Intervention de Marie-Alice Chardeaux

Réunion du jeudi 1er avril 2021 à 17h00
Commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences

Marie-Alice Chardeaux, maître de conférences à l'université Paris-Est Créteil :

Suite à une thèse sur les choses communes, j'ai commencé à travailler sur l'eau. Il me semble que cette table ronde nous invite à réfléchir sur le statut juridique de l'eau et ainsi à nous demander si l'eau constitue un bien commun. Je rechercherai donc dans un premier temps si l'eau en droit positif est un bien commun. La réponse apportée à cette question étant négative, je m'efforcerai dans un second temps de suggérer des pistes pour faire évoluer le statut juridique de l'eau.

L'eau est-elle un bien commun en droit positif ? À l'évidence, elle ne se laisse pas facilement saisir, car c'est une ressource paradoxale. D'un côté, c'est une ressource économique saisie par la propriété et par le marché et, d'un autre côté, son caractère indispensable à la vie invite à l'appréhender comme un bien commun, au sens large, comme une chose à partager. Le droit est marqué par ce paradoxe, ce qui explique sans doute que penser l'eau comme un commun n'a rien d'évident. J'ai même lieu de penser que jusqu'à une époque récente, elle n'était pas véritablement saisie ou appréhendée comme un commun. Bien au contraire, elle a longtemps été et elle demeure encore tiraillée entre une multitude de statuts juridiques, laissant une place non négligeable à la propriété. Ainsi, dans le code civil, l'eau n'a pas de statut juridique unitaire. Elle s'écoule dans une mosaïque de statuts et, classiquement, une ligne de démarcation est tracée entre le régime juridique des eaux non courantes et le régime juridique des eaux courantes. S'agissant en premier lieu des eaux non courantes, elles relèvent d'un régime de propriété privée. Ainsi les eaux de pluie, les eaux de source, les eaux souterraines appartiennent-elles au propriétaire du fond sur lequel ou sous lequel elles s'écoulent. S'agissant en second lieu des eaux courantes, elles échappent à la propriété privée et relèvent soit du domaine public, soit d'une chose commune. D'un côté, nous avons ainsi des cours d'eau domaniaux (fleuves et rivières classées dans le domaine public) et, d'un autre côté, des cours d'eau non domaniaux, des cours d'eau non classés dans le domaine public (ruisseaux et petites rivières), pour lesquels on s'accorde à considérer que l'eau qui s'y écoule est une chose commune, au sens de l'article 714 du code civil. Ici, le modèle de commun est décliné. La chose commune renvoyant à une chose inappropriable et dont l'usage est commun à tous. C'est d'ailleurs le seul modèle de commun qui est proposé par le code civil au sujet de l'eau. De manière traditionnelle, le commun est très largement refoulé en la matière.

Ce refoulement traditionnel du commun a pris fin à partir des années 1960, lorsque les phénomènes de pollution et de raréfaction de l'eau ont suscité l'émergence de questions inédites, celles de sa conservation et de son partage équitable. Désormais désignée patrimoine commun de la nation, l'eau est envisagée comme une ressource à partager, à protéger. Et depuis lors, les lois se succèdent pour organiser une gestion globale. Certes, cette intégration dans le patrimoine commun de la nation n'a pas fait disparaître les différents statuts de l'eau :bien privé, bien public, chose commune. Il n'en demeure pas moins cependant que des règles globales d'organisation de l'usage commun et de préservation de la ressource en eau ont été mises en place, et ce, quel que soit son statut juridique, à travers par exemple un système de planification ou un régime d'autorisation pour certains usages. Pour autant, ce régime global, même s'il tend à construire une sorte de commun du point de vue de la gouvernance de l'eau, demeure très insuffisant. En effet, les phénomènes d'accaparement, de surexploitation de la ressource en eau demeurent. En définitive, le droit peine à concevoir l'eau comme une ressource partagée, comme un commun. D'où la seconde question, quelles sont les pistes pour faire évoluer le statut de l'eau ?

Selon moi, une piste de réflexion pourrait consister à unifier les différents statuts juridiques de l'eau en la consacrant comme chose commune au sens de l'article 714 du code civil. Cette requalification semble intéressante, car elle permettrait de préparer les esprits à un changement de paradigme, de régime juridique. Elle nécessiterait de réécrire tout un arsenal juridique afin de rendre cette qualification effective. Ce nouveau régime de l'eau comme chose commune pourrait s'articuler autour de deux axes. Tout d'abord, il emporterait reconnaissance du caractère inappropriable de l'eau et de son nécessaire usage commun. Par conséquent, il entraînerait la suppression de la propriété privée de l'eau, qui semble aujourd'hui totalement anachronique dans un contexte de crise écologique. Ensuite, cette requalification fournirait un fondement juridique pour garantir à tous l'accès et l'usage de l'eau. Dans ce cadre, il faudrait sans doute travailler à ce que cette qualification emporte des restrictions d'usage, afin d'éviter l'accaparement de cette ressource par quelques-uns. Second axe, cette requalification pourrait entraîner une obligation de conservation de la substance de la ressource en eau qui pèserait sur tout un chacun. La reconnaissance d'une telle obligation permettrait par exemple d'ouvrir la voie à des actions en justice autorisant tout un chacun à saisir le juge dès lors que la ressource en eau est menacée ou altérée dans son intégrité. En définitive, cette requalification de l'eau comme chose commune permettrait d'assumer pleinement son caractère commun.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.