Merci de me permettre de m'exprimer sur ce sujet important pour les magistrats et pour la société en général.
Je m'exprimerai à titre personnel. Vous avez rappelé deux de mes fonctions actuelles. Il y en a également deux autres, puisqu'aujourd'hui, les procureurs généraux exercent aussi le ministère public près la Cour de Justice de la République, et je suis également vice-président du conseil d'administration de l'école nationale de la magistrature (ENM).
J'ai pris connaissance de l'exposé des motifs de la résolution créant cette commission d'enquête. Si j'en partage certains constats sur la crise de confiance que traverse depuis quelques années l'autorité judiciaire, je ne suis pas en accord avec l'ensemble des observations et des critiques formulées.
Puisque cette commission a pour but d'enquêter sur les obstacles à l'indépendance de la justice, je rappellerai que dans tous les États démocratiques, la justice ne peut se concevoir qu'au sein de l'entité juridique de l'État, dont elle est l'une des principales fonctions régaliennes.
À titre liminaire, je ferai donc quatre observations directement liées au problème de l'indépendance, sur lequel j'aurai l'occasion de revenir en réponse à vos questions.
Première observation, dans l'exercice professionnel d'un magistrat, qu'il soit au siège ou au parquet, l'indépendance a toujours une double dimension. Elle a une dimension institutionnelle et statutaire et une dimension personnelle, parce que vous aurez beau imaginer toutes les garanties du monde possibles, notamment sur le plan statutaire, celles-ci doivent se doubler d'un exercice personnel visant à l'exercice de cette indépendance au quotidien.
Il est du devoir de chaque magistrat, du siège comme du parquet, d'être lucide dans son exercice professionnel, de savoir identifier ses éventuelles dépendances pour les dépasser et de savoir identifier ses faiblesses pour les surmonter. Le magistrat, qu'il soit du siège ou du parquet, ne doit jamais sacrifier, notamment pour une promotion, ce qui fonde et justifie son action, la dimension morale de sa profession, ses exigences déontologies d'indépendance, d'intégrité, de probité, de loyauté, d'impartialité et de délicatesse.
Ces dernières années, l'institution a beaucoup œuvré pour améliorer les garanties d'indépendance par un renforcement des règles déontologiques, par la rédaction d'un recueil des règles déontologiques, par un enseignement spécifique à l'école nationale de la magistrature en formation initiale pour tous les auditeurs de justice, par la mise en œuvre de la déclaration d'intérêt et la création du service de veille déontologique, ainsi que par la possibilité pour tout citoyen de saisir le conseil supérieur de la magistrature via la commission d'admission des requêtes. Tout cela va dans le bon sens. Il fallait le faire. Si cela n'empêche pas certaines dérives, cela apporte des réponses. C'est ce que le citoyen attend de la part d'une justice responsable.
Deuxième observation, cela ne suffit pas. L'indépendance doit aussi être assurée sur le plan institutionnel. La première garantie passe par un processus de nomination des magistrats qui prenne en compte leur seule aptitude, leurs seules qualités professionnelles, indépendamment de toute appartenance réelle ou supposée à une organisation professionnelle ou à une école de pensée. Le principe d'indépendance dont le Conseil constitutionnel affirme la valeur constitutionnelle vise à garantir la possibilité de prendre des décisions à l'abri de toute pression ou de toute instruction. Il est aujourd'hui assuré de deux façons qui, à mon sens, ne suffisent pas. Les garanties constitutionnelles doivent être renforcées.
Sur le plan statutaire, le conseil supérieur de la magistrature est le garant de l'indépendance de la magistrature, avec le Président de la République. La formation du CSM compétente à l'égard des magistrats du siège a le pouvoir de proposer les nominations des premiers présidents et des présidents. Pour les autres magistrats du siège, elle donne un avis conforme, qui lie le gouvernement. En revanche les magistrats du parquet, quelle que soit leur juridiction d'affectation, sont toujours nommés sur proposition du garde des Sceaux, le conseil donnant un avis simple qui, dans les textes, ne lie pas le gouvernement.
Depuis 1946, le conseil supérieur de la magistrature a connu trois révisions constitutionnelles qui lui ont conféré toujours plus de pouvoir, dans le souci de mieux garantir l'indépendance de l'autorité judiciaire. Aujourd'hui, c'est bien le CSM qui, au travers de ses attributions, garantit de façon quotidienne et effective cette indépendance, même à l'égard des magistrats du parquet. Je rappelle que la pratique en vigueur depuis dix ans qui consiste à respecter les avis du CSM a toujours été suivie par les différents gardes des sceaux. C'est bien parce qu'il s'agit d'une pratique prétorienne qui pourrait être remise en cause par un pouvoir politique qui serait moins respectueux de la séparation des pouvoirs qu'il faut absolument poursuivre cette révision constitutionnelle. Depuis vingt ans, il existe un consensus en faveur du renforcement du statut des magistrats du parquet par une révision constitutionnelle prévoyant la nécessité d'un avis conforme du CSM pour leur nomination et alignant leur régime disciplinaire sur celui des magistrats du siège. Cette modification est sur la table et n'a toujours pas abouti, faute de réelle volonté politique partagée, bien au-delà de discours parfois très convenus. Elle est pourtant indispensable pour « extraire le venin de la suspicion », pour reprendre les propos de Jean-Louis Nadal, qui est entretenu par le statut quo.
En outre, en l'état des textes, le conseil supérieur de la magistrature n'a pas la possibilité de formuler d'office des avis, puisqu'en application de l'article 65 de la Constitution, cette prérogative ne peut être exercée que si le CSM est saisi par le Président de la République ou par le ministre de la justice. On peut s'interroger sur la pertinence de cette restriction. Il faudrait envisager une extension du pouvoir d'avis consistant à autoriser le conseil à se saisir de toute question mettant en cause l'indépendance de la justice et à offrir à tout magistrat la possibilité de saisir le conseil de toute atteinte à son indépendance et à son impartialité.
Troisième observation, les garanties d'indépendance du parquet sont aussi apportées par la loi, pour ce qui concerne les affaires individuelles. En France, le statut du parquet est dual ou hybride. Il est la conséquence de la dualité de sa nature, puisqu'étant magistrat et, à ce titre, indépendant, le magistrat du parquet est aussi le représentant du pouvoir exécutif pour la mise en œuvre de la politique pénale, ce qui explique le principe de la subordination hiérarchique. Celle-ci est toutefois limitée par deux grands principes : le pouvoir propre des procureurs – personne ne peut se substituer à eux et il n'existe aucun moyen pour leur supérieur hiérarchique c'est-à-dire le procureur général, d'exercer ce pouvoir à leur place –, et la liberté de parole des magistrats du ministère qui développent librement à l'audience « les observations qu'ils croient convenables au bien de la justice », pour reprendre la formule du code de procédure pénale.
Tout au long de ma carrière, j'ai constaté le profond attachement des magistrats du ministère public à satisfaire aux mêmes exigences déontologiques et à répondre aux mêmes valeurs que leurs collègues du siège.
Un changement fondamental est intervenu dans cet exercice professionnel avec la loi du 27 juillet 2013. Il y a véritablement eu dans la vie des parquetiers un avant et un après. Cette loi a supprimé la possibilité pour le garde des Sceaux de donner des instructions dans les affaires individuelles, sans mettre fin à la remontée des informations concernant ces mêmes dossiers individuels qu'il a, au contraire, institutionnalisée.
À la fin du mois de septembre dernier, la Cour de Justice de la République, saisie de poursuites contre un ancien garde des Sceaux, a précisé que les informations transmises au garde des Sceaux étaient couvertes par le secret professionnel et que leur divulgation ne pouvait revêtir un intérêt légitime que si elle était justifiée par un motif d'intérêt général. En réalité, ces informations ne sont transmises que parce qu'elles sont utiles à l'office du ministre et seulement pour cela.
Le code de procédure pénale institue donc l'indépendance et la liberté dans l'exercice de l'action publique, en précisant que cet exercice doit se faire dans le respect du principe d'impartialité auquel le ministère public est tenu. Cela est résumé dans les articles 31 et 39-3 du code de procédure pénale.
La loi n'a toutefois pas délimité précisément les hypothèses et les situations dans lesquelles les informations devaient remonter aux procureurs et à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG). Chaque ministre de la justice signe donc dans les semaines qui suivent son entrée en fonction une circulaire déclinant les informations sur les affaires individuelles qui doivent remonter à la DACG et selon quelles modalités. Il y a certainement là une carence. Comme l'avait proposé la commission Nadal sur la modernisation du ministère public, en 2014, il conviendrait que ce soit le législateur qui précise les cas dans lesquels il y a lieu à remontée d'information. Cela pourrait concerner quatre situations : les questions de droit nouvelles, les affaires présentant un intérêt manifeste pour la conduite de la politique pénale, les affaires mettant en cause le fonctionnement de la justice et les affaires qui, en raison de leur retentissement, ont une dimension nationale. La remontée de ces informations ne se justifie que par le souci de permettre au ministre de la justice de remplir ses missions constitutionnelles. Par conséquent, une précision apportée par le législateur clarifierait très certainement les choses pour les magistrats du parquet qui dirigent aujourd'hui les enquêtes.
Je voudrais toutefois préciser que, dans la pratique parquetière, les informations remontant à la chancellerie ne concernent que les actes d'enquête accomplis et non pas les actes à venir. C'était ma pratique personnelle, notamment au tribunal de Paris, et je n'y ai jamais dérogé. Je n'ai jamais, je dis bien, jamais, avisé ma hiérarchie, parquet général ou chancellerie, d'actes à venir dans les dossiers, notamment s'agissant de perquisitions. Ma pratique était de ne les aviser des perquisitions que lorsque celles-ci avaient commencé.
Ma quatrième observation porte sur les relations de notre société avec sa justice. Un sondage publié il y a deux mois dans l'hebdomadaire « L'Express » pointait la défiance des Français vis-à-vis de leur justice qu'ils trouvent lente, complexe et opaque. Il est vrai que les procédures sont trop longues, que cela nécessiterait à la fois plus de moyens et une meilleure organisation, ainsi qu'une gestion des ressources humaines moderne et mieux adaptée se traduisant par une moindre mobilité des magistrats. Le même sondage indiquait que moins d'un Français sur deux estimait que les juges sont indépendants du pouvoir. Certains y voient un effondrement de la crédibilité des magistrats, entraînant avec elle la confiance placée par leurs concitoyens en l'institution.
Dans le même temps, ces derniers mois – ce n'est pas la première fois mais nous assistons au renouveau du phénomène –, les attaques dénonçant une politisation de la justice et le manque d'indépendance du parquet se sont multipliées, tout comme les affrontements et les prises à partie de magistrats, accusés, soit de mener un combat qui leur serait propre et ainsi de remplir une sorte de mission de justicier dont ils seraient les seuls à définir les objectifs et les limites, soit, à l'opposé, d'être les bras armés du pouvoir politique. Ces attaques signent une longue tradition de défiance entre les politiques et entre les juges.
La défiance des citoyens, elle, est plus nouvelle. Elle signifie peut-être tout simplement que la demande de justice est plus que jamais présente dans une société dont le niveau d'exigence morale s'est considérablement renforcé et qui n'a certainement jamais eu autant besoin de transparence et de confiance dans ses institutions, en particulier dans sa justice. Les citoyens doivent avoir la certitude que la décision d'un juge est juste, impartiale et qu'elle est prise à l'abri de toute pression.
Dans ce contexte, je voudrais témoigner que les juges, les procureurs, les fonctionnaires de justice œuvrent au quotidien avec des moyens contraints mais avec courage et beaucoup de dévouement. Je considère que le mépris envers les juges est le commencement du désordre. Les ingérences dans le cours de la justice et les attaques contre les juges et les procureurs portent toujours atteindre à notre Constitution et à notre démocratie. Elles jettent de façon dommageable le soupçon sur une institution qui, je pense, ne le mérite pas et doit être respectée.
Certes, nous devons, nous magistrats, faire preuve en toutes circonstances et en toute indépendance d'une rigueur et d'une déontologie sans faille dans le respect de notre serment et des règles déontologiques. Nous devons aussi faire toujours preuve d'une grande vigilance et toujours observer la réserve nécessaire à l'impartialité de nos décisions et donc à la confiance du justiciable. C'est bien le sens du nouveau recueil des obligations déontologiques qui vient d'être diffusé par le CSM. Mais je pense aussi, et je le dis sans langue de bois ni acrimonie, que le regard des politiques sur la justice doit changer. Je suis personnellement frappé, et je l'ai vu tout au long de sept années passées à la tête du parquet de Paris, que chaque fois qu'une enquête ou une instruction vise un homme ou une femme politique, sa stratégie de défense consiste à mettre en cause l'impartialité du procureur ou du juge, ou de l'accuser d'être à la solde du pouvoir. Face à ces frictions, il faut avancer ensemble pour parvenir impérativement à un meilleur équilibre entre les pouvoirs politique et judiciaire, dans le respect de l'indépendance de la justice mais aussi de la séparation des pouvoirs qui ne peut pas être à sens unique. Cela est valable pour les uns et pour les autres.
Magistrat depuis quarante ans, je sais que les magistrats du ministère public de mon pays manifestent chaque jour dans leur exercice professionnel un dévouement exceptionnel et exercent leurs fonctions au-delà des clivages, dans le souci du bien commun.