Intervention de Philippe Marc

Réunion du jeudi 1er avril 2021 à 17h00
Commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences

Philippe Marc, docteur en droit public, avocat au barreau de Toulouse :

Je centrerai mon propos sur l'émergence de la notion de patrimoine commun de la nation et ce qu'elle a pu introduire comme évolutions dans le droit positif.

Lorsque le 3 janvier 1992, le législateur a consacré la notion de patrimoine commun de la nation attaché à l'eau avec la loi n° 92-3 sur l'eau, ce dernier a voulu rendre compte des tensions existantes entre usagers autour de la disponibilité de la ressource en eau à la suite des cinq années de sécheresse qui ont affligé la France entre 1988 et 1992. Cet épisode de sécheresse était sans précédent du fait de sa sévérité et de ses conséquences. Il n'était pas encore question d'adaptation au changement climatique. Une évidence s'est rapidement imposée : la France n'était pas préparée sur le plan législatif et organisationnel pour affronter un tel épisode. D'ailleurs, Michel Rocard, Premier ministre à l'époque, dans son discours du 20 mars 1991, a clairement fait apparaître la nécessité d'adapter la loi, quoi qu'il en coûte. À cette époque, il a obligé Electricité de France (EDF)a signé des conventions de soutien pour réalimenter les cours d'eau, ce qui était inattendu et à l'inverse des titres de concessions. Cette décision a valu des tensions entre EDF, entreprise publique à l'époque, et le gouvernement. C'est dans des circonstances exceptionnelles que la notion de patrimoine commun de la nation a émergé dans le champ législatif.

Il convient d'insister sur les conséquences positives de cette notion. Elle a en effet introduit de nouvelles idées qui ont irrigué le droit de l'eau et qui visaient à faire comprendre que nous étions désormais entrés dans une logique de raréfaction et de la pénurie. De nouveaux mécanismes ont fait leur apparition dans le droit positif, visant à planifier, voire à prévoir l'avenir. En 1992, la grande loi sur l'eau du 3 janvier est venue sortir l'eau du mythe de l'abondance, principalement contenu dans l'article 714 du code civil, pour entrer dans une nouvelle ère qui est celle de la rareté. L'eau ne peut plus être considérée comme une chose inépuisable. Cette évolution matricielle du droit de l'eau ne pouvait intervenir que sous l'égide de l'État. D'ailleurs, lorsque vous parlez de mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés, cette mainmise par les intérêts privés est sans doute possible parce que justement il y a moins d'État. Le problème de l'État est crucial et majeur. Il est sorti de son rôle d'État planificateur et protecteur pour se retrancher derrière un rôle de police afin de laisser jouer des mécanismes de régulation. La régulation représente un mécanisme nécessaire, mais il n'est pas suffisant. L'État en tant qu'autorité régalienne est devenu très clairement plus interventionniste avec la loi n° 92-3 du 3 janvier 1992 sur l'eau, comme le montrent différents mécanismes mis en place. Le premier est la création d'un régime de police unifié, créé par l'article 10 de la loi du 3 janvier 1992 dont le décret d'application n° 93‑743 date du 29 mars 1993. Pour la première fois, quelle que soit la structure juridique des cours d'eau, la police de l'eau contrôlera à partir de caractéristiques ou d'incidents sur la ressource et exigera une déclaration ou une autorisation pour les prélèvements.

Une nouvelle idée apparaît avec la loi du 3 janvier 1992 : c'est la hiérarchisation. Désormais, les usages sont priorisés, alors que jusque-là l'eau était accessible à tous. Il appartenait donc à chacun de l'utiliser comme bon lui semblait. Pour la première fois, des enseignements sont tirés de la pénurie d'eau et des cinq années de sécheresse traversées. Désormais, des priorités sont instituées et elles visent l'exigence de la santé, la salubrité publique, la sécurité civile et l'alimentation en eau potable. L'État devient plus interventionniste. Le préfet a la possibilité de prendre des mesures de limitation et de suspension provisoire des usages. Un nouveau classement apparaît, en zone de répartition des eaux, qui constitue un signal fort de reconnaissance du déséquilibre durablement installé entre la ressource et les prélèvements en eau existants.

L'État s'est investi et a posé un certain nombre d'outils, mais aujourd'hui, compte tenu de notre expérience et notre expertise, nous serions enclins à considérer que la mainmise des intérêts privés serait le résultat d'un État moins présent.

Pour conclure, il nous apparaît qu'à travers la question du statut de l'eau, c'est également la question du cadre légal de la politique de l'eau qui est réinterrogée. Le rôle des acteurs territoriaux, la décentralisation est imparfaite et elle ne concerne que le petit cycle de l'eau. Une amorce de décentralisation du grand cycle de l'eau est en cours avec la création de la compétence « Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations » (GEMAPI). Malheureusement, un certain nombre d'incertitudes continuent à peser sur le périmètre de cette compétence. La portée réelle des schémas directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) et des schémas d'aménagement et de gestion de l'eau (SAGE) se heurte à la difficulté d'être uniquement dans un rapport de compatibilité entre planification urbaine et planification de l'eau, et au financement du grand cycle de l'eau par le petit cycle de l'eau, via le système de redevance des agences de l'eau et les subventions des agences de l'eau. Aujourd'hui, le grand cycle de l'eau n'est absolument pas financé. Seuls l'eau potable et l'assainissement font l'objet de financement par les usagers. La question du grand cycle de l'eau se pose donc. Pour la compétence GEMAPI, la taxe ad hoc créée, qui est facultative, pose le problème du financement de ce grand cycle de l'eau.

En réalité, les notions de petit et de grand cycle de l'eau ne sont absolument pas définies légalement. Techniquement et scientifiquement, il existe un seul cycle de l'eau, mais sur le plan administratif et juridique, il a fallu les caractériser par cette distinction : petit et grand cycle, qui vient d'ailleurs du rapport public L'eau et son droit du Conseil d'État de 2010 qui définissait le petit cycle de l'eau et le grand cycle de l'eau.

Il nous semble que, comme en 1964 et en 1992, une grande loi sur l'eau et les hydrosystèmes devrait permettre de répondre aux grands défis qui attendent la France comme celui de l'adaptation au changement climatique. Et il me semble que le statut, mais également le cadre légal n'est pas adapté pour pouvoir répondre à ces enjeux.

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