrait à un élève de poursuivre ses apprentissages avec un retour vers l'enseignant sur ce que l'élève a fait durant ces quinze jours.
Un quatrième dispositif peut être la lutte contre les difficultés scolaires. Nous avons développé un avatar qui répond à toutes les questions des élèves en mathématiques, français, sciences de la vie et de la terre, physique-chimie, pour tous les niveaux du collège. Il permet de recentrer l'enseignant sur sa véritable plus-value au service des apprentissages, sans qu'il ait à répondre à des questions de base que l'élève devrait maîtriser. Nous sommes ainsi sur l'idée d'un élève « augmenté » avec des outils numériques.
Un dernier point concerne les « territoires augmentés ». La formation à distance peut permettre d'offrir une formation au plus près des territoires, notamment au service des populations en reconversion qui pourraient ainsi éviter de se déplacer. L'enjeu est également écologique, en leur offrant des formations au plus près de leur lieu d'habitation.