Intervention de Philippe Klein

Réunion du mercredi 12 février 2020 à 16h00
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Philippe Klein, vice-président de la commission communication du Conseil national des barreaux :

Je précise d'abord que les élus du Conseil national des barreaux représentent les 70 000 avocats du barreau de France.

L'indépendance des autorités judiciaires est un sujet extrêmement sensible pour les avocats et pour l'ensemble des citoyens. Votre convocation vise une commission d'enquête sur le pouvoir judiciaire alors que l'article de la Constitution ne parle que d'autorité judiciaire. Cela met en exergue la discussion que nous pouvons avoir quant au choix entre pouvoir et autorité judiciaire.

L'indépendance de l'autorité judiciaire est garantie par le Président de la République. Cependant, dès lors que l'un des rouages essentiels du fonctionnement judiciaire est constitué par la profession d'avocat, nous considérons qu'il pourrait y avoir dans la constitution française le droit, pour tout citoyen, d'avoir recours à un avocat : cela garantirait l'existence de l'autorité judiciaire et de son indépendance grâce à celle d'un contradicteur.

Avant de parler des obstacles à l'indépendance de l'autorité judiciaire, il faut que cette autorité existe. Nous avons la chance de disposer d'une autorité judiciaire, mais, pour qu'elle puisse être indépendante, il faut déjà qu'elle soit saisie.

Or, deux sources tendent à vider l'autorité judiciaire de son pouvoir de juger : la déjudiciarisation, où l'on se passe de l'autorité judiciaire, et les obstacles à sa saisine.

La déjudiciarisation est souvent un prétexte à la simplification ou à la réalisation d'économies. Dans une démocratie, elle retire sa nourriture à l'autorité judiciaire. Au titre de la déjudiciarisation, le cas le plus connu du public est celui des radars. Auparavant, lorsque vous étiez susceptible d'encourir une infraction pour un dépassement de vitesse, vous pouviez passer devant un juge. Aujourd'hui, vous êtes l'objet d'une sanction qui peut, ensuite, faire l'objet d'un recours judiciaire.

C'est également le cas des fermetures administratives : on n'interroge pas le juge pour savoir si l'infraction est constituée et mérite une peine ; on sanctionne préalablement, avant tout débat judiciaire.

Les délégations à d'autres entités administratives sont une autre forme de déjudiciarisation. Le recouvrement des pensions alimentaires et le droit d'en décider, par exemple, seront désormais, confiés aux directeurs des caisses d'allocations familiales.

Il y a par ailleurs deux sortes d'obstacles à la saisine : que ce soit en matière d'auto-saisine ou de saisine par les tiers.

La création d'organismes nationaux risque d'enlever des attributions aux organismes locaux du pouvoir judiciaire. La manière dont ces organismes sont utilisés, par exemple, le parquet national financier, est susceptible de leur retirer des compétences.

La saisine par les tiers rencontre quant à elle, deux obstacles : les obstacles préalables et les obstacles internes. Dans un système démocratique, les obstacles préalables sont les conditions qui empêchent la saisine directe du juge par le citoyen. Il ne faut pas que ces conditions préalables la rendent impossible.

La très récente réforme de la procédure civile impose comme condition préalable de passer par la médiation. Bien évidemment, avant de faire un procès, il faut tenter de concilier les parties, mais, si cela devient une condition obligatoire, puis que d'autres conditions s'y ajoutent, la liberté de pouvoir saisir un juge sans aucune condition préalable s'en trouverait entravée.

Pour être saisi librement, le juge doit aussi être accessible physiquement. Pour des raisons d'économie et de risque terroriste, nos tribunaux se sont fermés aux justiciables et même aux avocats. Dans des pans entiers de nos juridictions, les justiciables ne peuvent plus rencontrer ni un juge, ni un greffier et même leurs avocats sont privés de ce droit, car la lourdeur des démarches préalables revient à les éliminer de ces lieux de justice.

Enfin, le coût de la justice est un obstacle préalable : pour être accessible et rester indépendante, la justice doit être gratuite, c'est fondamental.

Le paiement de taxes pour recourir au juge comme le prévoit l'article 45 du récent projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP) avec pour corollaire une intervention accrue des assureurs en protection juridique, risque de porter atteinte à la gratuité de la justice.

Les modes de saisine peuvent aussi constituer un obstacle préalable. On impose désormais de saisir la justice par voie dématérialisée alors que nombre de Français n'ont pas accès à internet ou ont des grandes difficultés à s'en servir. La tyrannie des cases, dans laquelle la manière de saisir le juge est formatée, est également susceptible de restreindre la saisine.

Enfin, la suppression de la publicité des débats constitue un obstacle interne. Aujourd'hui, on incite les parties et leurs conseils à ne pas plaider leur dossier, mais à aller déposer. Or, l'oralité c'est l'humanité et la justice. Il faut donc être attentif à ne pas supprimer l'oralité qui a comme pendant la publicité des débats. Le travail du greffier à l'audience évite qu'un magistrat se permette n'importe quoi.

Enfin un décret du 17 décembre 2019 applicable au 1er janvier 2020 prévoit que toutes les décisions rendues en première instance sont revêtues de l'exécution provisoire de plein droit. Cela signifie que le justiciable, dès la décision de première instance, a l'obligation d'exécuter ce qui a été décidé. À défaut il ne pourra pas exercer la voie de recours par l'appel. La partie à qui profite la condamnation peut ainsi demander au juge de dire que votre appel ne peut pas être examiné tant que vous n'avez pas payé. Alors que c'est évidemment dans les cas les plus désespérés que l'on rencontre les situations les plus terribles et on a pourtant retiré au juge sa capacité d'appréciation.

Je terminerai avec les irrecevabilités de forme, notamment dans le cadre des procédures d'appel. Aujourd'hui, il existe des irrecevabilités de pure forme pour des formalités sans lien avec la défense des parties ou le fond. Toutefois, si vous ne les respectez pas – et parfois elles entraînent un coût, une signification par huissier – c'est le justiciable qui paie l'erreur de l'avocat. Bien évidemment, il est assuré, mais fait-on des réformes pour limiter les procès ou pour en susciter de nouveaux ?

Tout ce dont je viens de vous parler est évitable et aménageable en augmentant les moyens octroyés à la justice.

J'en terminerai en vous disant que pour les avocats, il ne sert à rien de rendre la justice si elle n'est pas acceptée. L'avocat n'est pas seulement celui qui lance une action, qui plaide pour l'une des parties, c'est aussi celui explique la décision du juge. Il est donc un vecteur de paix sociale, indispensable à l'exercice de notre démocratie.

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