Il est évident que la loi du 25 juillet 2013 a marqué d'une pierre blanche l'histoire de l'indépendance de la justice. En effet, cette loi acte la rupture totale entre l'exécutif et l'autorité judiciaire s'agissant de la conduite des affaires individuelles. Cette déconnexion a plusieurs conséquences.
La première provient du fait qu'il n'y a plus, ni de près ni de loin, ni directement ni par suggestion, d'influence du pouvoir exécutif. Celle-ci pouvait être le fait du ministère de la justice par l'intermédiaire de la direction des affaires criminelles et des grâces qui nous ordonnait d'agir dans tel ou tel sens pour faire prendre à une procédure une orientation donnée. C'est extrêmement important.
Pour autant, sans que cela n'ait rien à voir avec une atteinte à l'indépendance de la justice, le pouvoir hiérarchique régit le ministère public français : le procureur général, en charge de veiller à l'application de la loi et au bon fonctionnement des parquets, a également un pouvoir d'instruction dans les affaires individuelles lorsqu'il estime que l'une d'entre elles n'est pas correctement traitée. C'est donc pour vaincre une inertie, rarissime, mais qui peut exister de la part d'un procureur, que le procureur général peut être amené à donner des instructions, mais uniquement des instructions de poursuite et non de classement.
Ce lien hiérarchique peut être source de mauvaises interprétations, mais nous avons pu, très dernièrement, par une décision du 12 décembre 2019, entendre la Cour de Justice de l'Union européenne énoncer que le principe d'indépendance dont elle exigeait le respect s'entendait aussi à l'égard du pouvoir exécutif et que le lien hiérarchique qui unissait le ministère public à la française n'était pas contraire à l'idée d'indépendance. Ce lien hiérarchique que j'estime personnellement profitable à l'institution est effectivement lié au fait que le double regard, dans les affaires complexes, peut avoir sa vertu. J'y insiste, ces instructions, exclusivement de poursuite, se fondent uniquement sur des problématiques juridiques ou techniques. Ce que nous visons – ce que je vise –, lorsque, chose très rare, j'émets des instructions de poursuites, c'est l'efficacité de la justice. Ne sont alors à l'œuvre ni des considérations d'ordre public ni des considérations politiques.
Ainsi, lorsque vous me demandez si nous sommes totalement à l'abri des pressions, je dois répondre que, du point de vue institutionnel et juridique, tel est bien le cas.
Mais vous ne pourrez pas empêcher les autres pouvoirs, car cela leur est peut-être inhérent, de vouloir peser, même de façon subliminale, sur la justice. Il faut donc que chacun des magistrats en charge du traitement des affaires puise dans sa conscience, dans les principes de son corps et dans sa déontologie pour résister à ces pressions avec clairvoyance. Les pouvoirs, quels qu'ils soient, presse comprise, sont exposés à la tentation d'influer sur le cours de la justice. Il ne faut pas être dupe. Il faut donc pouvoir les mettre à distance, ce qui ne veut pas dire que nous n'entendons pas les critiques ni les questionnements. Simplement, il ne faut pas que les interférences des pouvoirs puissent nuire à l'indépendance des juges.
Pour résumer, je dirais que nous disposons de garanties terriblement appréciables sur le plan juridique, mais que les tentations peuvent toujours exister.
En tout état de cause, je crois, pour que nos concitoyens soient absolument persuadés que nous ne sommes pas activés par le pouvoir, notamment par le pouvoir exécutif, qu'une réforme du statut du parquet parachèverait l'existant. La réforme constitutionnelle engagée en 2018 me semble donc de bon aloi. Aligner le régime de nomination des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège pourrait être envisagé avec profit : la désignation des chefs des parquets ou des parquets généraux serait utilement soumise à l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). De la même manière, les procédures disciplinaires pourraient être alignées.
Je dirais même, à titre personnel, que si l'intention était véritablement de compléter cet édifice, il serait envisageable d'aller jusqu'à proposer que les nominations aux fonctions de chef de parquet et de chef de parquet général se fassent sur proposition du CSM, comme c'est le cas pour les fonctions de président et de premier président. C'est une question de visibilité.
En tout état de cause que les nominations aient lieu après avis conforme du CSM, lequel s'imposerait ainsi au garde des Sceaux, me semblerait de nature à apporter une première garantie, extrêmement importante. Il est toutefois vrai que, depuis 2012, les gardes des Sceaux ont toujours suivi l'avis du CSM, alors que l'avis conforme n'est pas exigé par la loi. De la sorte, ceux-ci ont manifesté qu'ils ont intégré ce besoin de déconnexion entre les nominations et le pouvoir exécutif.