Monsieur le président, nous démarrons fort ! Le juge d'instruction est clairement menacé. Chaque réforme voit le renforcement du pouvoir du parquet. La dernière en date fut une mauvaise nouvelle. Quand j'ai été invité par l'ordre des avocats de Paris à participer à un colloque, dont le titre était « L'agonie du juge d'instruction », j'ai aimablement dit à M. le vice-bâtonnier que nous n'étions pas encore morts et que le Conseil constitutionnel nous avait finalement sauvés. En effet, dans une décision extrêmement longue et bien motivée, ce dernier explique que nous ne pouvons pas transférer au parquet des pouvoirs importants d'enquête, car seul le juge d'instruction a la faculté de connaître entièrement le dossier.
Je suis un jeune magistrat. Avocat pendant près de vingt ans, j'ai rejoint la magistrature voilà dix ans. J'ai été intégré en plein exercice, comme vice-président chargé de l'instruction, d'abord à Arras. J'ai ensuite été affecté à Lille, où je me suis intéressé au droit commun et au droit financier. Étant ancien avocat dans la capitale, j'ai en effet dû réaliser ce passage dans le Nord avant de revenir à Paris. J'ai eu la chance de connaître des postes d'instruction divers et variés.
J'ai ainsi constaté que, en France, l'existence d'un juge d'instruction est une chance. Il enquête de manière tout à fait indépendante. Je n'irai pas jusqu'à citer Balzac, qui, dans Splendeurs et misères des courtisanes, dit qu'« aucune puissance humaine, ni le roi, ni le garde des Sceaux, ni le premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir d'un juge d'instruction ». Il a raison ! Je ne vois pas le garde des Sceaux empiéter sur les pouvoirs d'un juge d'instruction. Mais Balzac donne l'image d'un juge d'instruction que rien n'arrête et rien ne commande. Nous sommes encadrés, notamment dans la procédure contradictoire, car tous nos actes sont soumis à la censure de la cour d'appel, voire de la Cour de cassation. Toutefois, le juge d'instruction ne rend compte à personne. Je n'ai jamais reçu de coup de téléphone me disant : « M. Gastineau, un poste dans le sud, à votre niveau de carrière, ne serait-ce pas intéressant ? » Cela n'est jamais arrivé.
Le juge d'instruction a réellement le pouvoir d'instruire les dossiers et de décider de tous les actes d'enquête possibles. Il nous faut donc faire preuve de discernement. Un acte de perquisition n'est ni un acte simple ni un acte sans conséquence. Une mise en examen n'est pas non plus sans conséquence, pour telle personne, tel chef d'entreprise, etc. J'ai connu dans le Nord le cas de personnes mises en examen pour des faits d'agression sexuelle, dont l'innocence a été montrée par l'instruction. La mise en examen les avait bannis de leur village, c'était fini. Notre pouvoir a des conséquences lourdes.
Par ailleurs, le juge d'instruction ne peut enquêter que s'il a à disposition des services d'enquête efficaces. Cela est souvent le cas, mais pas toujours. J'ai connu des dossiers qui auraient mérité un appui technique plus important. En effet, je ne peux pas réaliser moi-même la plupart des actes, comme les interceptions judiciaires.
Un juge d'instruction a aussi besoin de systèmes informatiques performants. Le huis clos me permet une certaine liberté de parole – je n'avais d'ailleurs pas d'autre intention que de vous répondre de façon sincère et claire, conformément à mon serment. Je prendrai un exemple. Nous disposions auparavant du système informatique Winstru, très performant et ergonomique, conçu par des juges d'instruction et des greffiers, et peu onéreux. Ce système a été supprimé, au prétexte que tous les professionnels de la justice devaient disposer du même système. Quelle mauvaise nouvelle ! Créé au moment où l'on voulait supprimer les juges d'instruction, le nouveau système national, Cassiopée, qui est une chaîne pénale, est une grosse machine qui ne fonctionne pas encore bien. Je me suis plaint de ce changement, ce qui n'a pas été apprécié. Nous espérons des améliorations, mais les bugs sont récurrents.
Je vous livre une anecdote. Quand nous convoquons une personne à un débat de prolongation de détention, nous devons être attentifs à convoquer aussi son avocat. Si elle en a plusieurs, nous convoquons systématiquement le premier avocat saisi. L'erreur n'est pas permise ! Si nous convoquons le deuxième ou le troisième, nous risquons de voir le débat être annulé et la personne libérée. Si le premier avocat saisi est maître Zerbib, comme Cassiopée trie les noms de manière alphabétique, la greffière risque d'en convoquer un autre, le premier s'affichant dans la liste. Des annulations ont eu lieu ! Voilà qui est rageant !
Winstru avait aussi beaucoup d'avantages. Il était la mémoire du cabinet. De plus, ce système n'était pas ouvert à tout vent. Cassiopée permet des intrusions ! Nous voyons des petits malins s'adresser au greffe du service de l'accueil du justiciable, qui demandent à la jeune personne qui s'occupe de l'accueil : « Au fait, dans le dossier, c'est bien M. un tel qui est chargé de l'instruction ? – Ah non, Monsieur. Quel est votre nom ? Ah oui, je vois, il y a un mandat d'arrêt… – Ah, il y a un mandat d'arrêt ? Merci Madame… ». Nous devons vérifier que les fenêtres sont bien verrouillées. Il s'agit certes de points anecdotiques, mais ils ont leur importance. Les moyens techniques et d'enquête sont importants.
La co-saisine est indispensable. Je ne dis pas qu'un juge d'instruction est fragile, mais il est seul. Les points de vulnérabilité d'un juge d'instruction sont multiples. Nous constatons l'attaque de certains conseils. Certains d'entre nous ont pu faire l'objet de demandes qu'ils considèrent comme attentatoires à leur honneur, par exemple des demandes de récusation. Les attaques médiatiques et tentatives de décrédibilisation existent aussi. Certains de mes collègues parisiens ont vu leur nom sortir dans la presse. Ainsi, un juge d'instruction peut se trouver seul face à la presse, quand la défense d'une partie trouve un écho favorable auprès d'un journaliste. Voilà qui n'est pas une situation facile. L'indépendance consiste aussi à pouvoir conduire son dossier en toute sérénité, sans devenir la victime d'attaques ou de tentatives de déstabilisation.
Enfin, en France, nous avons la possibilité de nous constituer partie civile. Voilà qui est formidable ! Je m'entends bien avec mon parquet. Les parquetiers sont d'abord et avant tout des magistrats. Cependant, des divergences de point de vue peuvent survenir. Il existe un concept remarquable, excellent marqueur de la qualité d'une démocratie, à savoir l'ordonnance de passer outre. Cette ordonnance peut être prise par le juge d'instruction, dans le cas où une plainte est déposée avec constitution de partie civile et où le parquet dit : « Circulez, il n'y a rien à voir. Ce n'est qu'un litige privé, commercial. Je requiers de ne pas informer ». Le juge d'instruction peut entendre la partie civile et prendre une ordonnance de passer outre. J'ai ainsi pu voir sortir des dossiers importants, qui ont donné lieu à des instructions fructueuses et à la manifestation de nouvelles vérités, car telle est la mission du juge d'instruction : la manifestation de la vérité et l'instruction à charge et à décharge.
Nous ne sommes pas des parquetiers, nous n'accusons pas. Nous essayons en revanche de savoir ce qui s'est réellement passé. Nos moyens d'investigation et d'enquête sont importants. Même si certains jeunes magistrats sont tout à fait brillants, je pense que plus un juge d'instruction a vécu, mieux c'est, notamment en matière de juridiction spécialisée.
L'image classique d'un magistrat est qu'il ne connaît ni la comptabilité ni l'informatique. Toutefois, nous avons sorti récemment des dossiers de cybercriminalité qui ne sont pas anodins. Nous sommes par ailleurs reconnus en matière de coopération internationale. Nous avons beaucoup de facilité, grâce au nouveau régime de la décision d'enquête européenne, à obtenir immédiatement, de la part de nos homologues européens, des informations nécessaires à l'instruction de nos dossiers.