Je vais devoir donner des noms. Traditionnellement, on dit que la fraude documentaire est la mère de toutes les fraudes. Quand vous faites une fraude aux ressources, vous allez produire de fausses fiches de paie, de faux documents, etc. Pour la fraude à l'existence, il y a les faux certificats de vie. J'ai remarqué en faisant mes recherches pour venir ici aujourd'hui que l'on a progressé : on recourt maintenant à la dématérialisation des certificats de vie pour simplifier le travail des gens à l'étranger ; c'est bien, cela simplifie vraiment le travail des gens à l'étranger. Il y a la fraude à la résidence, etc. À chaque fois, vous avez des faux. Cela peut être des faux documents d'identité, mais globalement, la fraude documentaire est très répandue. Cela se fait pour les faux crédits, pour un grand nombre de choses.
Sur l'évaluation et l'utilisation des règles de trois, j'avais proposé à M. Vanlerenberghe une méthode qu'il a suivie, mais sur une base très réduite. Il a réalisé des extrapolations à partir de quelques dossiers, alors qu'il fallait le faire sur les 133 dossiers de 2011. Vous pouvez vous-mêmes le faire. Cela peut être intéressant. Demandez-leur de vous ressortir les NIR et les dépenses de l'époque et depuis cette année, si tant est qu'elles existent dans les archives. Cela vous permettrait de refaire un balayage.
Vous avez vu le problème des échantillons ; avec la réponse ministérielle, cela devient criant. On vous dit que l'échantillon est représentatif, mais en fait, pas du tout. Quand vous faites l'extrapolation sur l'ensemble, on constate un écart de 28 %. C'est pour cela que depuis un certain temps, je ne parle pas d'évaluation de la fraude, mais d'enjeux de fraude et d'enjeux moyens. C'est pour cela que je travaille sur la dépense moyenne de protection sociale par rapport au nombre de cas. Si nous prenons ces documents officiels, cette réponse du Gouvernement au Journal officiel du Sénat et que l'on calcule ce minimum de gens qui touchent par rapport aux gens qui existent, ce sont 2,4 ou 2,5 millions de personnes. Si vous le rapportez à la dépense moyenne de protection sociale (11 800 euros), vous êtes à 30 milliards. Nous n'en sommes même plus à 14 milliards, comme je le disais il y a un an. Nous avons doublé la mise. Nous sommes à 30 milliards d'euros d'enjeux de fraude, rien que sur l'immatriculation des personnes nées à l'étranger, sur des dossiers frauduleux de NIR du SANDIA, auxquels il faut rajouter tout le reste : la fraude à l'assurance-maladie classique, la fraude à la branche famille, la fraude à Pôle emploi, etc. Nous sommes en face de chiffres tellement astronomiques qu'en réalité, vous ne pouvez même plus faire de l'échantillonnage et vous ne pouvez plus travailler par sondage. Vous n'aurez jamais une approche statistique fine en disant : « En fait, on travaille sur tant. » Ce n'est pas vrai. Nous ne pouvons plus faire que de l'évaluation d'enjeux parce que l'on vous parle de 2,5 millions de dossiers sur un stock de 12 millions. Le montant est tellement élevé que vous ne pouvez pas faire un échantillonnage.
C'est très bien de dire qu'il y a un problème, mais comment fait-on pour le traiter ? À l'époque, sur le SANDIA, je me disais que comme nous connaissions les pays d'origine des faux documents prétendus, nous pouvions essayer de cibler. Mais quand vous en avez manifestement au moins 2 ou 2,5 millions à aller chercher, ce n'est même plus la peine. C'est pour cela que depuis un certain temps je dis qu'il faut réenroler toute la population, en faisant une biométrisation du numéro de sécurité sociale et une recertification du NIR par la biométrie, avec des empreintes digitales. Là, on réglera le problème, parce qu'on aura sorti les gens qui n'existent pas, on évitera les doublons et les utilisations multiples d'un même NIR. Et cela ne coûte pas très cher : pour les cartes d'identité biométriques algériennes, je crois que Gemalto a vendu 36 millions de cartes pour 17 millions d'euros. Cela représente 50 centimes par carte, plus le coût d'enrôlement en vis-à-vis qu'il faut faire, mais ce n'est pas un coût très important.
Dans le système actuel, nous ne sortirons jamais de l'évaluation. Vous pourrez faire une règle de trois en disant : « On est en face de x % de dossiers frauduleux par rapport au nombre de dossiers qui existent. Cela fait à peu près tant ». Face à une dépense de 787 milliards d'euros annuels, cela fait une certaine somme, effectivement.
Après, vous me dites que la fraude semble augmenter alors qu'on nous dit que la situation s'améliore. Je ne sais pas si elle augmente ou si la situation était déjà aussi catastrophique. Le problème est qu'on ne nous donnait pas les données. Regardez les dates, la réponse est est publiée le 7 novembre, alors que le rapport Goulet-Grandjean date du 5 ou du 6 novembre. Cela veut dire que le Gouvernement avait la réponse avant et répond discrètement après la publication du rapport. Cela évite que dans le rapport, cette donnée figure, parce que sinon cela lui aurait fait de la publicité. Vous imaginez bien que ce type de publicité n'est pas bonne.
Ce qui me permet de faire le lien avec votre autre question sur les raisons de cette situation et qui a intérêt à ce que tout cela ne se voie pas. En réalité, ce ne sont pas les parlementaires, quel que soit leur bord d'ailleurs, parce que, globalement, on constate un consensus de l'extrême gauche à l'extrême droite sur le fait que nous avons un problème de finances publiques dans ce pays et qu'il vaut mieux aller chercher l'argent dans la poche des fraudeurs plutôt que dans celle des contribuables. Le sujet peut être électoral. C'était très clairement le cas de M. Vanlerenberghe. Sa mission n'était pas de faire la lumière sur la fraude. D'ailleurs, vous avez bien vu, il a dit que « c'était une initiative malheureuse » de faire la lumière sur des cas de fraude. « Ce n'était pas le sens de la mission. » Si, pourtant, sa mission portait sur les conséquences de la fraude documentaire sur la fraude sociale. C'est pour cela que je vous ai lu les débats qui avaient eu lieu au moment de l'adoption de son rapport, puis ce qu'il a pu dire : sa mission était d'éteindre l'incendie avant les élections européennes, parce que certains se sont imaginé que cette histoire-là allait faire monter Marine Le Pen. Ce n'est que cela, la réalité.
Je vous le dis d'autant plus librement que c'est le discours que l'on nous a tenu en 2011-2012. À l'époque, au ministère de l'Intérieur, rappelez-vous qui dirigeait la campagne de Nicolas Sarkozy. C'était la grande panique, il ne fallait pas que cela se sache, il ne fallait pas trop en faire là-dessus, au motif que cela ferait monter le Front national. Sauf que les gens n'ont pas compris que ce qui fait monter le Front national, c'est de ne pas traiter les problèmes, c'est de les leur cacher. Ce n'est pourtant pas très compliqué de dire qu'il existe un problème de sécurisation des documents, un trou dans la raquette, depuis le décret Jospin de 2000, que nous le savons, que nous allons le traiter, que nous le prenons à bras le corps et que nous nous donnons deux ans pour régler le sujet et pour nettoyer notre système social. Le politique qui fait cela gagne 15 % dans les sondages, s'il le fait réellement ensuite – il ne suffit pas de le dire.
Ensuite, cela pose quand même un autre point, plus juridique et pénal. Vous connaissez la jurisprudence Christine Lagarde. Deux délits existent en France : le détournement de fonds publics, mais aussi le détournement de fonds publics par négligence. Celui-là vise très explicitement les fonctionnaires ou les ministres qui ont laissé de l'argent public être dépensé alors qu'ils savaient qu'il y avait un problème, qui n'ont pas fait leur travail et qui n'ont pas pris les mesures nécessaires pour endiguer ce problème. Là, vous n'êtes pas à l'abri que des personnes dans la technostructure, à tous les échelons, craignent que l'information ne sorte. Sur le SANDIA, à la rigueur encore, cela peut passer, mais pour les cartes Vitale, c'est beaucoup plus gênant pour eux. Toutes les missions ont fait ressortir le rapport conjoint de 2013 de l'IGF et de l'IGAS, où il est écrit noir sur blanc que 8 millions de cartes Vitale sont en surnombre et que 7 millions de personnes sont prises en charge par les assurances maladie obligatoires en surnombre. On va peut-être aller poser la question à certaines personnes – vous, peut-être, allez le faire – pour savoir ce qu'ils ont fait depuis toutes ces années, alors que l'IGF et l'IGAS ont mis le doigt, dès les premières pages, sur un vrai problème. Qu'ont-ils fait depuis pour traiter cela ? Parce que derrière, des sommes importantes sont en jeu.
Vous allez peut-être demander comment cela se fait que l'on paye des prestations sociales à 12,4 millions de personnes, alors qu'elles sont censées ne pas être si nombreuses. On va peut-être vous expliquer qu'on ne verse pas des sommes à 12,4 millions. Oui, mais on l'a écrit. Devant votre commission, ce qui est dit ou ce qui est écrit dure le temps que cela dure, c'est-à-dire en général 24 ou 48 heures. Après, l'administration change de position.
Qui a intérêt à ce que cela ne sache pas ? Ce ne sont pas les fraudeurs, parce qu'ils ne sont pas dans ce débat-là. C'est davantage au niveau de la technostructure, de l'administration que se trouve le blocage. Il n'est pas au niveau politique.