Intervention de Laurent Caussat

Réunion du mardi 18 février 2020 à 17h15
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Laurent Caussat, inspecteur général des affaires sociales :

Je reprends naturellement à mon compte les remarques liminaires de mon collègue sur le risque d'anachronisme qu'il y a à évoquer un rapport rédigé voici près trois ans, ainsi que sur le caractère non exhaustif de notre connaissance de l'intégralité des suites qui ont pu y être données.

Vous avez évoqué le rapport que j'ai corédigé avec nos collègues de l'Inspection générale des finances sur la modernisation de la délivrance des prestations sociales, remis aux ministres en charge des affaires sociales et du budget en juin 2017. À vrai dire, le lien entre les questions traitées dans ce rapport et la lutte contre la fraude aux prestations sociales qui intéresse votre commission d'enquête ne s'impose pas au premier abord.

Ce rapport avait pour origine un amendement adopté par l'Assemblée nationale à l'article 112 de la loi de finances pour 2017, que M. Dominique Lefebvre avait présenté lors des débats sur le prélèvement à la source de l'impôt sur le revenu. Le Gouvernement ayant défendu ce dispositif au nom d'une meilleure adéquation entre le prélèvement subi par les contribuables et leur revenu courant, les parlementaires ont été d'avis que le même raisonnement pouvait être tenu pour les prestations sociales, et que l'on pouvait essayer d'ajuster le mode de calcul et de versement des prestations sociales afin qu'elles reflètent plus fidèlement les fluctuations du revenu des contribuables. Autrement dit, le but visé à l'époque était surtout de renforcer l'adéquation des prestations sociales aux besoins socio-économiques des personnes et des familles. Néanmoins, il me semble, en le relisant trois ans plus tard, que certaines des réflexions qui le sous-tendaient peuvent utilement nourrir les travaux de votre commission d'enquête.

Le calcul d'un grand nombre de prestations sociales, dès lors qu'elles tiennent compte des ressources des bénéficiaires, pose deux types de problèmes bien différents.

Premièrement, certaines d'entre elles – les prestations familiales, les aides au logement – sont calculées sur la base des déclarations fiscales des allocataires. Cela présente un avantage certain : on dispose de données déclarées, sous la signature de l'intéressé, et contrôlées par l'administration fiscale, et donc fiables. En revanche, elles ont l'inconvénient de présenter une antériorité certaine, jusqu'à deux ans. Ce décalage amoindrit, voire annule, le rôle d'amortisseur de ces prestations : des montants élevés, calculés sur la base de revenus très faibles, peuvent être versés à un allocataire alors que celui-ci est entre-temps revenu à meilleure fortune, ou inversement.

Le deuxième problème, quasiment symétrique, tient au fait que d'autres prestations sociales sont déterminées sur la base de revenus déclarés trimestriellement ou annuellement par les demandeurs. C'est le cas de la prime d'activité ou du revenu de solidarité active (RSA), ainsi que de la complémentaire santé solidaire, cette dernière répondant à une logique de déclaration annuelle. Le risque d'erreur déclarative est alors considérable car on demande aux allocataires leur salaire net perçu, montant qui ne figure pas sur le bulletin de salaire et qui est très difficile à reconstituer. Ces erreurs expliquent une bonne partie des 3,3 milliards d'euros de versements indus au titre de la branche famille – même si le chiffre mérite probablement d'être actualisé. Certes, le processus de récupération des indus fonctionne globalement bien mais, pour des personnes ou familles à revenus modestes, il est facteur d'à-coups dans leurs ressources, et donc de difficultés potentielles.

Face à ces difficultés, notre rapport avait proposé une trentaine de recommandations, en s'appuyant sur le principe « Dites-le nous une fois » (DLNUF) qui permet désormais aux administrations et organismes sociaux de s'échanger des informations, ce qui évite de les redemander aux allocataires.

Nous avions proposé d'utiliser la déclaration sociale nominative (DSN), remplie mensuellement par tous les employeurs du secteur privé depuis 2017, qui permet donc d'appréhender les salaires perçus par les allocataires.

Nous préconisions également la création d'une deuxième déclaration nominative, que nous avions appelée déclaration nominative complémentaire, afin de récupérer les données relatives aux salaires du secteur public et aux revenus de remplacement – retraites, allocations chômage, indemnités journalières, etc. Cette déclaration devait être alimentée par le flux mensuel du prélèvement à la source pour les revenus autres, dit PASRAU, grâce auquel les organismes payeurs de ces salaires et revenus de remplacement transfèrent à l'administration fiscale le montant de l'impôt sur le revenu, une fois que l'administration fiscale leur a communiqué le taux de prélèvement à la source.

Les autres revenus – revenus d'activité non salariée, du patrimoine ou revenus de source étrangère par exemple –, qui entrent dans la base des ressources prises en compte pour le versement des prestations sociales, dite base ressources, devaient continuer à être appréhendés par le biais fiscal, autrement dit avec un retard de deux ans.

Notre objectif était de conserver le caractère automatique de la collecte des principaux revenus entrant dans la base ressources des prestations familiales et des aides au logement, mais en substituant aux données fiscales vieilles de deux ans des données mensuelles contemporaines. Pour la prime d'activité et le RSA, nous proposions le préremplissage des cases « salaires » et « revenus de remplacement » lors de la déclaration trimestrielle des allocataires, afin d'éviter les erreurs déclaratives massives observées dans le dispositif actuel.

Ces recommandations ont été très largement suivies d'effets.

En premier lieu, l'article 78 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2019 a créé un dispositif de restitution aux organismes de protection sociale des données sur les salaires et les revenus de remplacement. Ce dispositif de ressources mutualisées (DRM) est alimenté par la DSN et le flux PASRAU.

En deuxième lieu, les administrations sociales ont établi une feuille de route de l'utilisation du DRM qui prévoit la mobilisation de ces données mensuelles pour calculer un grand nombre de prestations sociales, avec des entrées en vigueur échelonnées. Dès avril 2020, le DRM sera mobilisé pour le calcul des aides au logement. En 2020 également, il permettra de revaloriser de façon différenciée les pensions de retraite et d'alimenter le portail numérique des droits sociaux et du RNCPS.

Ultérieurement, il est prévu d'utiliser ces données pour le préremplissage des déclarations de salaires et de revenus de remplacement pour le versement de la prime d'activité. En 2021, il est envisagé de poursuivre avec la complémentaire santé solidaire, les pensions d'invalidité, les indemnités journalières, etc.

À partir d'avril, les aides au logement seront calculées en appréhendant les salaires et les revenus de remplacement sur les douze mois les plus récents, les autres revenus restant appréhendés sur la base de la déclaration fiscale de l'antépénultième année – je participe au projet en appui des administrations chargées de la sécurité sociale et du logement. Ce dispositif sera opérationnel à la fois pour les allocataires déjà connus – la CNAF enverra les NIR des allocataires qu'elle connaît vers le DRM et recevra en retour les montants des salaires et revenus de remplacement –, mais également pour les nouveaux allocataires. Dans ce dernier cas, une interface de programmation applicative ou application programming interface (API) permettra d'interroger individuellement le DRM, alors qu'actuellement, un nouveau demandeur d'aide au logement doit transmettre physiquement sa déclaration fiscale.

En outre, le droit aux aides au logement sera réexaminé trimestriellement, et non plus annuellement. Toutefois, les allocataires devront toujours fournir individuellement certaines informations : ainsi, ceux qui déclarent des frais réels devront le signaler puisque cette information n'est pas enregistrée dans la DSN, où sont seulement enregistrés les salaires bruts et nets.

Toutes ces innovations peuvent-elles contribuer à une plus grande efficacité de la lutte contre la fraude aux prestations sociales ? Même si ce n'est pas, rappelons-le, la principale finalité de ces projets, il est permis de penser que ce sera le cas, pour quatre raisons.

Pour commencer, la fraude se nourrit du risque d'erreurs : si l'on parvient, grâce aux transferts automatiques de données, à limiter ces erreurs, cela limitera aussi les comportements frauduleux. Moins de déclarations, c'est moins de déclarations erronées, et moins de déclaration frauduleuses…

Ensuite, la directrice de la sécurité sociale, Mme Lignot-Leloup, vous l'a probablement indiqué lors de son audition la semaine dernière – cela fait suite à la discussion amorcée sur le RNCPS : l'année 2020 verra également la concrétisation d'une mesure réclamée de longue date par la représentation nationale, prévue par l'article 115 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015. Le décret du 18 septembre 2019 d'application de l'article 78 de la LFSS 2019 prévoit que le DRM sera utilisé aux fins d'introduction des données de ressources au sein du RNCPS. La mesure devrait entrer en vigueur d'ici à la fin du présent semestre, même si je ne peux vous le confirmer avec la même certitude que la directrice de la sécurité sociale. Les organismes de sécurité sociale disposeront alors d'un outil leur permettant de démultiplier les contrôles.

Enfin, l'appréhension en temps réel des revenus constitue un changement de paradigme : à l'heure actuelle, les droits d'environ 90 % des allocataires sont calculés automatiquement. Les autres allocataires – ceux que l'on ne retrouve pas dans les échanges de l'administration fiscale, ceux dont les ressources sont très faibles, les nouveaux allocataires – doivent fournir des documents justificatifs. Tant qu'ils ne les ont pas fournis, le droit n'est pas ouvert. Le nouveau système sera totalement différent et incitera fortement les organismes à réviser leurs stratégies de contrôle : on va commencer par interroger le DRM et on va analyser ce qu'il renvoie – ou bien les informations renvoyées, ou bien les raisons pour lesquelles il ne renvoie rien : par exemple, il est normal de ne pas trouver le NIR d'un travailleur indépendant en interrogeant la DSN ou le flux PASRAU, puisqu'aucun employeur, et pour cause, ne le connaît comme salarié. Le fait de ne rien recevoir ne va pas inquiéter les caisses d'allocations familiales ; elles examineront sa déclaration fiscale pour connaître ses revenus ou, s'il a commencé son activité récemment, lui demander de les déclarer. Cela suppose en revanche que les situations professionnelles que les allocataires ont l'obligation de déclarer soient bien à jour… En effet, si un salarié devient indépendant mais oublie de le signaler à sa CAF, celle-ci, en allant chercher les informations dans le DRM, trouvera probablement peu ou pas de revenus. Elle calculera alors ses droits en conséquence, sans se douter qu'il a changé de statut. Les organismes auront donc fortement intérêt à repenser leur stratégie de contrôle. De la même façon, il faudra contrôler ex post que le montant des frais réels de l'allocataire correspond à celui qu'il aura déclaré auprès de l'administration fiscale.

Grâce à ces réformes, le renforcement des liens entre administration sociale et administration fiscale ne pourra qu'améliorer l'efficacité de la lutte contre la fraude aux prestations sociales. Les flux entre régimes de protection sociale et administration fiscale sont actuellement pilotés par la DGFIP et par la direction de la sécurité sociale (DSS). L'unité de commandement de ces projets sera de nature à améliorer la communication entre ces deux sphères de l'administration.

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