Intervention de Aurore Chaigneau

Réunion du jeudi 1er avril 2021 à 17h00
Commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences

Aurore Chaigneau, professeure de droit privé à l'université Paris-Nanterre :

Mes collègues vous ont exposé l'intérêt que présenterait une requalification de l'eau dans notre législation dans le but sa préservation. Je voudrais maintenant vous exposer en quoi il est nécessaire de repenser simultanément la gouvernance et les modalités de cette gouvernance. La qualification de bien commun doit s'accompagner de la construction d'un régime juridique particulier, puis de la nécessité de réfléchir à la fois à la question de l'appropriation, de la gestion et du partage.

L'exemple italien montre que cette notion de bien commun connaît un succès dans des moments cruciaux où se redéfinissent les frontières et la place des intérêts de cet objet particulier. Sous l'effet du droit européen, le droit français s'est enrichi ces dernières décennies de très nombreuses instances, nouvelles ou renouvelées, propres à la gestion de l'eau. Ces structures s'inscrivent dans une logique de commun par la promotion d'une forme de concertation, par l'encouragement à une forme de transparence des activités autour de l'eau. L'expérience de ces dernières années montre aussi à quel point il est difficile de traduire en termes institutionnels les bonnes pratiques à la mesure des enjeux actuels. Les exemples de remunicipalisation de la redistribution de l'eau montrent des effets très pertinents en termes d'accès par le contrôle des prix et des économies d'échelle. Néanmoins, la remunicipalisation, comme l'illustre l'exemple napolitain, ne suffit pas toujours. Il n'existe pas de corrélation stricte entre une forme institutionnelle et un résultat économique et social. Le cadre institutionnel ne constitue donc pas une garantie absolue, même s'il reste un levier important pour faire évoluer les pratiques.

Comment arriver à une bonne gouvernance dans la gestion de l'eau ? Premièrement, une première recommandation serait la simplification des organigrammes. Une meilleure gouvernance nécessite un ensemble d'instances dont l'assiette et la compétence territoriale correspondent au bien concerné. Se pose alors un problème de superposition et parfois d'inadéquation entre la compétence des instances administratives et la localisation géographique du bien concerné. L'organigramme est extrêmement complexe et il est difficile d'identifier où se situent les compétences principales par rapport à la gestion de l'eau. Il s'agit d'une organisation diffuse de la compétence et de la gestion. Par exemple, à Paris, il y a une quinzaine d'années, la remunicipalisation de l'eau a visé à passer de quatre ou cinq acteurs à un unique acteur public, grâce à la mise en place d'une gouvernance renouvelée. Elle a permis de clarifier les rôles et de renforcer le poids des décisions prises. Deuxième point important : la pondération des intérêts en présence à l'intérieur des différentes organisations. La multiplicité des acteurs et des assemblées dans lesquels le poids des intérêts ne correspond pas aux objectifs de bonne gestion de l'eau. Ce phénomène s'explique par l'histoire de notre organisation administrative. Des formes prévues pour d'autres activités ont en effet été importées pour traiter cette problématique spécifique. Or, pour raisonner en termes de commun, il faut revoir la composition des collèges, la façon dont un certain nombre d'acteurs sont invités à la table des négociations et des délibérations. Avec des instances délibératives formées de trois collèges d'usagers, de collectivités et de représentants de l'administration, le panel ne représente pas la gestion du commun. Il faut des personnes qui incarnent la protection de la ressource, comme les associations, les experts, mais pas les usagers. Il faut également des personnes qui représentent le prélèvement de la ressource – des industriels, des agriculteurs, des pêcheurs, etc. – et qui incarnent la détérioration de la ressource par la pollution, l'épuration, l'épandage, et enfin le collège de ceux qui ont la gestion de la ressource. Il faut représenter encore les autres instances pour assurer une coordination, une synchronisation des activités des différentes administrations. À la commission locale de l'eau ou à l'agence de l'eau, les collèges ne sont pas à l'échelle des problématiques qui leur sont soumises et ne sont pas configurés à cet effet.

Le deuxième point sur lequel je voudrais insister est le format des décisions. Parler de commun, c'est parler de décisions prises collectivement et non pas par un acteur sur la base des avis, des propositions faites par les autres. Or, dans l'organigramme, nous rencontrons un problème de pondération entre le rôle des préfets (préfets de bassin, de région, de département) et une assemblée dans laquelle tous les acteurs énumérés précédemment sont présents et prennent la décision de façon plus concertée. Nous nous heurtons ainsi à un millefeuille administratif, de la délibération à la prise des décisions.

Le troisième point sur lequel je m'attarderai est l'opposabilité de ces décisions. Dès lors qu'elles sont collectives, celles-ci doivent être opposables à tous. Il s'ensuit une véritable difficulté du fait de la dichotomie française entre droit public et droit privé. Deux catégories d'acteurs s'opposent. Une amélioration s'impose, d'autant que même la jurisprudence administrative a opéré cette distinction entre les orientations générales et les lignes directrices de l'administration pour limiter l'opposabilité.

La gestion de l'eau s'accompagne d'une contractualisation. Elle implique plus largement la gestion d'un territoire. Il est difficile de dissocier la gestion du territoire de la gestion de la ressource en eau stricto sensu. L'amélioration de la qualité de l'eau et les décisions relatives à l'utilisation de l'eau, impactent l'écosystème dans son entier, et donc l'agriculture qui est en surface et l'accès à l'eau potable pour les usagers. Ces dernières années, la contractualisation promue induit un certain nombre de problèmes, aussi bien avec des régies publiques que des entreprises multinationales comme Nestlé Waters. Au prétexte de développer l'agriculture biologique apparaissent un accaparement des terres, un rachat massif du foncier, une augmentation des prix et des problèmes agricoles : en pompant massivement les sous-sols, certaines plantes ne poussent plus et l'écosystème en surface évolue. L'apport de la contractualisation de la gestion de l'eau a un certain nombre de revers qu'il faut mettre sur la table des délibérations. Quand ces externalités positives et négatives sont laissées à la main de filiales qui sont hors du schéma administratif, il est difficile de délibérer sur des problèmes engendrés par cette gestion.

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