Intervention de Roselyne Bachelot

Réunion du lundi 17 janvier 2022 à 21h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Roselyne Bachelot, ministre de la culture :

Voilà soixante-dix-sept ans que les armes se sont tues dans notre Europe ravagée par la Seconde Guerre mondiale. Les responsables des crimes odieux qui ont été commis ont été poursuivis, jugés, condamnés, et le temps passant, la plupart sont aujourd'hui décédés.

La mémoire du nazisme et de la Shoah continue de se construire et de se transformer, sans s'effriter avec le temps, bien au contraire. Dans le monde de la culture, dans les musées et dans les bibliothèques, la mémoire de la persécution et de la Shoah est également présente.

Les institutions culturelles dans l'Europe entière ont été liées à cette histoire, malgré elles ou parfois avec leur complicité. Des œuvres d'art et des livres spoliés sont toujours conservés dans les collections publiques : ces objets ne devraient pas être là. Ils n'auraient jamais dû être là.

La persécution des Juifs a connu de multiples formes. Bien souvent, avant l'élimination méthodique, avant l'extermination, il y eut les vols des biens des Juifs, sommés de tout abandonner. Ces spoliations recouvrent des réalités diverses : vols, pillages, confiscation, aryanisation – pour reprendre le vocabulaire nazi et celui du régime de Vichy – ou encore ventes sous la contrainte.

Au-delà de la dépossession, la spoliation constitue une atteinte grave à la dignité des individus : elle est la négation de leur humanité, de leur mémoire, de leur souvenir et de leurs émotions.

Aujourd'hui, les œuvres spoliées non restituées sont parfois les seuls biens qui restent aux familles. C'est donc avec beaucoup d'émotion que je vous présente ce soir le projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites.

Il s'inscrit dans la continuité de la politique de réparation lancée par le Président Jacques Chirac dans son discours du Vél' d'Hiv en 1995 sur la responsabilité de l'État dans la déportation des Juifs de France, et des travaux de la mission dite « Mattéoli » sur la spoliation des Juifs de France, conduite entre 1997 et 2000. Elle a été confortée en juillet 2018 par la volonté du Premier ministre de faire mieux en matière de recherche et de restitution des œuvres d'art. À cette fin, le ministère de la culture s'est doté en 2019 d'une mission spécifiquement consacrée à l'identification des œuvres spoliées présentes dans les collections.

Nous pouvons qualifier ce projet de loi d'historique puisque c'est la première fois depuis l'après-guerre que le Gouvernement engage un texte permettant la restitution d'œuvres des collections publiques nationales ou territoriales spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale ou acquises dans des conditions troubles pendant l'Occupation en raison des persécutions antisémites.

Il faut souligner le travail collectif qui a permis ces restitutions : le travail des services du ministère de la culture, de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), des musées nationaux et des collectivités territoriales. La CIVS était compétente pour deux des trois dossiers et l'État, comme la ville de Sannois, ont suivi exactement sa recommandation. Cette démarche de restitution portée par la France est attendue car nos musées, comme les musées du monde entier, sont confrontés à la nécessité de s'interroger sur l'origine de leurs collections. Le parcours des œuvres de ces collections pendant la période allant de 1933 à 1945 doit être étudié toujours davantage.

Le Gouvernement propose aujourd'hui une loi d'espèce portant sur quatre cas.

Le premier est celui du tableau Rosiers sous les arbres, de Gustav Klimt, acheté en 1980 par l'État : les recherches menées à l'époque sur sa provenance n'avaient pas permis d'identifier des doutes sur l'historique, compte tenu de la connaissance limitée à ce moment-là de cette collection. Il s'est avéré bien plus tard, il y a quelques années, que ce tableau pouvait correspondre à celui intitulé Pommiers que Nora Stiasny, nièce du collectionneur juif viennois Viktor Zuckerkandl, avait été contrainte de vendre en août 1938 pour une valeur dérisoire, quelques mois après l'Anschluss et le début des persécutions antisémites.

Les recherches menées par le musée d'Orsay, que je remercie particulièrement, et par les services du ministère, en lien avec des chercheurs autrichiens, ont permis de confirmer cette hypothèse : la spoliation était avérée. Nous avons sans hésiter validé le principe de la restitution de ce tableau, unique toile de Klimt dans nos collections nationales. Cette œuvre majeure doit retrouver ses propriétaires légitimes au nom de la mémoire de Nora Stiasny qui fut déportée et assassinée en 1942.

Le deuxième ensemble est composé de onze œuvres graphiques de Jean-Louis Forain, Constantin Guys, Henry Monnier et Camille Roqueplan relevant du musée d'Orsay et du musée du Louvre, et d'une sculpture de Pierre-Jules Mène conservée au château de Compiègne, acquises par l'État en juin 1942 à Nice lors de la vente publique qui a suivi le décès d'Armand Dorville, avocat français juif. Le produit de cette vente organisée par la succession du collectionneur a été, le premier jour, placé sous administration provisoire par le commissariat général aux questions juives.

La CIVS, saisie par les ayants droit d'Armand Dorville, a considéré que cette vente n'était pas spoliatrice car elle avait été décidée par les héritiers qui en avaient finalement touché le produit et ne l'avaient pas remise en cause après la guerre. Cependant, outre une indemnisation justifiée par l'immobilisation du produit de la vente jusqu'à la fin de la guerre, la commission a recommandé en équité que les douze œuvres achetées par l'État lors de cette vente soient remises aux ayants droit en raison du contexte trouble de cette acquisition. En effet, l'acheteur pour le compte de l'État avait eu connaissance de la mesure d'administration provisoire et avait eu des contacts avec l'administrateur nommé par Vichy.

Le Gouvernement s'est donc conformé à cette recommandation de la CIVS et propose de remettre ces œuvres aux ayants droit.

Le texte propose également la restitution du tableau Carrefour à Sannois de Maurice Utrillo acheté par la ville de Sannois en 2004 pour son musée Utrillo-Valadon. Il s'est avéré avoir été volé chez Georges Bernheim, marchand d'art à Paris, par le service allemand de pillage des œuvres d'art dirigé par Alfred Rosenberg en décembre 1940. Informée par une chercheuse de provenance indépendante, la CIVS a recommandé la restitution du tableau à l'ayant droit de Georges Bernheim, victime des persécutions antisémites. Je salue l'engagement de la ville de Sannois dont le conseil municipal s'est prononcé à l'unanimité pour cette restitution juste et nécessaire et pour la sortie de cette œuvre de son domaine public.

Le Gouvernement proposera enfin, par la voie d'un amendement, de permettre la restitution d'une autre œuvre, le tableau Le Père, de Marc Chagall, conservé au musée national d'art moderne. J'y reviendrai plus longuement dans le cadre de l'examen des amendements.

Des questions ont été et seront soulevées sur l'opportunité d'une telle loi, certains regrettant l'absence d'un dispositif créé par une loi-cadre qui permettrait la restitution plus aisée des œuvres spoliées sans présenter de nouvelles lois d'espèce au Parlement. Le Conseil d'État lui‑même dans son avis a souligné le manque d'un dispositif plus simple.

Pour l'heure, il est apparu capital au Gouvernement de soumettre à la représentation nationale ces dossiers spécifiques : il s'agit en effet de la première loi organisant la sortie du domaine public d'œuvres spoliées des collections nationales ou territoriales en vue de leur restitution. L'engagement pris par notre pays, notamment concernant le tableau de Klimt, a été salué unanimement et devait vous être soumis. Il fallait aller vite, mettre en œuvre ces restitutions dont certaines – c'est le cas du tableau de Sannois – étaient en attente depuis plusieurs années, mais je suis favorable à l'adoption d'une loi-cadre permettant la création d'un dispositif de restitution des œuvres spoliées dans le cadre des persécutions antisémites entre 1933 et 1945.

Nous y viendrons : c'est une étape qui s'imposera. La réflexion actuelle sur une loi-cadre relative à la restitution des biens d'origine coloniale voulue et annoncée par le Président de la République en octobre dernier nous engage sur le même terrain pour ce qui concerne les spoliations antisémites de la période allant de 1933 à 1945. Un nouveau dispositif est souhaitable. Il doit cependant être affiné et ne peut être mis en œuvre à la toute fin du quinquennat. Le ministère y a travaillé, mais vous voyez la complexité des dossiers : les critères de spoliation comme les bornes géographiques et temporelles doivent être pesés avec précaution.

Pour l'heure, dans l'attente de l'aboutissement de ces travaux, nous souhaitons faire sortir ces œuvres du domaine public. C'est une avancée majeure, mais il y aura d'autres restitutions et nous saurons proposer un nouveau dispositif.

Nous n'évoquons pas ce soir un projet de loi ordinaire : il constitue véritablement une première étape initiée par la France pour permettre, pour la première fois, la restitution d'œuvres des collections publiques nationales ou territoriales spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale ou acquises dans des conditions troubles pendant l'Occupation en raison de persécutions antisémites. Je souhaite donc que ce beau texte puisse tous nous rassembler.

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