Intervention de Janine Drai

Réunion du jeudi 28 mai 2020 à 11h00
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Janine Drai, présidente de la commission d'instruction :

Conseillère à la chambre criminelle de la Cour de cassation, j'ai été pendant quatorze ans juge d'instruction puis présidente de cour d'assises à Paris et présidente d'une juridiction correctionnelle. J'ai donc eu à traiter de nombreuses affaires, notamment de terrorisme, mais également d'autres contentieux de droit commun, ce qui me donne une vision globale du cycle d'un procès pénal.

La commission d'instruction est composée de trois magistrats, désignés, ainsi que leurs trois suppléants, par l'assemblée générale de la Cour de cassation.

Deux procédures sont en cours devant la commission. La première concerne M. Kader Arif, pour prise illégale d'intérêts et atteinte à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats dans les marchés publics. Nous avons été saisis le 24 mai 2019 par un réquisitoire du procureur de la République, après décision de la commission des requêtes ; ce dossier, sous réserve du retard pris du fait de l'interruption des auditions pendant la pandémie, devrait être terminé à la fin de l'été 2020. La seconde procédure concerne M. Éric Woerth, poursuivi du chef de concussion dans le cadre de ses activités en tant que ministre du budget. Saisis le 3 mai 2019, nous espérons en avoir terminé d'ici la fin de l'année.

J'ai par ailleurs été amenée à connaître du dossier de l'affaire dite « Lagarde », qui a abouti à un jugement, ainsi que du dossier concernant MM. Balladur et Léotard, pour lequel nous avions été saisis en 2014. L'arrêt de mise en accusation est intervenu en 2019, et la procédure est en cours d'audiencement devant la Cour de justice de la République.

Nous avons également instruit le dossier concernant M. Urvoas, ministre de la justice à l'époque des faits ayant motivé cette procédure ouverte pour violation du secret professionnel ; saisis début 2018, nous avons clos le dossier le 15 avril 2019, et il a été jugé en septembre 2019 sous la présidence de M. Parlos.

L'essentiel des critiques adressées à la commission d'instruction portent sur la longueur des procédures. Les dates que j'ai citées permettent de relativiser cette lenteur, même si j'entends que c'est un reproche récurrent fait à l'institution judiciaire, ce qui n'empêche pas qu'on considère par ailleurs qu'en comparution immédiate, les jugements sont trop rapides.

À la décharge de la Cour de justice de la République, il faut rappeler qu'elle n'est pas, en général, saisie immédiatement mais après que les juridictions de droit commun ont estimé que l'affaire relevait de sa compétence, c'est-à-dire, souvent, à la fin de l'instruction de droit commun, lorsque le rôle du ministre a été clairement défini. Si les délais s'en trouvent allongés, cela a aussi l'avantage de permettre que nous nous appuyions sur le travail effectué en amont par nos collègues de droit commun, avec lesquels nous sommes en contact permanent. Cela étant, si nous devions être saisis dans le cadre de procédures liées au covid-19, nous serions vraisemblablement saisis directement.

Je tiens ensuite à souligner un autre fait de nature à ralentir les délais, à savoir que les magistrats de la commission d'instruction doivent mener en parallèle leurs activités de conseillers à la Cour de cassation pour lesquelles ils ne disposent d'aucune décharge.

De manière générale enfin, la longueur des délais s'explique par le fait que les procédures pénales sont souvent longues, en raison des recours, du silence de certains mis en examen ou de la complexité des faits, autant d'éléments qui ne sont pas spécifiques à la Cour de justice de la République.

On pourrait imaginer que des juges de droit commun instruisent et jugent les affaires concernant des ministres poursuivis dans l'exercice de leurs fonctions, comme ils ont pu juger d'anciens présidents de la République. Néanmoins, la suppression de la commission d'instruction aurait quelques inconvénients. Je vous ferai parvenir à cet égard une note que j'avais rédigée en 2018, à l'occasion de mon audition devant la commission des lois de votre assemblée, sur la réforme de la CJR, sachant qu'il n'y a, en l'espèce, pas de réforme d'envergure possible sans modification de la loi organique, c'est-à-dire sans réforme constitutionnelle.

Pour ce qui concerne la commission d'instruction, je pense qu'il faut qu'elle demeure composée de magistrats de la Cour de cassation, d'une part parce que ces magistrats ont par nature davantage d'expérience et de recul qu'un magistrat débutant, ce qui n'est pas sans importance dans les affaires parfois très sensibles qui sont jugées devant la Cour de justice de la République. Par ailleurs, un magistrat à la Cour de cassation en est à un stade de sa carrière où le pouvoir politique a assez peu de prise sur lui, ce qui lui permettra de juger en toute indépendance.

L'autre grand avantage de la commission d'instruction, c'est la collégialité dans le traitement des dossiers. Je sais d'expérience que les juridictions de droit commun ne pratiquent pas cette collégialité sur les dossiers, car il est extrêmement compliqué de s'y plier lorsqu'on a par ailleurs une centaine d'affaires à traiter.

Une des difficultés souvent évoquées au sujet de la Cour de justice de la République touche aux affaires jugées parallèlement par la Cour de justice et la juridiction de droit commun – comme ce fut le cas pour l'affaire Lagarde. Il me semble que pour y répondre, les magistrats de la commission d'instruction devraient pouvoir, lorsqu'un ministre est mis en cause, se saisir de l'ensemble du dossier pour l'instruire, afin d'éviter que les deux procédures n'interfèrent l'une avec l'autre.

La procédure de recours devrait également être réformée. En effet, lorsqu'une personne mise en examen conteste la décision rendue par le juge, elle fait appel de cette décision et, en droit commun, le recours est alors jugé par une chambre de l'instruction. Or, devant la Cour de justice de la République, la cassation est jugée par la formation de jugement qui a rendu la décision, c'est-à-dire qu'il revient aux magistrats d'être juges de leurs propres nullités éventuelles, ce qui est aberrant. Il est donc essentiel de développer l'appel et les recours devant la Cour de justice de la République.

Ce n'est pas ce que prévoit le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, qui transforme une juridiction spéciale en une procédure spéciale devant la cour d'appel. Or, je considère qu'il faut aligner la procédure applicable aux ministres sur la procédure de droit commun, et créer un premier degré de juridiction, un appel et un pourvoi en cassation, afin de donner aux intéressés les mêmes droits qu'aux justiciables de droit commun.

C'est en ce sens que doit être envisagée une réforme constitutionnelle, qui maintienne la commission des requêtes, comme cela est prévu, car il faut empêcher que l'action politique soit paralysée. Il faudrait en outre que ce soient des magistrats de la Cour de cassation qui président aussi bien la commission d'instruction que la formation de jugement.

Il me paraît également difficile d'admettre l'impossibilité de se constituer partie civile devant la Cour de justice de la République, et ce d'autant que de nombreuses affaires ont pu être jugées grâce à la constitution de parties civiles qui souhaitaient un jugement. On ne peut arguer du risque qu'elles abusent de leurs droits puisque la commission des requêtes est là pour l'empêcher et qu'en cas d'abus, la constitution de partie civile peut être déclarée irrecevable. Il est donc choquant de la rejeter par principe et, là encore, je plaide pour un alignement sur le droit commun.

Enfin, il y a, selon moi, trop de parlementaires dans la formation de jugement. Je ne comprends pas pourquoi les magistrats, dont le métier est pourtant de juger, y compris les politiques, y sont en minorité.

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