Je vous remercie de m'avoir invitée pour parler de ce sujet d'intérêt général. Après avoir lu les comptes rendus des auditions précédentes, je mesure à quel point la justice est une mission régalienne de l'État.
J'interviens à titre personnel, à l'aune d'une carrière de quarante ans dans la magistrature. J'ai exercé essentiellement des fonctions au siège, dans différentes régions de France. J'ai été détachée au ministère très technique des Postes et télécommunications. J'ai occupé des fonctions durant six ans au parquet de Paris et à l'Inspection générale de la justice, et j'ai été chef de juridiction à partir de 2002, dans des juridictions de tailles très différentes. Depuis quelques mois, je préside la Cour de cassation, la formation du CSM compétente pour les magistrats du siège, mais aussi le conseil d'administration de l'École nationale de la magistrature, l'ENM.
Je ferai brièvement cinq remarques générales. Ainsi que plusieurs personnes que vous avez auditionnées l'ont souligné, la question de l'indépendance du pouvoir judiciaire est débattue au sein des institutions depuis un certain temps. Pour ma part, je m'en tiendrai à la notion d'autorité judiciaire. Paradoxalement, la loi organique du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature fait de multiples références à la notion d'indépendance judiciaire sans la définir – c'est le Conseil constitutionnel qui l'a fait. Cela vous a été indiqué : deux applications sont possibles, l'une étant liée au statut et l'autre à l'exercice des fonctions. Je considère que l'indépendance n'est pas un privilège du magistrat, mais une responsabilité. Elle n'est pas là pour son confort, mais destinée à garantir une justice sereine pour le justiciable. En vertu des institutions, cette indépendance est garantie par le Président de la République, avec l'assistance du CSM. En tant que présidente de la formation « siège » du CSM, je considère que c'est ce dernier qui, au travers de ses attributions, garantit cette indépendance tous les jours de façon concrète.
Outre une dimension institutionnelle et statutaire, l'indépendance a une dimension personnelle. Plusieurs personnes auditionnées vous l'ont dit, et cela me paraît très important. Il est fondamental que les magistrats qui rendent des décisions au nom du peuple français aient un questionnement éthique quant à leurs fonctions, et se rappellent leurs obligations et les raisons pour lesquelles ils sont entrés dans la magistrature. Le recueil des obligations déontologiques vous a été remis par M. le procureur général près la Cour de cassation.
Un autre élément important est celui de la collégialité, même si peu de personnes entendues y ont fait référence. Quand je suis entrée dans la magistrature, le principe était celui de la collégialité. Puis, pour des raisons à mon avis davantage budgétaires et économiques que juridiques, nous sommes passés dans bien des cas de la collégialité au juge unique, y compris en matière pénale. À titre personnel, cela me pose problème. En effet, la collégialité est un rempart contre les atteintes qui pourraient être portées à l'indépendance de la justice.
Ma deuxième observation est la suivante. On parle de la crise de confiance dans la magistrature depuis assez longtemps, dans un système dans lequel la justice participe de la légitimité démocratique. Pour restaurer cette confiance, les solutions sont diverses. De mon point de vue, il ressort des sondages que l'on interroge surtout la prévisibilité et l'impartialité de la justice, plus que son indépendance. D'après les comptes rendus des différentes auditions, très peu de personnes voire aucune n'a distingué la justice civile de la justice pénale. Sans doute parce que les médias parlent essentiellement de la justice pénale, et très peu de la justice civile. Pourtant, la première représente 40 % des affaires jugées, contre 60 % pour la justice civile. En tant que première présidente de la Cour de cassation, je traite les plaintes des justiciables et les requêtes en récusation – je l'ai également fait en tant que première présidente de la Cour d'appel de Paris –, et j'ai pu observer que les questions portaient davantage sur les matières civiles.
Troisième observation, l'indépendance relève du statut, tandis que l'impartialité relève des règles déontologiques. De mon point de vue, les citoyens s'interrogent surtout quant aux influences extérieures ou d'ordre personnel, ou encore aux conflits d'intérêts. Ceux-ci sont des situations concrètes particulières, vis-à-vis d'une personne ou d'un dossier, et non une situation générale. Seul le déport permet de les prévenir. Depuis ma prise de fonctions à la Cour de cassation, j'ai constitué avec des magistrats du siège un groupe de travail relatif à l'éthique et la déontologie. Ce groupe a déjà abordé deux grandes questions : celle du déport et celle des interventions extérieures à la Cour de cassation.
Quatrième observation, qui n'a pas été faite jusqu'à présent me semble-t-il, il convient de distinguer l'indépendance dans la prise de décision – qui est garantie – et l'organisation, dans laquelle on n'est pas indépendant. En France, en effet, nous sommes dans un système hiérarchisé d'organisation des juridictions. Jusqu'en 1985, nous avions une conception essentiellement juridique de l'organisation des juridictions – à tel point que la responsabilité du budget de ces dernières était confiée aux préfets. Un changement s'est ensuite opéré, avec la décentralisation. Des décisions du CSM, certes pas très nombreuses mais qui existent, ont considéré que des chefs de juridiction avaient manqué à leurs obligations parce qu'ils n'avaient pas exercé leurs fonctions de direction et d'administration. Avec la nouvelle loi organique relative aux lois de finances, le débat s'est accru. La loi d'août 2001 avait suscité beaucoup d'espoir. Tout le monde avait alors pensé, grâce à certaines de ses dispositions, pouvoir disposer d'une certaine autonomie. Mais c'est l'inverse qui s'est produit. Je pourrai en reparler, puisque j'exerce des fonctions d'animation et de direction depuis 2002. En dépit des améliorations de ces dernières années, nous restons dans un cadre extrêmement contraint du point de vue budgétaire et nos marges d'autonomie sont extrêmement faibles.
Ma cinquième observation porte sur les conditions de nomination des magistrats. Dans le système français, la question posée est celle de l'équilibre entre les magistrats et les personnalités extérieures dans la composition du CSM, dont le dernier statut en date est celui de 2008. Pour le voir fonctionner depuis septembre 2019, je considère que ce système est équilibré. En revanche, ce qui pose problème – tout le monde vous l'a dit –, c'est le statut du parquet depuis vingt ans. D'ailleurs, les questions relatives à l'indépendance de la justice ont souvent indirectement trait au statut du parquet. Si cette question, politique, était résolue une bonne fois pour toutes, ce serait une grande avancée.
Le CSM est formé d'une toute petite équipe. Ses membres, qui ont d'autres attributions, siègent trois jours par semaine pour un mandat de quatre ans. De mon point de vue, cette durée assez limitée permet un renouveau. Mais si l'on veut que le CSM gère effectivement les ressources humaines, il doit disposer d'une vision beaucoup plus globale. Vous aurez compris que je suis très attentive à la gestion des ressources humaines. Cela a été un de mes premiers actes en arrivant dans mes fonctions. D'un côté, il y a la direction des services judiciaires et de l'autre, le CSM – je ne parlerai ici que des magistrats du siège. S'agissant du pouvoir de proposition des chefs de cours ou de juridictions, fort nombreuses en France, l'un de mes premiers actes a consisté à ajouter un à deux magistrats dans le secrétariat du CSM. Cela étant, nous restons une toute petite structure, avec relativement peu de moyens. Du fait de la très forte mobilité des magistrats en France, au moins en début de carrière, nous devons étudier de nombreux projets de mouvements. Une réflexion doit être menée pour nous permettre d'avoir une vision globale et d'occuper pleinement notre place institutionnelle et constitutionnelle. Les rapports du CSM montrent que beaucoup a été fait, mais qu'il y a aussi de nombreux regrets, faute de temps. Je suis donc partie du principe que durant mon mandat limité à la tête de la Cour de cassation, il fallait optimiser notre façon de travailler. Aussi nous sommes-nous dotés d'outils, depuis quelques mois, pour avoir une meilleure connaissance des juridictions. L'un des problèmes du CSM est l'absence de visibilité en matière budgétaire et en matière informatique. La crise sanitaire a d'ailleurs montré que nous étions perfectibles. Si nous voulons vraiment exercer nos fonctions, il faudrait déjà que nous puissions statuer à plein temps.
Vous m'avez interrogée sur le fait que certains membres communs sont proposés par le Président de la République, et d'autres par les présidents de l'Assemblée et du Sénat. Je considère que, dès lors que les assemblées interviennent, dans le cadre d'auditions publiques, un contrôle de la qualité d'une partie des membres du CSM est effectué par le Parlement.
Par ailleurs, j'étais première présidente de la Cour d'appel de Paris quand a été créé le Collège de déontologie. Le CSM a une compétence en matière disciplinaire, mais pas en matière de déontologie. Pourtant, il a créé en 2016 un service d'aide et de veille déontologique qui est bien plus souvent saisi que le Collège de déontologie. En effet, ce dernier ne peut pas s'autosaisir. Il ne peut être saisi que par des magistrats, des présidents ou des premiers présidents. Le rôle concret vis-à-vis des magistrats est joué par le service d'aide et de veille déontologique, composé d'anciens membres du CSM – mais il n'est pas public et tout reste confidentiel. Peut-être serait-il intéressant que le CSM ait des compétences en matière de déontologie. Cela renvoie à une question que vous avez posée : le CSM peut-il ou devrait-il se saisir d'office ? Je pense que oui. Nous l'avons d'ailleurs fait, récemment, alors qu'un magistrat de Monaco estimait que son indépendance était mise en cause. Nous nous sommes emparés de la question et nous avons écrit au Président de la République. Il faudrait aussi que tout magistrat en France puisse saisir le CSM lorsqu'il est estime que son indépendance est en cause.
Sous ce mandat et le précédent, nous nous sommes saisis d'office de questions. Mais il faudrait vraiment mener une réflexion sur les compétences et le rôle du CSM – ce qui passe par son statut, mais aussi par les moyens qui lui sont alloués. Ces moyens existent, mais ils ne sont pas à la hauteur des ambitions, compte tenu de la masse de travail que nous avons à assurer.
Enfin, je pense que je suis la seule à pouvoir répondre, avec M. le procureur général près la Cour de cassation, à votre première question : « vous avez rappelé avec le procureur général près la Cour de cassation que l'indépendance de la justice est une condition essentielle au fonctionnement de la démocratie, en réaction à un commentaire du Président de la République sur l'affaire Halimi ». J'ai effectué des recherches, pour savoir ce qu'avaient fait nos prédécesseurs. J'estime que les interventions des chefs de la Cour de cassation doivent rester rares. En l'occurrence, entre 2001 et 2006, le premier président Canivet est intervenu à six reprises, s'agissant notamment de propos tenus par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur. Le premier président Louvel et le procureur général Marin sont intervenus deux fois en 2017, à la suite de propos relatifs au rôle de la justice et aux campagnes électorales. On peut donc considérer que c'est une parole rare.