Oui. Je pense à un magistrat qui avait reçu un appel téléphonique de la part de ses hautes autorités l'invitant à prononcer une relaxe. C'est une forte tête et il a rendu une décision contraire à ce qui était attendu. Il arrivait à un moment de sa carrière où il devait changer de tribunal. C'était un bon président de correctionnelle, un ancien juge d'instruction : il s'est retrouvé juge de l'expropriation dans un tribunal de banlieue. Voilà ! Il a continué sa carrière, mais j'ai du mal à penser qu'il n'existe pas de lien. C'était avant la loi de 2013 et serait plus compliqué aujourd'hui, mais le pouvoir politique avait jugé utile de prendre contact avec ce président de correctionnelle en charge d'un très gros dossier pénal financier parce qu'il existait quelques amitiés à défendre. Quand je lui ai demandé ce qu'il comptait faire, il m'a dit : « Rien. J'ai rendu ma décision et j'en paierai les conséquences ». Il considérait que cette indépendance était indispensable.
L'indépendance est indispensable mais elle a comme corollaire la responsabilité. En l'état, l'indépendance est croissante mais la responsabilité des magistrats reste limitée. Elle peut être dénoncée, et nous avons tous en tête l'affaire Outreau pour laquelle il s'est agi de la responsabilité de l'ensemble des magistrats qui avaient entériné successivement des décisions, probablement parce que l'absence de moyens ne leur permettait pas d'accorder le temps nécessaire à un examen de fond et parce qu'il y avait aussi véritablement une confiance, comme dans toutes corporations, dans le bon travail de leurs collègues.
L'indépendance passe par une responsabilité et par des moyens qui n'ont rien de comparable avec ceux de la justice aujourd'hui. Je sais que les moyens sont en croissance et que le nombre de magistrats augmente chaque année mais il reste cependant encore assez proche de celui que nous observions en France en 1820.