Intervention de François Molins

Réunion du mercredi 5 février 2020 à 14h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

François Molins, procureur général près la cour de cassation :

Ce problème est révélateur des tensions qui s'expriment autour de la justice. La question est toujours posée. On peut le déplorer, car cela n'a pas lieu d'être. Elle renvoie peut-être à l'insuffisance ou à l'ambiguïté du statut.

J'ai été pendant trois ans adjoint du directeur des affaires criminelles et des grâces et, pendant deux ans et demi, directeur de cabinet de deux ministres différents. Nous appartenons à un corps unique, ce qui, comme le dit la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mériterait d'être inscrit dans la Constitution. Le passage vers des fonctions juridictionnelles au parquet ou au siège, en administration centrale, en cabinet ou dans diverses situations de détachement, constitue en réalité une richesse.

Je pense qu'il est bien d'avoir des magistrats dans des cabinets. J'ai le plus grand respect pour les énarques, mais ils n'ont pas toujours une connaissance fine et subtile des mécanismes de la justice. Il est souhaitable pour l'appréhension et la résolution des problèmes actuels de la justice que des magistrats doués d'une certaine expérience puissent donner des conseils utiles et éclairés au garde des Sceaux aux côtés duquel ils travaillent.

Je séparerai la démarche personnelle et la démarche institutionnelle. J'ai été directeur de cabinet du garde des Sceaux pendant deux ans et demi. À mon arrivée au parquet de Paris, il y a eu la polémique qu'on connaît. Tous ont dit : on ne critique pas vos qualités personnelles mais votre passage institutionnel ; je ne l'ai, pour autant, pas très bien vécu. Quand on est magistrat, si on exerce sa fonction normalement, on a pour seul souci l'intérêt général et le bien commun. Si j'avais prêté le flanc à un minimum de critiques en arrivant au parquet de Paris, j'aurais pu être tenté de protéger les gens avec lesquels j'avais travaillé quelque temps avant. Je ne l'ai pas fait. Quand j'étais au parquet de Paris, je pense avoir ouvert des enquêtes ou des informations contre la quasi-totalité des mouvements politiques. J'en ai ouvert concernant le parti au pouvoir à partir de 2012, c'est le cas du dossier Cahuzac qui concernait le gouvernement en place, j'ai ouvert un dossier d'enquête sur l'affaire Bygmalion, donc contre des gens avec lesquels j'avais pu avoir une proximité lorsque j'étais directeur de cabinet du garde des Sceaux. Avec le même raisonnement, on aurait pu penser que je serais incapable de travailler avec M. Delanoë et Mme Hidalgo. Il se trouve que j'ai fait avec eux un travail d'une qualité que je n'avais jamais atteinte auparavant sur des objectifs partagés de prévention de la délinquance et de politique de la ville.

Par conséquent, dans la réalité, ce n'est pas un sujet, compte tenu de l'objectif poursuivi dans l'exercice au quotidien de notre métier de magistrat. Le problème vient du statut. Dans le monde dans lequel nous vivons, marqué par la dualité que j'évoquais, nous avons la liberté absolue de la conduite des affaires individuelles, et je vous assure que c'est la réalité, et nous soutenons une politique pénale. Conformément à l'article 20 de la Constitution, la politique pénale relève de la responsabilité politique du gouvernement. Dans le cadre de la politique pénale, la subordination hiérarchique se justifie puisqu'elle garantit l'égalité des citoyens devant la loi. Imaginez une absence de subordination hiérarchique et une politique qui varierait suivant l'humeur, le caractère et la personnalité des membres de chaque parquet ! On vivrait dans une République dominée par des conditions majeures d'inégalité dans l'application de la loi. Ce ne serait ni concevable ni tolérable. La subordination hiérarchique existe.

En matière de statut, il existe deux pistes d'évolution. L'avis conforme donné par le CSM ne suffira pas à tout régler aujourd'hui, parce qu'on a trop attendu et c'est devenu le minimum minimorum. Il faut donc envisager deux autres grandes hypothèses.

La première consisterait à nommer un procureur général de la nation qui soutiendrait la politique pénale appliquée par les procureurs généraux et les parquets. Ce n'est pas ma conception, car je considère que dans une République, c'est au pouvoir politique et non à un procureur général de la nation d'assumer la responsabilité politique de la politique pénale et d'en rendre compte devant les assemblées parlementaires. D'autant moins que ce n'est pas une façon vraie et exhaustive de régler la situation. En mettant en place un procureur général de la nation, on repousserait le problème d'un cran : comment serait-il nommé et par qui ?

Je crois beaucoup plus à la seconde solution consistant à investir le CSM du pouvoir de proposer les nominations des procureurs généraux et des procureurs de la République.

Pour résoudre la difficulté, il faudrait naviguer entre ces deux solutions extrêmes. L'avis conforme est de fait une réalité, il est aussi une garantie. Même si le conseil supérieur de la magistrature ne donne aujourd'hui qu'un avis simple, celui-ci est suivi par le gouvernement. Dans l'actuelle législature, depuis le début de l'année 2019, le conseil supérieur de la magistrature a rendu six avis défavorables qui concernaient, pour deux d'entre eux, des avocats généraux à la cour de cassation, pour l'un d'entre eux, un procureur général, et pour les trois autres, des procureurs de la République. Par conséquent, le CSM essaie de faire vivre cette indépendance au quotidien.

La dimension personnelle des collègues au regard des devoirs d'indépendance et d'impartialité ne pose pas de problème. Pour ma part, je n'en ai jamais rencontré.

On pourrait m'opposer la relation avec les élus et me dire : comment pouvez-vous travailler avec des élus qui ont été proches de gens avec lesquels vous avez travaillé ? Nous avons fait des progrès depuis quarante ans que j'exerce ce métier. Quand j'étais jeune substitut, avant les lois de décentralisation adoptées sous la présidence de François Mitterrand, les conseils généraux votaient les budgets de fonctionnement des tribunaux de grande instance. Il fallait alors négocier avec l'exécutif de son département le budget de fonctionnement de la juridiction. Les lois de décentralisation ont mis fin à cela et nous dépendons désormais du ministère, ce qui pose d'autres questions sur lesquelles vous m'interrogerez certainement.

À Paris, chaque fois que j'ai eu à gérer des plaintes concernant les élus avec qui je travaillais en bonne intelligence, j'ai utilisé l'article 43 du code de procédure pénale, qui permet de saisir son procureur général pour dépayser le dossier et le confier au procureur du tribunal limitrophe. J'ai aussi utilisé largement une seconde possibilité : chaque fois qu'une plainte en matière financière concernait la mairie de Paris, je ne gardais pas le dossier. Je m'entendais avec la procureure du parquet national financier, puisque nous avions une compétence concurrente, pour le lui transmettre. Moyennant quoi je pense avoir eu d'excellentes relations avec la maire de Paris, avec qui j'ai très bien travaillé.

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