Intervention de Fabienne Colboc

Réunion du lundi 17 janvier 2022 à 21h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFabienne Colboc, rapporteure :

C'est un honneur pour moi et pour chacun de nous de participer ce soir à l'examen de ce texte qui procède véritablement de notre devoir de mémoire individuel et collectif. C'est grâce à votre action volontariste, madame la ministre, qu'il peut être présenté avant la fin de cette législature.

Comme le reconnaissait le Président Jacques Chirac en 1995, l'État français a, durant la Seconde Guerre mondiale, commis l'irréparable en participant à la perpétration de crimes antisémites.

Parmi ces crimes figurent sans conteste les spoliations, c'est-à-dire les dépossessions par violence ou par fraude auxquelles les autorités françaises se sont livrées. Commencées dès 1940, elles ont touché très majoritairement des familles juives, qu'elles ont privées, parfois sous le couvert de prétendues lois, d'œuvres d'art, de comptes bancaires, d'entreprises, de livres ou encore d'instruments de musique. Leurs descendants, leurs héritiers, se battent aujourd'hui pour récupérer ce qui constitue une part de l'histoire familiale, parfois la seule trace matérielle de l'existence d'un ancêtre victime de la Shoah.

Ce texte ne réparera pas l'irréparable, c'est indéniable. Mais en remettant ou en restituant quatorze œuvres aux ayants droit de trois propriétaires spoliés, il contribuera à acquitter une partie de la dette imprescriptible que l'État conserve à leur égard.

Les œuvres à restituer ou à remettre appartiennent aux collections publiques, c'est-à-dire au domaine public de l'État pour les articles 1 et 2, et d'une collectivité territoriale pour l'article 3. Elles sont, de ce fait, inaliénables. Il nous revient donc de les faire sortir explicitement des collections publiques pour pouvoir autoriser leur retour à leur propriétaire légitime. À ce titre, le dispositif juridique des articles est relativement simple.

L'article 1er autorise la sortie des collections publiques du tableau de Gustav Klimt, Rosiers sous les arbres, conservé au musée d'Orsay. Il sera restitué aux ayants droit de Nora Stiasny, une femme autrichienne de confession juive qui avait été contrainte de le vendre à vil prix – moins de 15 % de sa valeur – face à la nécessité impérieuse de se procurer des liquidités pour s'acquitter des taxes imposées aux Juifs. Le musée d'Orsay avait acquis ce tableau en 1980, avant que des recherches autrichiennes puis françaises n'établissent la spoliation.

L'article 2 autorise la remise de douze œuvres que l'État a achetées au cours d'une vente aux enchères en 1942 à Nice. Si la vente en elle-même ne constituait pas une spoliation, le fait que le produit de cette vente ait été rendu indisponible pour les héritiers jusqu'à la Libération en raison des lois d'aryanisation de Vichy justifie aujourd'hui des mesures de réparation.

Enfin, l'article 3 autorise la restitution d'un tableau de Maurice Utrillo acheté par la ville de Sannois en 2004 au cours d'une vente publique à Londres. Il a été établi en 2018 qu'elle provenait d'un pillage par l'organisation allemande de pillage des œuvres d'art, l'Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), du domicile de son propriétaire, le collectionneur Georges Bernheim.

Mais au-delà des aspects techniques et juridiques, il s'agit surtout d'un texte sans précédent dans notre histoire qui permettra pour la première fois d'organiser dans la loi la restitution de biens spoliés à des personnes physiques, des particuliers. C'est un moment important que celui que nous vivons. Il sera très observé, notamment à l'étranger. La France, en effet, accuse un retard certain dans les restitutions, même si de grands progrès ont été faits ces dernières années. L'adoption de ce texte enverra un signal particulièrement fort en Allemagne, où ces restitutions sont organisées de manière exemplaire depuis plusieurs années, mais aussi en Israël et aux États-Unis, où les descendants de victimes de spoliations antisémites sont nombreux.

Un certain nombre d'œuvres ont déjà été restituées, en particulier celles qui répondent au statut dit des MNR – Musées nationaux récupération – qui ont été retrouvées en Allemagne en 1945 puis rapportées en France. Ces œuvres, dont l'origine spoliatrice était, en quelque sorte, présumée, sont placées sous un statut particulier qui permet leur restitution sans recours au législateur. Environ 200, sur les 2 000 qui sont conservées dans les musées français, ont déjà été restituées.

Celles que nous évoquons ce soir n'appartiennent pas à cette catégorie et montrent à quel point il est désormais nécessaire de porter notre regard, non pas uniquement sur des œuvres retrouvées en Allemagne à la fin des conflits, mais bien sur l'ensemble des œuvres des collections publiques.

Cela recouvre d'abord les œuvres acquises par l'État ou par les musées pendant la Seconde Guerre mondiale, telles que celles visées par l'article 2 mais également, beaucoup plus largement, des œuvres acquises bien après la fin du conflit et dont le parcours entre 1933 et 1945 semble incertain ou suspect. Les articles 1er et 3 du projet de loi sont des exemples de telles acquisitions, en 1980 pour le tableau de Gustav Klimt, en 2004 pour celui de Maurice Utrillo. Ce ne sont très probablement pas des cas isolés.

Au-delà de son contenu même, ce texte est aussi l'occasion de nous pencher sur l'histoire des politiques de restitution en France. Des évolutions récentes ont eu lieu à cet égard depuis une trentaine d'années. Les années 90, d'abord, ont été marquées par la reconnaissance de la responsabilité de l'État dans ces crimes et l'émergence de la question sur la scène internationale. L'adoption des principes dits « de Washington », en 1998, par lesquels les États s'engagent à trouver une solution juste et équitable à ces situations, puis le renouvellement de ces engagements dans les années 2000, sont des actes forts.

Ces évolutions se sont accélérées dans les années 2010, marquées, en 2012, par la découverte d'une collection de plus de 1 500 œuvres chez Cornelius Gurlitt, fils du marchand d'art Hildebrand Gurlitt, qui était chargé d'acquérir des œuvres destinées au musée de Linz, le projet de musée gigantesque d'Hitler. Le renouveau de la question des restitutions se traduit, en France, par le début des recherches proactives de l'État – sans attendre la saisine des familles – et par la création d'une mission spécialisée au ministère de la culture.

Il se traduit également par les démarches engagées par les institutions muséales et, plus largement, par tous les acteurs du marché de l'art. Systématisation des recherches de provenance, ouverture d'archives, formation des conservateurs du patrimoine : les évolutions sont nombreuses et à saluer. Nous espérons qu'elles se poursuivront et se concrétiseront par une augmentation du nombre des restitutions, et par une accélération des procédures qui prennent parfois de longues années.

Or l'accélération des recherches en vue de la restitution de l'ensemble de ces œuvres est bien plus qu'un devoir : une véritable urgence compte tenu notamment de l'âge des héritiers en mesure d'identifier des œuvres ayant appartenu à leurs aïeux.

Les enjeux éthiques, artistiques, diplomatiques, juridiques et économiques de ces restitutions sont importants. À cet égard, il convient de rappeler qu'elles n'ont pas pour unique objet de compenser un préjudice matériel, mais bien de rétablir un titre de propriété légitime. Il s'agit, surtout, de garantir le respect de la dignité des victimes de la barbarie nazie et des persécutions antisémites auxquelles les autorités françaises ont contribué et qu'elles se doivent aujourd'hui de réparer dans toute la mesure de leurs moyens.

Au-delà, il en va aussi de l'éthique des collections, des institutions muséales et des personnes publiques. Nos musées ne peuvent en aucun cas conserver des œuvres sur lesquelles l'origine ou le parcours projettent une tache indélébile. Ils en sont parfaitement conscients et sont très déterminés à aller dans ce sens.

Bien sûr, nous pouvons entendre, et nous l'avons d'ailleurs entendu, que le recours au législateur pour autoriser ces restitutions est malaisé, compte tenu de l'encombrement de l'ordre du jour, ou encore des délais qu'implique la navette parlementaire dont on ne peut pas décemment faire pâtir les ayants droit en attente d'une restitution. L'exemple que fournit l'article 3 est à cet égard parlant : alors que la restitution a été décidée par la ville de Sannois en mai 2018, c'est près de quatre ans plus tard que sera votée la loi qui l'autorise.

Cependant, la réflexion sur une loi-cadre n'est pas encore terminée : comment définir les critères, le champ géographique ou temporel des actes considérés comme spoliateurs ? Quelles œuvres, quels objets seraient concernés ? Nous ne pourrons pas faire l'économie de cette réflexion, au demeurant déjà bien engagée au ministère de la culture. Mais le moment n'est pas encore venu notamment parce que nous voulons voir le présent texte aboutir aussi rapidement que possible, de manière à rendre sans attendre les œuvres à leurs propriétaires légitimes.

Pour conclure, je voudrais rendre hommage à toutes les personnes qui se sont engagées, individuellement ou collectivement, dans la défense des familles juives dépossédées, mais aussi, plus largement, dans la défense de l'art.

Je pense, bien sûr, à Rose Valland, qui, grâce à son travail de résistance et d'espionnage pendant l'occupation allemande en tant qu'attachée de conservation du musée du Jeu de Paume, a œuvré pour que soient documentés un grand nombre de transferts de biens culturels, ce qui nous permet aujourd'hui d'en assurer la restitution. Je pense aussi à Jean Mattéoli, dont le rapport de 1997 sur la spoliation des Juifs de France a fait date. Je pense également aux institutions qui travaillent au quotidien à ces restitutions et que j'ai eu l'honneur, pour certaines, d'entendre pour élaborer mon rapport – la commission d'indemnisation des victimes de spoliation et la mission de recherche et de restitution des biens spoliés. Je sais l'engagement de leurs personnels. L'Institut national d'histoire de l'art et l'Institut national du patrimoine font également un travail immense, de même que les musées. Enfin, des personnalités engagées, telles qu'Emmanuelle Polack, historienne de l'art et chercheuse de provenance pour le musée du Louvre, accomplissent une mission remarquable et doivent être remerciées.

Un dernier mot, enfin, pour dire que les restitutions seront, sans aucun doute, appelées à se multiplier dans les années à venir. Ce projet de loi, même s'il constitue une première étape très importante, est non pas un aboutissement mais bien le premier pas d'une démarche que nous devrons prolonger et accentuer.

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