Intervention de Dominique Pauthe

Réunion du jeudi 28 mai 2020 à 11h00
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République :

En créant, en 1993, la Cour de justice de la République, ses concepteurs étaient animés d'une double volonté : d'une part, dissiper le sentiment d'impunité que paraissaient assurer aux membres du Gouvernement les difficultés de mise en œuvre de leur responsabilité pénale devant la Haute Cour de justice et, d'autre part, prévenir le risque d'immixtion du judiciaire dans l'action gouvernementale ou la paralysie de cette dernière.

La loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 a inséré dans la Constitution un nouveau titre X, intitulé « De la responsabilité pénale des membres du Gouvernement », distinct de celui relatif à l'autorité judiciaire. La Cour de justice de la République est donc une juridiction ad hoc, composée pour partie de parlementaires et pour partie de magistrats ; elle est dotée d'une commission des requêtes, chargée d'apprécier la recevabilité des plaintes.

Si l'un des objectifs des constituants était d'éviter l'immixtion du judiciaire dans l'action gouvernementale et sa paralysie, il a été atteint, mais force est de constater qu'après vingt-sept ans d'existence, la Cour de justice de la République se trouve encore sous les feux croisés de l'actualité et de la critique, comme l'avait été naguère la Haute Cour de justice. Ces critiques portent essentiellement sur la lenteur et le sens de certaines de ses décisions ; elles pointent la nécessité de rapprocher la responsabilité pénale des membres du Gouvernement du régime de droit commun, et le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, en date du 29 août 2019, en est la dernière illustration.

Ce projet énonce le principe de la responsabilité des membres du Gouvernement, dans les conditions du droit commun, pour les actes qui ne se rattachent pas directement à l'exercice de leurs attributions, y compris lorsqu'ils ont été accomplis à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions. Il ajoute que les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés de crimes ou délits au moment où ils ont été commis, tout en précisant – c'est une innovation – que « leur responsabilité ne peut être mise en cause à raison de leur inaction que si le choix de ne pas agir leur est directement et personnellement imputable ».

Le projet de loi constitutionnelle envisage, dans un second temps, la suppression de la Cour de justice de la République et le transfert de sa compétence à la cour d'appel de Paris, tout en conservant le filtre de la commission des requêtes.

Dans sa configuration actuelle, l'architecture de la cour et le particularisme de son fonctionnement traduisent le souci de parvenir à une forme d'équilibre entre le judiciaire et le parlementaire. Sur le plan de la compétence, la Cour connaît des crimes et délits commis par les membres du Gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions et, si elle juge des infractions de droit commun, ce qui détermine sa compétence exclusive, c'est la qualité de l'auteur présumé de l'infraction et les circonstances dans lesquelles celle-ci a pu être commise, ce qui lui vaut d'être qualifiée de juridiction d'exception.

L'édifice de la Cour de justice de la République repose sur trois piliers : la commission des requêtes, la commission d'instruction et la formation de jugement, ce qui correspond aux trois fonctions assignées à l'institution et aux trois phases de la procédure pénale, l'exercice de poursuites, l'instruction préalable et le jugement.

L'originalité de cette juridiction réside dans son mode de saisine au travers des décisions de la commission des requêtes. S'il appartient au ministère public, représenté devant la CJR par le procureur général près la Cour de cassation, d'assurer la mise en mouvement de l'action publique, il faut recueillir l'avis préalable et conforme de ladite commission. Cette dernière est composée de magistrats issus des juridictions judiciaires, administratives et financières et d'autant de suppléants, ce qui permet à ces magistrats, rompus aux affaires pénales, au contentieux administratif et aux enjeux de finances publiques de croiser leurs regards sur les faits dénoncés. Tous sont élus par leurs pairs pour un mandat de cinq ans, et la commission est présidée par un conseiller à la Cour de cassation.

Si tout citoyen, toute personne physique ou morale, avec ou sans avocat, peut saisir la commission des requêtes en portant plainte contre tel ou tel membre du Gouvernement nommément désigné, la commission opère un filtrage, qui préserve l'action gouvernementale de toute prétention manifestement infondée ou ne répondant pas aux critères de recevabilité, en décidant du classement sans suite de la plainte. Dans le cas contraire, si les faits apparaissent susceptibles de recevoir une qualification pénale en rapport avec l'exercice de fonctions gouvernementales, la commission des requêtes en ordonne la transmission au procureur général aux fins de saisine de la commission d'instruction. Ses décisions, bien que motivées, ne sont susceptibles d'aucun recours.

La commission d'instruction, issue de la loi organique du 23 novembre 1993, est exclusivement composée de magistrats du siège de la Cour de cassation, à raison de trois membres titulaires et de trois suppléants élus par leurs pairs pour un mandat de trois ans. La collégialité de cette commission est sans doute le trait qui la distingue le plus de la juridiction de l'instruction de droit commun, en ce sens que les actes de l'instruction sont pour la plupart exercés conjointement par les trois magistrats qui la composent.

Cette commission est saisie par le procureur général près la Cour de cassation – le ministère public – sur avis conforme de la commission des requêtes. La compétence du ministère public est donc, en la matière, une compétence liée, puisqu'il est tenu, lors de la saisine de la commission d'instruction, par la qualification donnée aux faits par la commission des requêtes. Certes, le ministère public peut aussi saisir d'office la Cour de justice, mais toujours après avis conforme de la commission des requêtes.

L'instruction est soumise à la procédure pénale de droit commun, sous réserve des dispositions spécifiques à son fonctionnement, parmi lesquelles le fait, d'abord, que la commission cumule les attributions du juge d'instruction et celles de la chambre de l'instruction, la seule voie de recours possible contre ses décisions étant le pourvoi en cassation, et le fait, ensuite, que, devant elle, les constitutions de parties civiles sont prohibées. C'est donc l'arrêt de renvoi de la commission d'instruction, lui-même susceptible d'un pourvoi, décision par essence collégiale, qui saisira la formation de jugement de la CJR.

Le troisième pilier de l'édifice, sans doute le plus critiqué, est la formation de jugement, composée de trois magistrats judiciaires et de douze parlementaires, respectivement élus par leurs pairs au sein de la Cour de cassation et de leurs assemblées respectives, chaque titulaire disposant de son suppléant, ce qui n'est pas de nature à faciliter le fonctionnement de l'institution. La composition bipartite de cette formation est très nettement à l'avantage des parlementaires, même s'il faut souligner que parlementaires et magistrats professionnels sont liés par le même serment « de bien et fidèlement remplir leurs fonctions, de garder le secret des délibérations et des votes et de se conduire en tout comme de dignes et loyaux magistrats ». Ils ont comme tâche essentielle de rechercher si les éléments constitutifs de l'infraction sont réunis mais aussi de s'assurer que les faits reprochés dépassent la simple responsabilité politique et, le cas échéant, de déterminer la juste peine.

L'essentiel des critiques formulées par ses détracteurs à la CJR porte sur l'aboutissement des affaires dont celle-ci est saisie. Il n'est donc pas inutile de mentionner quelques données chiffrées. Depuis sa mise en place en 1993, la commission des requêtes a été saisie de 1 566 requêtes émanant de plaintes de particuliers ou d'associations ou correspondant à des saisines d'office ou demandes d'avis du procureur général suite à des décisions d'incompétence de juridictions du droit commun. La commission a émis 46 avis favorables à la saisine de la commission d'instruction ; 30 ont été rendus sur plaintes de particuliers ou d'associations, 16 sur requêtes du procureur général.

Entre 2012 et 2019, le nombre de plaintes adressées annuellement à la CJR a oscillé entre un minimum de 17 plaintes en 2018 et un maximum de 74 plaintes en 2016. En 2020, à la date 26 mai, on dénombrait 100 plaintes déposées, dont 78 étaient en rapport avec la pandémie de covid-19.

En 2018, la commission des requêtes a émis deux avis favorables à la saisine de la commission d'instruction sur requête du procureur général, mais aucun en 2019, toutes les plaintes examinées ayant été classées sans suite.

Au cours de ces vingt dernières années, la formation de jugement s'est réunie à sept reprises : elle a prononcé trois relaxes, deux dispenses de peine et trois condamnations – l'une à un an d'emprisonnement avec sursis, l'autre à trois ans d'emprisonnement avec sursis, 20 000 euros d'amende et cinq ans de privation du droit de vote et de l'éligibilité, et la troisième à un mois d'emprisonnement avec sursis et 5 000 euros d'amende. Deux affaires sont en cours devant la commission d'instruction, et une affaire est en attente de jugement. Voilà pour l'activité de la CJR, qui n'a, on le voit, aucunement entravé à ce jour l'action gouvernementale.

Cependant un regard critique peut être porté sur son fonctionnement plus que sur son statut. On peut ainsi relever, en premier lieu, une définition par trop restrictive de la compétence de la juridiction, limitée aux faits commis dans l'exercice des fonctions gouvernementales. Or il n'est pas rare que les actes susceptibles d'être incriminés débordent la stricte conduite des affaires de l'État.

En second lieu, on peut craindre que l'absence de toute partie civile soit préjudiciable à l'équilibre des débats, surtout lorsque, dans certaines affaires, le ministère public peut en venir à requérir le non-lieu, puis la relaxe, alors même que la commission d'instruction avait considéré que les charges étaient suffisantes.

En troisième lieu, l'éclatement des procédures rend délicates, au regard des droits de la défense des intéressés, les auditions des complices et coauteurs, s'ils sont poursuivis, quant à eux, devant le juge de droit commun ; ils sont alors entendus sous serment mais peuvent refuser de l'être, ce qui peut conduire à une connaissance incomplète des faits par la Cour, voire à une contrariété de décision.

Enfin, les juges sont au nombre de trente ce qui peut être un frein à l'aboutissement de la procédure, car le procès peut durer plusieurs jours voire plusieurs semaines, autant de temps pendant lequel les magistrats se trouvent mobilisés.

Dernière observation, la Cour est une juridiction autonome organiquement et statutairement. Elle dispose, outre de locaux, d'un personnel qui lui est détaché par la Cour de cassation.

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