Intervention de Général Christian Rodriguez

Réunion du jeudi 4 juin 2020 à 9h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale :

Je consacrerai mon propos liminaire à l'exercice de la mission de police judiciaire par les personnels de la gendarmerie, aux relations entre les magistrats et les enquêteurs et à la circulation de l'information judiciaire.

En gendarmerie, la mission de police judiciaire est confiée à 30 000 officiers de police judiciaire (OPJ) dont 7 200 spécialistes affectés dans des unités spécialisées. La police judiciaire a représenté 38 % de l'activité totale de la gendarmerie au cours des cinq dernières années. En 2019, le taux d'élucidation a été de 24,14 % pour les vols avec violence, de 14,3 % pour les cambriolages, d'un peu plus de 85 % pour les homicides. Hors infractions routières, nous avons constaté 1,2 million de crimes et délits et 385 500 contraventions, soit environ 40 % du total national des infractions – crimes, délits et contraventions – constatées, hors sécurité routière. Le nombre de mis en cause, hors délits routiers toujours, s'élève à quelque 500 000 personnes identifiées ou interpellées, soit 40,5 % du total national ; ce chiffre est stable par rapport à celui de 2018. Il y a eu plus de 108 000 gardes à vue en un an.

La gendarmerie est une force de police généraliste. L'ensemble des unités territoriales concourent aux missions de police judiciaire : outre les 30 000 officiers évoqués, des dizaines de milliers d'agents de police judiciaire exercent aussi la mission de police judiciaire. Elle est régie selon les principes de complémentarité et de subsidiarité : notre maillage territorial est très déconcentré, chaque échelon hiérarchique dispose d'une capacité supplémentaire et les unités spécialisées de police judiciaire sont engagées par subsidiarité selon le niveau de gravité de l'affaire constatée.

La mission de police judiciaire étant difficilement dissociable des missions de sécurité publique et de renseignement, les unités et services spécialisés qui se consacrent exclusivement à la mission de police judiciaire conservent une proximité avec les personnels chargés des missions périphériques de la police judiciaire ou des missions de prévention et de présence de voie publique.

Les textes, qui détaillent les relations entre magistrat et enquêteurs, établissent que le magistrat maîtrise l'entier processus de police judiciaire dont la loi prévoit les moyens. Sont également détaillées les modalités précises de surveillance et de contrôle de l'activité de police judiciaire par le procureur général, qui décide des habilitations des OPJ et de leur retrait éventuel si des fautes sont commises. La notation du travail des OPJ doit, conformément au code de procédure pénale, être prise en compte pour toute décision d'avancement. Quand je commandais le groupement de la Haute-Savoie, une magistrate proche du procureur général et moi-même passions beaucoup de temps à évaluer chaque OPJ. Cette notation, qui reflète le regard de la justice et de la gendarmerie sur le travail quotidien, a une incidence sur le déroulement des carrières de nos enquêteurs et ils y attachent une importance particulière.

Le code de procédure pénale prévoit également que le procureur de la République et le juge d'instruction ont le libre choix des formations d'enquête. Lorsque je commandais la région de gendarmerie de Corse, je proposais systématiquement aux magistrats de me saisir. Cela me permettait d'utiliser tous les moyens que j'avais sous mon autorité – alors qu'une brigade des recherches n'aurait été engagée qu'à la hauteur de ses effectifs – et de garantir le suivi de l'enquête et des objectifs définis par les magistrats. Si je ne suis pas saisi, je n'ai pas connaissance de tous les échanges d'informations entre les enquêteurs et le magistrat qui dirige l'enquête et ne peux m'impliquer dans son animation.

On propose aussi un certain niveau de saisine en fonction de la gravité de l'enquête ou de sa nature. Ainsi, il m'arrive assez souvent de proposer ou de demander au commandant de région de gendarmerie de proposer au magistrat une saisine de l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) quand un gendarme risque d'être mis en cause. Je préfère ce choix à celui d'une formation judiciaire dont la proximité géographique fait risquer que les mis en cause et les enquêteurs se connaissent, avec les interférences qui peuvent en découler.

Les textes sont assez prolixes au sujet des stratégies d'enquête et définissent le contrôle des délais dans lesquels les directives des magistrats doivent être exécutées. Les magistrats peuvent également indiquer dans les directives d'action publique les contentieux devant faire l'objet d'une attention particulière et faire donner priorité aux enquêtes qu'ils considèrent plus importantes que les autres.

Les enquêteurs évaluent les moyens engagés dans une enquête judiciaire. Dans la plupart des cas, les choses se font naturellement. Parfois, un effort supplémentaire est nécessaire pour expliquer au magistrat que, compte tenu des délais qu'il souhaite imposer aux services enquêteurs, du personnel ou des moyens supplémentaires sont nécessaires, par le recours à nos experts du pôle judiciaire de la gendarmerie de Pontoise par exemple. Il revient au directeur d'enquête de détailler l'ensemble des compétences existantes et de les proposer au magistrat. Comme je l'ai indiqué, le fait de proposer la saisie de l'échelon le plus élevé permet au commandant d'engager spontanément des moyens particuliers : c'est pourquoi il arrive que l'on propose à des magistrats de me saisir è s qualités.

Magistrats et gendarmerie ont des relations de confiance. Les difficultés sont très rares et si, le cas échéant, un problème risque de se poser, la présence auprès de moi de Mme Sandrine Guillon, magistrate judiciaire, permet de l'aplanir.

Des échanges permanents ont lieu entre les magistrats et la gendarmerie : nous envoyons des OPJ en stage dans les parquets et nous accueillons des auditeurs de justice au sein de la gendarmerie pour leur montrer notre fonctionnement et celui de nos unités spécialisées ; ainsi sauront-ils quelles capacités peuvent être mises en œuvre le cas échéant.

Dans les territoires, des échanges ont lieu au sein des déclinaisons locales du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, des groupes d'évaluation départementaux et des états-majors de sécurité que co-président le préfet et le procureur.

Le code de procédure pénale fixe également les modalités de circulation de l'information judiciaire. En cas de flagrance, le parquet doit être joint par tout moyen et sans délai. En ce siècle, les moyens de communication mobiles permettent d'informer sans délai, et la question, normalement, ne se pose plus. La loi a d'ailleurs durci les prescriptions sur ce point, et un magistrat qui estime n'avoir pas été informé aussi vite qu'il le souhaitait le fait savoir à l'enquêteur.

Il arrive également que les parquets donnent quelques éléments de priorisation. Pour éviter que des parquets ou des services lourdement chargés ne croulent sous les appels, les enquêteurs sont invités à les trier. Ces directives sont prises en compte par les enquêteurs.

Sur le secret de l'enquête et de l'instruction, l'esprit et la lettre de l'article 11 du code de procédure pénale (CPP) sont qu'il n'y a pas lieu d'informer une autorité qui n'a pas à connaître de l'enquête judiciaire – je m'inclus dans cet ensemble quand je ne suis pas saisi moi-même – sauf s'il existe un risque de trouble à l'ordre public, ou si l'on sait qu'un élément particulier fera que le ministre, les préfets ou le directeur général de la gendarmerie nationale auront un sujet à réguler. En de tels cas, chaque enquêteur s'astreint à placer le curseur au bon endroit pour ne pas dévoiler ce qui ne doit pas l'être. En 2014, Mme Taubira, alors garde des Sceaux, avait signé une circulaire assez dense à ce propos. Des fiches remontent vers moi, muni desquelles je peux discuter avec le cabinet du ministre dans l'esprit de l'article 11 du CPP. Ces fiches sont souvent rédigées après qu'une décision judiciaire a été prise : il ne s'agit pas d'information préalable sur une affaire en cours. Il y en a de trois à cinq par jour pour l'ensemble du territoire. Remontent aussi vers moi des fiches d'alerte, quand une affaire dont on sait que la presse va parler dans les minutes qui suivent et qui bouleversera un territoire – un enlèvement d'enfant par exemple – nous amène à engager des moyens lourds à forte visibilité. Dans ces cas aussi, nous prenons garde de ne pas outrepasser les limites fixées par l'article 11 du CPP.

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