Intervention de Katia Dubreuil

Réunion du mercredi 12 février 2020 à 15h00
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature :

L'indépendance de la justice est une exigence démocratique, car elle est une condition de la séparation des pouvoirs et des équilibres démocratiques. Elle est garantie constitutionnellement, mais le syndicat de la magistrature constate qu'elle est loin d'être effective, tant dans le statut des magistrats que dans le fonctionnement de la justice au quotidien.

Pourquoi réclamons-nous cette indépendance de la justice ? L'indépendance est nécessaire parce que l'institution judiciaire est la gardienne de la liberté individuelle et qu'elle ne peut pas jouer ce rôle si elle reçoit des ordres du pouvoir exécutif. Elle n'est alors plus en mesure de protéger le droit des citoyens à la sûreté.

Elle ne peut pas non plus faire respecter l'égalité devant la loi – et c'est un rôle fondamental – si une majorité ou un autre pouvoir la contrôle et l'empêche de rechercher des infractions commises par ceux qui soutiennent cette majorité ou ce pouvoir.

Au-delà de la garantie de ces deux principes fondamentaux – l'égalité et la liberté individuelle –, la justice assoit ses décisions sur les lois qui sont votées au nom du peuple français mais aussi sur les principes fondamentaux inscrits dans notre corpus constitutionnel et érigés au fil des siècles au cours d'une lente maturation. Le juge doit appliquer l'ensemble de ces normes à des cas particuliers. Les décisions prises par les juges et forment la jurisprudence ; elle est vivante, colle à l'évolution de la société, voire précède les évolutions législatives. C'est la raison pour laquelle, au-delà des questions de l'indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir exécutif, la question des conditions d'exercice des magistrats est déterminante.

Cette indépendance est ainsi indissociable du rôle qui lui est assigné dans la démocratie. En France, elle a été historiquement réduite à un strict rôle d'application de la loi et cet héritage pèse lourdement dans le débat national sur son indépendance. La justice est constamment renvoyée à son absence de légitimité face à un pouvoir exécutif et un pouvoir législatif élus. Pour nous, elle est, je cite une tribune récemment publiée dans le journal Le Monde par un collectif d'intellectuels, d'avocats et de responsables politiques, « au centre des rythmes démocratiques entre le peuple électeur, c'est-à-dire la loi votée, le peuple fondateur, c'est-à-dire les droits fondamentaux, et le peuple, des citoyens plaideurs, c'est-à-dire la demande de la justice ».

Nous distinguons trois principaux obstacles à cette indépendance : les conditions de nomination et de discipline des magistrats du parquet et du siège, l'organisation interne des juridictions et les moyens de la justice.

La carrière des magistrats se trouve entre les mains de l'exécutif qui fait son choix parmi les magistrats qui ont candidaté à un poste à l'exception des présidents et des premiers présidents des juridictions qui sont choisis sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Le CSM ne trouvant pas matière à rendre des avis non conformes ou défavorables quand les profils sont équivalents, le garde des Sceaux peut faire jouer une part d' intuitu personae qui ne connaît aucune justification.

Le fantasme d'une justice asservie au pouvoir exécutif ne correspond pour autant pas à la réalité puisque l'indépendance est une des obligations déontologiques des magistrats.

En revanche, ces règles de nomination ont principalement pour effet d'affaiblir la justice pour deux raisons. Soit parce que les citoyens mettent en doute chaque décision en se demandant s'il ne faut pas y voir la main du gouvernement, soit parce que quelques magistrats très visibles, notamment ceux qui occupent les plus hauts postes de la hiérarchie du parquet, peuvent être tentés de prendre leurs décisions pour complaire à l'exécutif.

C'est pour cette raison que le Syndicat de la magistrature revendique que le Conseil supérieur de la magistrature soit le seul chargé de la compétence de nomination des magistrats, du siège comme du parquet.

Nous connaissons l'argument qui nous est opposé. Le pouvoir de nomination par la garde des Sceaux est justifié par l'application de la politique pénale qu'il définit conformément à l'article 20 de la Constitution. Nous ne voyons toutefois pas le rapport conceptuel entre nomination et application de la politique pénale. D'ailleurs, quand une majorité change, on ne révoque pas les procureurs pour en nommer de nouveaux. Les procureurs restent en place et c'est heureux. Il n'est pas nécessaire de laisser les nominations à la main du garde des Sceaux pour qu'ils appliquent la politique pénale qu'il a décidée.

Le projet de réforme constitutionnelle nous semble donc insuffisant. D'abord, parce que le CSM ne se verrait pas transférer l'initiative de la nomination de la totalité les magistrats. Ensuite, parce que l'alignement des conditions de nomination des magistrats du parquet sur ceux du siège ne serait même pas complet puisque les procureurs de la République et les procureurs généraux continueraient d'être nommés sur initiative du garde des Sceaux, sur avis conforme du CSM, alors que le conseil propose les nominations des présidents et des premiers présidents pour le siège.

Par ailleurs, depuis sept ans, le régime proposé par cette révision constitutionnelle est appliqué de fait, puisqu'il n'y a pas eu de nomination de magistrat du parquet, contre l'avis du CSM. Avons-nous vu pour autant les critiques sur l'absence d'indépendance du parquet se tarir ? Je ne crois pas. Elles sont au contraire très fortes ces dernières années.

Sans développer davantage les autres questions institutionnelles, je précise toutefois que le syndicat défend le principe de l'unité du corps. Nous souhaitons aussi voir advenir l'inamovibilité des magistrats du parquet, comme elle est prévue pour ceux du siège par la Constitution. Certains des critères appliqués pour la mobilité et la progression de la carrière des magistrats ont une incidence sur l'indépendance de la justice et nous revendiquons notamment la création d'un grade unique et une progression indiciaire à l'ancienneté. Enfin, nous demandons la suppression des rapports sur les dossiers individuels signalés, c'est-à-dire des remontées d'informations vers le garde des Sceaux.

Si nous souhaitons voir confier au CSM des attributions importantes en matière de nomination, nous sommes favorables à la répartition actuellement en vigueur en son sein entre les membres extérieurs et les magistrats, qui lève tout soupçon de corporatisme et de clientélisme, dans un contexte où cette institution a déjà été décrédibilisée.

En revanche, nous réclamons une modification des modes de nomination ou d'élection de ses membres. Pour les membres extérieurs, nous souhaitons des conditions de nomination moins dépendantes du pouvoir politique en place. Pour les membres élus, nous souhaitons supprimer les collèges électoraux. Le mode de scrutin actuel entraîne une surreprésentation de la hiérarchie parmi les membres élus magistrats mais aussi une surreprésentation des syndicats majoritaires de la profession. Quatre des sept magistrats élus sont membres de la hiérarchie alors qu'elle ne représente que 2 à 3 % de la profession : cela pose un problème de représentativité.

La discipline des magistrats du parquet, qui relève en dernier lieu du garde des Sceaux, doit également être alignée sur les règles prévues pour les magistrats du siège.

Il faudrait enfin rattacher l'inspection générale de la justice au CSM alors qu'elle dépend actuellement du garde des Sceaux et préciser les modalités des enquêtes administratives pour les magistrats qui font l'objet de poursuites disciplinaires. Il existe aujourd'hui en ce domaine une absence de garantie.

Nous revendiquons par ailleurs, toujours en matière disciplinaire, l'amélioration de la procédure devant la commission d'admission des requêtes du CSM. Cette commission, chargée d'examiner les plaintes directes des justiciables, a besoin de pouvoirs d'investigation.

Nous souhaitons aussi que le CSM puisse se saisir des questions relatives à l'indépendance de la justice et la défendre. Depuis la révision constitutionnelle de 2008, ce n'est plus possible.

Enfin l'organisation du fonctionnement interne des juridictions est un élément peu mis en avant lorsque l'on évoque l'indépendance de la justice. Pour les magistrats du parquet et du siège, la répartition des dossiers est exclusivement dans la main des chefs de juridiction après un simple avis de l'assemblée générale des magistrats. Nous souhaitons donc que des règles claires, précises et objectives président à la répartition des services, à l'attribution et au dessaisissement des dossiers – à concilier pour le parquet, avec le principe hiérarchique en son sein. Une procédure donnée doit par principe échoir à son juge naturel. Nous souhaiterions voir ce principe concrétisé dans la Constitution. Un chef de juridiction ne devrait jamais pouvoir décharger de manière arbitraire un magistrat d'un contentieux ou d'un dossier. Cela se produit pourtant régulièrement.

Par ailleurs, afin que ce principe soit mieux respecté, il conviendrait que certaines fonctions du siège puissent faire l'objet d'une nomination par décret. En confiant la responsabilité de ces nominations au CSM – dont les exigences en termes de composition et d'indépendance seraient encore renforcées – les présidents de juridiction n'auraient pas la liberté de dire à un juge, « vous allez faire du juge aux affaires familiales » où « vous allez être président en correctionnelle ».

Au-delà de la toute-puissance actuelle des chefs de juridiction dans l'attribution des services et des dossiers confiés aux magistrats, d'autres règles leur donnent un pouvoir exorbitant sur les magistrats de leur juridiction. D'abord, ce sont les chefs de juridiction qui évaluent les magistrats. Quand vous êtes juge d'instruction, bien que le secret de l'instruction ne permette pas à votre président d'aller voir ce que vous faites dans vos dossiers, c'est lui qui vous évalue et cette évaluation est primordiale pour avancer en grade et obtenir un poste souhaité ; c'est donc un moyen de pression sur les magistrats.

C'est pour cela que le Syndicat de la magistrature milite pour une évaluation des magistrats confiée à un corps d'inspecteurs rattaché au CSM. Cela permettrait, en outre, de l'appliquer aux chefs de cour qui ne font aujourd'hui l'objet d'aucune évaluation.

Par ailleurs, les chefs de juridiction déterminent une partie de la rémunération des magistrats puisque, depuis 2003, ils fixent le taux de la prime modulable censée récompenser leur engagement dans leur service. Dans un contexte de pénurie des moyens, cela encourage le productivisme du magistrat sans prendre en considération la qualité des décisions rendues.

Régulièrement, en notre qualité de syndicat de magistrats, nous sommes consultés par des collègues qui subissent des atteintes à leur indépendance dans tous ces champs. Ce sont des collègues déchargés de leur contentieux de manière unilatérale par un président à qui les décisions prises ne conviennent pas. Ce sont des convocations paradisciplinaires du président pour reprocher telle ou telle décision susceptible de déplaire en haut lieu. Ce sont des collègues « saqués » dans leurs évaluations pour des raisons totalement extérieures à leurs qualités professionnelles. Ce sont des instructions données à des magistrats du parquet sur la réquisition en violation du principe selon lequel à l'audience, la parole est libre. Ce sont des inspections de chefs de cour qui vont aller consulter des dossiers d'instruction en violation du secret de l'instruction.

Il n'existe, aujourd'hui, hormis pour l'évaluation, aucun recours. Les syndicats peuvent dénoncer ces pressions publiquement ou plus confidentiellement. Bien entendu, souvent nos collègues ne le souhaitent pas car cela n'améliore pas leurs relations avec leur hiérarchie. Nous avons donc une magistrature corsetée, contrainte de rendre des décisions conformes à l'esprit de sa hiérarchie et du pouvoir exécutif.

Les réformes des procédures civiles et pénales s'enchaînent pour juger plus, plus vite au détriment de la qualité et de l'humanité de la justice. Souvent, ces réformes consacrent les audiences de juge unique, en matière civile et pénale, affaiblissant d'autant la collégialité. Or, non seulement la collégialité est cruciale pour la qualité de la justice, mais un juge seul est affaibli car il peut faire plus facilement l'objet d'attaques, notamment sur sa prétendue partialité.

Les magistrats du ministère public, dont les prérogatives sont continuellement étendues, sont soumis à un flux de procédures auxquelles ils font face comme ils peuvent. Évidemment, cela entraîne un contrôle insuffisant sur les enquêtes et sur l'activité des services de police. Le syndicat de la magistrature demande donc une révision de la doctrine d'emploi du traitement en temps réel.

Sans officiers de police judiciaire (OPJ), il ne peut y avoir de justice pénale. Même si les magistrats, en théorie, ont la direction et le contrôle de l'enquête judiciaire, les OPJ sont rattachés au ministère de l'intérieur. Ils ont donc la possibilité, ponctuellement, de refuser d'exécuter des instructions de magistrats. Cela s'est déjà vu. Le Syndicat de la magistrature revendique donc une police judiciaire placée sous l'autorité fonctionnelle des magistrats.

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