Intervention de Charles Prats

Réunion du mardi 3 mars 2020 à 18h30
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Charles Prats, magistrat au Tribunal de grande instance de Paris :

Tous les documents font l'objet de fraudes. Si vous voulez les sécuriser, un travail se fait au niveau de l'Union européenne en ce moment. Il faudrait interroger la représentation permanente de la France à Bruxelles, ce serait assez intéressant. La biométrie est le point commun de tous les travaux qui se font à l'heure actuelle. Dans de nombreux pays, on ne se pose pas cette question comme le fait la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) chez nous, avec la loi de 1978, le règlement général sur la protection des données (RGPD), etc., parce que l'on considère que la fraude aux finances publiques est un intérêt supérieur et tout à fait légitime pour utiliser par exemple la biométrie.

« Combien de NIR existants actifs et inactifs ? » C'est une bonne question à poser, mais pas simplement sur le SANDIA. Là, nous étions sur le principe des numéros attribués à des personnes nées à l'étranger parce que nous avons un problème de fraude documentaire, parce que les gens peuvent passer au travers en produisant des documents falsifiés de manière plus facile ou viennent de pays dépourvus d'état civil. Or, nous pouvons avoir un problème, même sur les autres types de NIR. Posez la question organisme par organisme, et je vais même plus loin, par tranche d'âge. Parce que si vous demandez les NIR par année de naissance, vous pouvez effectuer des comparaisons avec le recensement de l'INSEE. Par exemple, vous verrez s'il y a vraiment des cartes Vitale attribuées à tous les enfants de 12 ans à 16 ans. Il paraît que tous les enfants de ce pays ont des cartes Vitale ; c'est ce que j'ai cru comprendre la dernière fois. Ce sont des questions intéressantes, parce que vous faites du contrôle de cohérence, et cela vous permet d'avoir des bases de comparaison indépendantes et que vous mettez en contradiction ; c'est le juge d'instruction qui vous parle.

« Les prestations à l'étranger, comment faire ? » Je suis pour la biométrisation des personnes nées à l'étranger, parce qu'il n'y a pas de raison. Ils vont au consulat et s'ils n'ont pas fait leur biométrisation dans un délai d'un an, on coupe les prestations. Vous savez ce que nous avions fait à la DNLF, à Marseille, quand nous soupçonnions des fraudes à l'existence ? Nous avions interrompu les versements ; cela avait créé un scandale, nous avions été traités de tous les noms. Je suis habitué, cela fait quelques mois que je suis traité de tous les noms. Quand je communiquais beaucoup sur la fraude fiscale, vous voyiez des vidéos où M. Mélenchon m'applaudissait. Maintenant, je parle de la fraude sociale et je suis quasiment présenté comme un nazi.

Vous parliez des journalistes. Je dédicace cette audition à Géraldine Woessner qui est maintenant au Point, qui a passé des heures et des heures à expliquer que tout cela était des fake news. Je vais lui envoyer le JO du Sénat dédicacé, ainsi qu'à la Cour des comptes.

Sur la question des millions de personnes dont on ne sait pas si elles sont décédées ou pas, Carole Grandjean avait eu l'idée de poser la question des centenaires. Comme souvent quand on fait de l'audit ou du contrôle, ou une enquête, elle a eu cette curiosité. Elle reçoit une réponse : 3,1 millions de centenaires alors qu'il y en a 21 000 recensés. Honnêtement, j'ai éclaté de rire. C'est tellement hallucinant que c'en est drôle. Le directeur général de l'INSEE vous dit que 84 millions de personnes sont réputées en vie, dont 3,1 millions de centenaires : 1,6 million est né à l'étranger – donc on peut comprendre que nous n'ayons pas les certificats de décès – et 1,5 million de centenaires sont nés en France – et ils vous disent dans le même mail que les données sont mises à jour toutes les semaines !

Évidemment, il n'y a pas 1,5 million de centenaires dans le pays, ou 3 millions qui perçoivent des prestations, parce que la CNAV le verrait, et dirait que nous avons un souci, enfin, je l'espère. C'est pour cela que le RNCPS par tranches d'âge peut être assez intéressant, mais cela pose quand même une vraie question.

Ils ont traité les deux parlementaires de tous les noms et les ont ridiculisées dans la presse, etc. Il n'empêche qu'elles ont posé une vraie question. C'est du bon sens et tout le monde peut se dire : comment a-t-on un fichier avec 84 millions de personnes réputées en vie ? Comment sécurise-t-on ce fichier ? Cela ne veut pas dire qu'il y a 84 millions de personnes qui touchent, mais cela veut dire qu'il faut voir quel est le problème. Quand on voit que l'on parle de 12,4 millions de personnes alors qu'il ne devrait y en avoir que 10 millions, on peut quand même se poser des questions. C'est à vous de le faire.

S'agissant des moyens de lutte, les Belges sont très bons sur un grand nombre de sujets, tels que la biométrie, le carrefour de données et globalement les croisements de données. Ils étaient très bons sur la fraude à la TVA aussi. Yannick Hulot, l'ancien patron d'Eurofisc, m'avait présenté son dispositif en 2011 portant sur les logiciels de détection précoce des fraudes à la TVA. J'étais revenu à Bercy en disant : « Voilà un dispositif génial, ils ont éradiqué 90 % des escroqueries à la TVA ». La DGFiP n'en a jamais voulu. Aujourd'hui, je ne sais pas où nous en sommes. Ils me disent qu'ils font du data mining, etc, mais cela fait quasiment dix ans qu'un logiciel existe ; les Belges utilisent, comme beaucoup d'autres pays, mais l'administration française n'a jamais voulu l'utiliser. Cela pour des raisons évidentes : en fait, vous détectiez très vite, à moins de 15 jours, les opérations frauduleuses, ce qui voulait dire qu'il fallait basculer dans une procédure judiciaire pénale, parce que le livre des procédures fiscales n'est pas calibré pour travailler sur les escroqueries à la TVA. Le délai d'intervention, que la Cour des comptes avait calculé est de 18 mois. Dans ce cas, il faut intervenir tout de suite, cela voulait dire judiciariser la procédure. À cette époque-là, ils n'avaient pas d'enquêteurs avec une compétence judiciaire, donc il fallait transmettre le dossier à la douane judiciaire. La douane judiciaire et la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) auraient montré qu'elles faisaient plus de chiffre en fraude détectée que la DGFiP et cela ne correspondait pas à un type de stratégie administrative qui consiste à grossir, grossir, grossir et à manger tout le monde.

La DGFiP est issue de la fusion de la direction générale des impôts (DGI) et de la direction générale de la Comptabilité publique (DGCP). En fait, c'est l'absorption de la DGCP par la DGI ; la prochaine victime sera la DGDDI. Cela a commencé : vous avez malheureusement voté un certain nombre de dispositions dans la loi de finances l'année dernière où vous déshabillez la perception par la douane de ces taxes. Dans les années qui viennent, vous allez constater un démembrement de la douane, par la DGFiP qui va récupérer la mission fiscale et par l'Intérieur qui va récupérer la mission sécuritaire. C'est une erreur phénoménale, fondamentale, un contresens historique, mais ce n'est pas grave, c'est ce vers quoi nous sommes en train de nous acheminer.

Quoi qu'il en soit, en matière sociale ou en matière fiscale, les Belges sont très bons. En plus, ils ont eu cette qualité que pendant très longtemps, ils n'ont pas eu de gouvernement. C'était l'administration qui faisait tourner le pays : ils se sont rendu compte qu'ils pouvaient très bien tourner sans les politiques et sans le gouvernement.

Sur les règles d'évaluation basiques, nous sommes à de tels niveaux de distorsion que ce n'est même plus la peine de jouer à faire de l'évaluation. Maintenant, nous savons qu'il y a un problème, il faut le traiter. Vouloir faire des évaluations, c'est aussi toujours la même chose : « On va regarder si les choses ne seraient pas mieux comme ci ou comme cela ». Non : à un moment donné, il faut y aller. Napoléon avait un principe stratégique fondamental : « On s'engage et on voit ».

Monsieur Zumkeller, c'est en effet un sujet de haute administration ; vous vous rendez compte que vous croisez encore aujourd'hui les mêmes décideurs qu'avant. C'est un très petit milieu.

Les croisements de fichiers, évidemment, sont un levier qui fonctionne. La DNLF, en 2008, avait d'ailleurs été créée pour cela. Le premier croisement de fichiers que nous avions fait était assez simple, il intervenait entre le revenu minimum d'insertion (RMI) et le chômage. Nous avions sorti 100 000 cas d'un coup, à l'issue du premier croisement de fichiers. La CNAF avait dit : « Nous n'allons pas dire que c'est de la fraude ». 100 000 personnes cumulaient le RMI et le chômage, mais nous n'allions pas dire que c'est de la fraude. Effectivement, sur les croisements de données et de fichiers, nous pouvons faire beaucoup mieux. Nous pouvons aller plus loin. Vous parliez de fraude organisée : là, nous sommes à la fois face à des petites fraudes, une espèce de fraude de masse, mais oui, nous sommes aussi sur une organisation, notamment sur la problématique de l'existence à l'étranger. Vous voyez bien qu'avec 4,1 millions de bénéficiaires de prestations retraite en France, nous avons un vrai problème d'existence.

Comment agir à l'égard des gens qui fraudent à l'étranger sur les retraites ? Vous allez voir qu'une fois que vous allez contrôler l'existence des gens, pour voir s'ils sont morts, on va vous dire : « il vient de mourir, mais nous voulons une pension réversion ».

Sur les fraudes organisées, on est confronté à des situations qui peuvent être impressionnantes, communautarisées. J'étais le juge d'instruction d'un dossier assez intéressant, sur lequel la préfecture et le parquet avaient communiqué. C'était une fraude globale : escroquerie des personnes privées, fraude fiscale, fraude aux prestations sociales, fraude aux cotisations sociales. C'était en fait du blanchiment de travail au noir. Je vous explique rapidement ce principe de fraude organisée, parce qu'elle se pratique toujours aujourd'hui et constitue certainement une des principales fraudes sociales organisées à laquelle nous sommes confrontés.

Les gens qui travaillent notamment dans le secteur « bâtiment et travaux publics » (BTP) au noir vont blanchir leur salaire dans des acquisitions immobilières. Les salariés, qui sont évidemment complices – ce ne sont pas du tout des victimes –, sont payés au noir. Ils mettent l'argent sur leur compte bancaire et vont gonfler leurs revenus, pour avoir des prêts immobiliers, en recourant à de la fraude documentaire, de fausses fiches de paie. Les banques vont leur octroyer des prêts, souvent avec des complicités internes pour qu'il n'y ait pas de sûreté et que cela se passe relativement facilement, et sur des biens immobiliers peu coûteux. Ces acquisitions immobilières vont être en partie financées par des prestations sociales, parce que par contre, auprès des organismes sociaux, ils vont fournir une déclaration de revenus « néant » ou très réduite, qui ne correspond pas à leurs revenus réels. Là, vous avez une prise en charge par la branche famille, par l'équivalent d'une allocation logement, d'une partie du prêt. L'argent qui vient du travail au noir est bien sûr versé sur le compte bancaire. Les clients ne sont pas défaillants, ils remboursent leurs prêts. Vous avez donc un mécanisme de blanchiment du travail au noir, du travail dissimulé par ce système-là, qui en même temps blanchit la fraude aux prestations sociales. Comme ces gens-là ne déclarent pas de revenus aux impôts, vous avez une petite fraude à l'impôt sur le revenu (IR) au passage. Cela fonctionne sur des réseaux très communautaires, et chaque communauté le fait dans son coin, mais en utilisant la même technique.

J'avais travaillé sur un dossier concernant des Kurdes. Je leur avais coûté un peu cher, puisqu'en deux semaines, j'en avais mis 58 en examen et j'avais saisi 41 biens immobiliers. Je m'étais arrêté à 58, parce que je n'avais que deux semaines, mais j'aurais pu faire cela toutes les semaines, toute l'année. Des cas comme cela, vous en avez sur tout le territoire, ce sont des systèmes organisés. Là, nous ne sommes pas sur des fraudes au NIR ou du SANDIA, mais sur de la fraude aux prestations sociales, autre. C'est de la fraude croisée. Vous pourriez passer votre vie au service enquêteurs à ne faire que ce type de dossier ; et cela ferait rentrer de l'argent d'ailleurs.

Après, que fait-on ? Déjà, on constate que les organismes de sécurité sociale n'ont pas cette culture du contrôle. Ce n'est pas leur métier de lutter contre la fraude. Leur métier est de payer des prestations. Le travail de l'antifraude est d'être un chasseur et de considérer que la personne en face de vous est un fraudeur ; après on regarde s'il n'est pas honnête. Le principe des organismes sociaux est de prendre en charge les gens, de les aider, etc.

Dès que vous parlez de la fraude aux prestations sociales, les gens évoquent le non-recours aux droits. Nous n'en avons rien à faire, ce n'est pas du tout le sujet. Le sujet du non-recours aux droits est un sujet de protection sociale pour un organisme de protection sociale dont le travail est de payer des prestations. Le sujet de l'antifraude est de détecter des bandits qui sont en train de voler l'argent public, d'où ma position depuis très longtemps, qui est de dire qu'il faut sortir la mission de lutte contre la fraude des organismes de protection sociale et la mettre dans un service de l'État.

À l'époque, nous avions appelé cela « le FBI de lutte contre la fraude sociale », cela remonte à quasiment dix ans. C'était une image un peu parlante. Globalement, l'idée était de transformer la DNLF, qui est moribonde maintenant depuis plusieurs années, alors qu'elle marchait bien jusqu'en 2012-2013. Nous avions une véritable impulsion, notamment législative et via les CODAF. Maintenant, j'ai l'impression que la DNLF est tombée dans l'oubli. D'ailleurs, il n'y a même pas eu de nomination de délégué national après la mutation de l'ancienne déléguée nationale. Vous transformez cette délégation – vous pouvez changer son nom si vous voulez – en un service opérationnel qui aurait comme compétence de traiter la problématique de la biométrisation, éventuellement, et de gérer les contrôleurs, les services d'enquête des organismes, et donc de mettre la lutte contre la fraude sous la tutelle de l'État; inutile de changer les statuts des agents.

En face, on vous dit : « Mais non, nous avons des conventions d'objectifs et de gestion (COG) » – on a déjà dû vous en parler. J'étais enquêteur sur le terrain : j'ai attrapé des fraudeurs et toute la journée, je vois des bandits, des terroristes, des voleurs, des violeurs... Cela fait 25 ans que je fais cela. Nous n'avons jamais attrapé un bandit avec une COG. Il faut des gens sur le terrain, des outils, des moyens informatiques, etc. Il faut aussi des enquêteurs. Les inspecteurs de l'URSSAF sont au maximum de ce qu'ils peuvent faire. Si vous ne mettez pas de personnel pour aller attraper les gens, vous ne les attraperez pas plus. On peut nettoyer, les fichiers faire de la biométrie, avoir de grands projets. Plus ils seront simples, mieux c'est, parce que l'on sait ce que donnent les grands projets informatiques en France. Regardez le RNCPS : cela fait bientôt 15 ans que nous y sommes. Il faut des hommes ou des femmes avec une culture, avec une volonté, c'est tout. Peut-être faut-il aussi sortir d'un certain angélisme, voulu par certains, et de la négation. Il y a de la fraude aux prestations sociales – il n'y a pas que cela : il y a de la fraude fiscale, de la fraude aux cotisations –, mais elle est évidemment massive dans notre pays. Soit l'administration, le Gouvernement, vous, les politiques, prenez le dossier à bras le corps et le traitez, soit il ne faudra pas s'étonner qu'il y ait de gros sujets.

Tout à l'heure, vous allez aller voter une motion de censure, il y a un débat sur les retraites, etc. Je profite d'être ici pour vous redire ce que j'ai dit dans la presse. Toute réforme des retraites qui aboutira à une baisse des prestations – parce que l'objectif est quand même de baisser le montant des retraites – sera scandaleusement injuste si vous ne traitez pas avant tous ces problèmes de fraude aux finances publiques, de fraude aux prestations sociales, de fraude fiscale, etc. Les gens ne peuvent pas comprendre – et ils ont raison – que vous leur demandiez plus et que vous réduisiez les prestations, alors qu'à côté, on sait pertinemment que l'argent s'en va, qu'on le laisse partir et qu'en plus, on met le couvercle sur la marmite et la poussière sous le tapis. Ce n'est pas possible. Ce soir, on découvre que l'on a des millions de gens nés à l'étranger qui touchent des prestations sociales, alors qu'ils sont censés ne pas exister. Dans une demi-heure, on va expliquer : « Non, pas de problème, on va réformer les retraites, puis on va fermer le robinet sur les retraites ». Comment voulez-vous que la population réagisse ? Vous-mêmes, vous êtes contribuables. Vous n'êtes pas que députés. Comment réagissez-vous par rapport à cela ? Ma démarche est citoyenne. Je fais mon travail de magistrat, il n'y a pas de problème. Cela étant, mon travail constitutionnel est de garantir les libertés individuelles et dans la protection des libertés individuelles, figure aussi la protection des biens communs, des personnes, de leurs propriétés. Nous contribuons par l'impôt et par les cotisations. Quand on sait tout cela, on ne peut plus se taire. Maintenant, la balle est dans votre camp, vous, la représentation nationale.

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