Intervention de Béatrice Brugère

Réunion du jeudi 6 février 2020 à 15h00
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats SNM-FO :

André Malraux disait que « les institutions deviennent ce qu'en font les nations » dans son discours du 4 septembre 1958, préalable à la Constitution. Au vu de la convocation que nous avons reçue pour cette commission d'enquête, nous sommes manifestement un peu à l'heure du bilan, car en lisant ses motivations, nous avons l'impression d'y voir une photographie plutôt négative de la justice et de son indépendance. On pourrait même se demander si l'on n'est pas à la veille d'un krach politico-institutionnel. En effet, votre résolution – photographie relativement récente de ce qu'on pourrait appeler des dysfonctionnements de la justice – nous laisse penser que nous sommes encore très loin de ce que l'on peut attendre en termes de séparation des pouvoirs, mais également de ce que pourrait être l'œuvre de justice du côté des magistrats.

Nous sommes heureux de pouvoir être entendus sur un sujet aussi important, et nous saluons la création de cette commission d'enquête. Nous espérons qu'elle sera un point de départ pour une réflexion sur l'équilibre des pouvoirs institutionnels et sur ce que devrait être la justice. J'ai relu – c'est toujours intéressant – le discours de Charles de Gaulle, qui disait que la République, c'est la souveraineté du peuple, l'appel de la liberté, l'espérance de la justice. L'espérance de la justice, j'imagine, est la raison pour laquelle nous avons été conviés ici, et j'espère pouvoir vous redonner cette espérance. Car, c'est vrai, la justice est le socle fondamental de la démocratie et du bon fonctionnement de nos institutions.

En contrepoint de votre commission d'enquête qui se réfère à des faits assez récents, j'aimerais faire un retour historique car il est intéressant de voir les dynamiques à l'œuvre. On s'aperçoit très rapidement que nous sommes dans une dynamique de progression en termes d'indépendance de la justice, même si – et votre saisine l'exprime de façon très claire – il reste encore des obstacles et sans doute du chemin à parcourir. Si l'on regarde ce qu'ont été la magistrature et l'autonomie de la justice du bas Moyen Âge jusqu'à la Révolution, on s'aperçoit que ce qu'on appelle l'État de justice, comme le montre Jacques Krynen, est en fait une période pendant laquelle les parlements avaient une très forte autonomie, telle qu'ils ont mis en difficulté la monarchie sous Louis XV et sous Louis XVI : cela a donné la Fronde, la révolte des parlements, et a sans doute participé à la fin de la monarchie. Les magistrats tiraient leur légitimité de cette autonomie et – à leur égard le terme d'indépendance n'a aucun sens puisque l'indépendance est un corollaire de la séparation des pouvoirs – de la souveraineté du roi dont ils étaient simplement à la fois les vicaires puis très clairement les concurrents. La Révolution est arrivée : c'est une parenthèse très fâcheuse pour la justice, bien que l'on ait souvent tendance à penser qu'elle a constitué un modèle. Et l'on voit que les problématiques soulevées par cette commission d'enquête sont toujours les mêmes. C'est en cela qu'il est intéressant de faire ce détour par l'histoire, tel que Tocqueville nous y invite, lorsque l'on tente d'avoir une réflexion un peu complexe sur des sujets aussi importants. Sous la Révolution française, on s'est attaché à vouloir que les magistrats ne soient que l'expression de la loi, puisque la souveraineté se trouvait dans la loi. Nous, magistrats, n'avions qu'à la dire, surtout pas à l'interpréter. C'est une période où l'on pensait aussi que la légitimité des magistrats devait se trouver dans l'élection.

Votre saisine fait appel à deux notions : à l'indépendance de la justice, dont on va parler abondamment, mais aussi à un autre concept, l'émergence d'un nouveau pouvoir judiciaire. Ce concept n'est pas neutre. Les mots sont des armes qui se retournent parfois contre ceux qui les utilisent. Le terme de « pouvoir » judiciaire pose évidemment la question de la légitimité des magistrats. C'est la raison d'ailleurs pour laquelle le constituant de 1958 a utilisé un autre terme : celui d'autorité.

Les motifs que vous avancez pour créer cette commission, vous placent déjà dans une autre constitution. Je ne fais aucun commentaire à ce sujet, mais je préfère, avant d'évoquer l'émergence d'un pouvoir judiciaire et des obstacles qui pourraient y faire obstacle, me placer dans la constitution qui est la nôtre et qui – je pense avec beaucoup de sagesse – préfère le mot d'autorité à celui de pouvoir. On a tort de croire que le terme d'autorité nous abaisse. L'autorité n'existe pas chez les Grecs, mais chez les Romains. Elle renvoie au principe premier, celui de l'empereur. L'empereur, qui est le « princeps », est celui qui détient l'autorité. Ce mot est à la base de ce qui fonde le lien social et donc, pour nous, la démocratie. C'est un terme aussi très intéressant parce qu'il est en surplomb. Il évite cette idée de séparation des pouvoirs et il est beaucoup plus fort. Autorité vient du verbe augere qui veut dire accroître, développer, augmenter. Et en fait, la justice augmente, ce que dit d'ailleurs le général de Gaulle en parlant de « l'espérance de la justice ». L'espérance fait référence à un mouvement : on est dans une augmentation. Le terme d'autorité est bien supérieur à celui de pouvoir aussi parce que, comme il est en surplomb, il évite tout ce qui est politicien ou partisan, et surtout il évite de poser la question de la légitimité qui fonde le pouvoir ou l'autorité des magistrats dans un cadre de séparation des pouvoirs. Je ne porte aucun jugement particulier, mais il me semblait important de resituer le débat sur les mots que vous avez employés.

Je reviens sur le terrain de l'indépendance, pour appeler votre attention sur la signification que le terme peut revêtir. J'ai essayé d'en dresser la liste pour votre réflexion personnelle.

L'indépendance – notion complexe si vous vous attelez à la définir – peut être un principe, celui qui a été consacré dans la hiérarchie des normes, y compris par la Cour européenne des droits de l'homme, et auquel fait référence l'article 16 de notre Constitution. Elle peut être un standard, c'est-à-dire un horizon vers lequel on doit tendre. Elle peut être une valeur, une exigence morale qui renvoie à un système de valeurs, à une éthique du juge. Elle peut être une garantie : l'indépendance protège, mais de qui, de quoi, et pourquoi ? Elle peut être un droit, et là j'appelle votre attention : le juge est indépendant parce que ce serait un droit subjectif car il est libre – attention à la nuance indépendance du juge-indépendance de la justice… Elle peut être un devoir : l'indépendance guiderait alors le comportement du juge qui se doit d'être indépendant donc impartial dans l'exercice de son office. Elle peut être une discipline : quand le juge manque à une règle de discipline, il pourrait risquer une sanction. Je vous invite d'ailleurs à vous pencher sur la manière dont nous gérons le disciplinaire qui est un enjeu extrêmement important alors que la caractérisation de la faute est assez vague.

L'indépendance peut être une responsabilité : elle serait alors individuelle et avant tout morale. Elle peut être budgétaire, c'est un enjeu très important. Elle peut être également un processus de désignation : c'est toute la réflexion sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et sur l'avis conforme pour certaines nominations ce qui ne changera absolument rien à l'indépendance du parquet, je m'en expliquerai plus tard. Elle peut-être aussi différenciée, et c'est très important, entre une indépendance soit statutaire, soit fonctionnelle, ce qui n'est pas du tout la même chose. C'est le problème du parquet. Et elle doit également être mise en lien avec l'indépendance des juridictions administratives, financières, du Conseil constitutionnel, sans parler des juridictions au niveau européen ou supranational.

La justice est bien plus large que la justice pénale qui manifestement occupe le premier plan de cette commission d'enquête. Je rappelle d'ailleurs, à ce titre, que lors de l'état d'urgence, entre le 14 novembre 2015 et le 1er novembre 2017, nous avons eu affaire à 5 000 perquisitions administratives réalisées sans aucun contrôle juridictionnel a priori, et basées sur le concept de « dangerosité », concept lui-même dangereux. Au final, elles se sont révélées infondées dans pratiquement 99 % des cas.

En réalité, sous le projecteur de l'État de droit, l'indépendance est surtout une conséquence directe d'une interprétation stricte du principe de la séparation des pouvoirs et un corollaire nécessaire à la protection judiciaire des droits. Je ne reviendrai pas à l'époque de l'Ancien Régime où il aurait été complètement farfelu pour les magistrats de demander leur indépendance, parce qu'ils se seraient du coup privés de la légitimité qui fondait justement leur pouvoir. Pourtant, si l'indépendance de la justice est consacrée dans nos textes au plus haut niveau, par la Cour européenne des droits de l'homme et par l'article 64 de la Constitution, qui désigne le président de la République comme son garant, le constituant de 1958 n'a pas voulu voir la justice comme un pouvoir, mais comme une autorité.

Parmi les motivations avancées pour la création de votre commission d'enquête, vous avez pointé du doigt ce qui pourrait être perçu comme des obstacles à cette indépendance, des obstacles évidents et visibles. Il serait bon que vous puissiez vous intéresser aussi à ce qui n'est pas visible et à ce qui n'est pas évident, et qui n'en constitue pas moins des obstacles. L'obstacle le plus évident et le plus visible est évidemment le statut du parquet. Je l'ai déjà dit, la réforme envisagée sur le plan constitutionnel et réclamée avec force, vigueur et conviction par tous depuis plusieurs années ne changera absolument rien à l'indépendance du parquet. Parce qu'il faut raisonner à deux niveaux : l'indépendance statutaire et l'indépendance fonctionnelle. Il est clair que sur le plan statutaire, les magistrats du parquet ne sont pas indépendants comme les magistrats du siège. L'avis conforme pourrait éventuellement remettre à niveau les magistrats du parquet par rapport à ceux du siège, en alignant leur processus de désignation. Mais cela ne changera absolument rien, parce que c'est déjà la pratique qu'on ne fera que consacrer de manière plus solennelle. Cela peut paraître rassurant, mais en fait ne lèvera en rien le soupçon qui pèse en permanence sur le parquet, ni la manière dont il fonctionne.

La décision du Conseil constitutionnel du 8 décembre 2017, qui a admis la conformité à la Constitution de la règle de la hiérarchisation du ministère public sous l'autorité du garde des Sceaux, présente un raisonnement intéressant sur le plan de la logique. On pourrait le résumer en trois mots : « en même temps »… Cette décision est assez curieuse. En fait, elle nous dit que le parquet est indépendant, mais qu'en même temps il est dépendant car sous l'autorité fonctionnelle du gouvernement, via le ministère de la Justice. La Cour européenne des droits de l'homme adopte une autre forme de raisonnement et a une position plus claire et plus intelligible : elle refuse de reconnaître aux procureurs français la qualité de juges, faute pour le ministère public de présenter des garanties d'indépendance suffisante, ce qui leur interdit d'assurer la garde des mesures privatives de liberté, laquelle relève des seuls magistrats du siège.

Cette contradiction est imputable à notre Constitution, dont l'article 64 affirme que l'indépendance de l'autorité judiciaire est valable à la fois pour les magistrats du siège et les magistrats du parquet. Si la Constitution le dit, c'est que c'est vrai : nous sommes indépendants. On devrait d'ailleurs plutôt parler d'autonomie. Mais la Constitution, dans sa révision du 27 juillet 1993, organise la dépendance des magistrats du parquet par référence à l'article 20 de la Constitution. Nous avons donc une combinaison de deux règles constitutionnelles contradictoires, qui nous permet de différencier l'indépendance statutaire et l'indépendance fonctionnelle. Sur le terrain statutaire, si on augmente nos garanties, nous serons en effet alignés sur les magistrats du siège ; on pourrait d'ailleurs y ajouter l'inamovibilité, qui n'est pas prévue. Mais sur le plan fonctionnel, la soumission des magistrats du parquet au pouvoir politique demeurera, puisque l'article 20 place ces magistrats sous la dépendance du gouvernement.

Pourtant, à l'article 20 de la Constitution, il n'est pas écrit que nous devons être sous la dépendance fonctionnelle du garde des Sceaux. Comme l'explique avec beaucoup de pertinence le professeur de droit Paul Cassia, l'article 20 dans son premier alinéa dispose que le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Mais, par une décision du 2 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, le Conseil constitutionnel a jugé que cette disposition permettait au ministère de la Justice d'adresser par circulaires aux magistrats du parquet des instructions générales de politique pénale, à la manière du ministre de l'Intérieur qui peut fixer des directives d'action publique aux préfets. Or la décision du 8 décembre 2017 n'est pas convaincante car elle fait une lecture incomplète de l'article 20 de la Constitution en ne s'attachant qu'à son seul alinéa 1er alors qu'il en comporte trois.

L'article 20 dit bien que c'est le gouvernement qui détermine et conduit la politique de la nation, mais dans son autre alinéa, il ne dit pas que c'est en réquisitionnant les magistrats du parquet, mais que, pour ce faire, « le gouvernement dispose de l'administration et de la force armée ». La Constitution est claire : en creux, elle dit que le gouvernement ne dispose pas de la magistrature et encore moins du parquet. Il dispose de l'administration et de l'armée. Évidemment, se pose une question essentielle : comment fait-on en matière de politique pénale ? Ces magistrats, seront en autonomie totale, et on ne pourra plus les contrôler. Bien sûr que si, car conformément au principe de séparation des pouvoirs, il est tout à fait normal que l'exécutif prenne par décret, sur le fondement des articles 20 et 37 de la Constitution, des mesures de portée générale et impersonnelle, y compris en matière pénale, s'appliquant à tous, c'est-à-dire également aux magistrats du siège et du parquet – et même aux juges administratifs, on a trop tendance à les oublier. Les magistrats sont tenus d'appliquer la politique pénale déterminée par le gouvernement au titre de son pouvoir réglementaire. Nous avons l'obligation d'appliquer la loi, et les décrets. Le pouvoir réglementaire du gouvernement nous oblige également : comme il n'appartient pas aux juges de faire ni la loi pénale ni le règlement pénal, nous y sommes soumis.

Je me permets d'ailleurs une parenthèse. Je vous invite à lire les dernières circulaires de politique pénale dont tout le monde semble dire qu'elles constituent l'alpha et l'oméga de ce que l'on peut imaginer pour conduire une politique pénale dans notre pays. Outre le fait que leur contenu est en grande partie indigent, elles sont souvent extrêmement ciblées et donc absolument pas générales. Il en existe d'ailleurs une très intéressante sur les gilets jaunes… Et elles sont très directives quant à ce que l'on doit faire. On y voit bien qu'on est très loin d'une politique pénale intéressante, c'est-à-dire d'une vision du politique sur l'activité de la justice.

C'est donc un prétexte et, juridiquement, cela ne tient pas : le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire du gouvernement permettent de conduire une politique pénale digne de ce nom. Nous avons donc aujourd'hui un système qui contredit la magna carta des juges qui dit que « dans l'exercice de sa fonction de juger, le juge ne peut recevoir aucun ordre ou instruction et est tenu seulement au respect des règles de droit ». Depuis la loi du 25 juillet 2013, on a supprimé la possibilité, pour le garde des Sceaux, de donner des instructions aux procureurs dans les affaires individuelles tout en donnant a contrario une base légale à la communication par le ministère public d'informations – donc de pièces de procédure – au garde des Sceaux dans toute affaire individuelle en cours, normalement couverte soit par le secret de l'enquête, soit par le secret de l'instruction qui est garanti par l'article 11 du code de procédure pénale. C'est la pratique des instructions générales qui marque la prérogative fonctionnelle du gouvernement sur les magistrats du parquet.

Je terminerai en dressant la liste des obstacles moins visibles à l'indépendance de la justice. On a trop tendance à penser que le problème de l'indépendance de la justice se résume au parquet : je crois que c'est faux, c'est également le problème du siège. Je rappelle que 90 % des carrières au siège et au parquet, sont aux mains de la Chancellerie. Le CSM n'est pas au début mais à la fin du processus. Or, le plus important, ce n'est pas la fin : c'est déjà d'être présenté à un poste.

Deuxièmement, il existe une immunité totale des chefs de cour, qui ne sont jamais évalués.

Troisièmement, l'évaluation des magistrats, en partie infantilisante telle qu'elle est pratiquée, est la même pour les magistrats du siège et du parquet. Or, c'est elle qui fonde l'avancement des carrières. Je ne parle pas de l'ancienneté, ni de la mobilité, à propos desquels nous sommes aussi très réservés.

Enfin, je citerai également le CSM, sa composition et surtout le mode de scrutin, sa représentativité et sa légitimité, qui constitue en lui-même un enjeu pour l'indépendance du siège comme du parquet ; les moyens budgétaires, enjeu extrêmement important ; l'organisation judiciaire, la caporalisation, le rôle des assemblées générales qui sont des chambres d'enregistrement ; le choix des juges d'instruction – on n'en parle jamais – qui est aux mains du président de la juridiction ; le choix des compositions, – c'est une méthode qui se développe de plus en plus que de choisir les juges qui vont constituer ce que l'on appelle des compositions ad hoc pour certains procès – ; la possibilité pour les magistrats du siège d'être affectés à d'autres contentieux au bon vouloir du président du tribunal de grande instance.

Je continue cette liste avec l'inspection des services judiciaires, qui est aussi un vrai problème puisqu'elle n'est absolument pas indépendante. Je rappelle que les magistrats qui sont à l'inspection ont le statut du parquet. Enfin, le choix des procédures, le choix des calendriers, l'accroissement des pouvoirs du parquet qui a créé en France une situation assez incroyable au niveau européen. Je crois que nous sommes les seuls à avoir désormais deux systèmes inquisitoires qui fait que c'est devant les juges d'instruction que l'on bénéficie le plus de droits, et au parquet que l'on en a le moins, Toutes ces questions sont moins visibles car elles sont de l'ordre de la pratique ou des usages. Pour autant elles sont peut-être aussi importantes que le statut du parquet.

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