Intervention de Jean-Yves Frouin

Réunion du jeudi 18 juin 2020 à 9h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation :

Nous nous sommes partagé ce propos introductif.

Comme nos itinéraires et nos fonctions présentes ou antérieures ne nous ont pas spécialement confrontés à des problèmes de nature à nous procurer une connaissance particulière des obstacles à l'indépendance de la justice et que, par ailleurs, vous nous avez adressé une demande d'audition commune, nous supposons que vous avez souhaité nous entendre en raison de la procédure disciplinaire dont nous avons été l'objet. Nous centrerons donc notre propos introductif sur celles des questions que vous nous avez adressées qui sont en lien direct ou indirect avec cette procédure.

Je répondrai à vos questions 7 et 8.

La question 7 est la suivante : « Comment analysez-vous les relations entre la justice et les médias aujourd'hui ? Faut-il mieux préserver l'indépendance de la justice à l'égard des médias et des réseaux sociaux et, le cas échéant, de quelle manière ? »

C'est une vraie question concernant la chambre sociale de la Cour de cassation à raison de l'objet du contentieux qu'elle tranche, mais elle est délicate à traiter, car il n'y a guère de manière de préserver l'indépendance des magistrats à l'égard des médias et des réseaux sociaux si on ne veut pas porter atteinte, tout au moins une atteinte abusive, excessive, au principe constitutionnel de la liberté d'expression.

La chambre sociale est en charge du droit du travail. Cette discipline du droit a pour objet de réguler la vie économique et sociale. Elle a donc une forte incidence sur la vie des entreprises et de millions de salariés et, à ce titre, cristallise les tensions, les passions, et divise la société. La conséquence en est que la matière n'échappe guère à une représentation idéologique et que les juges sociaux, même s'ils s'en gardent, n'échappent pas eux‑mêmes au soupçon de parti pris idéologique dans les décisions qu'ils rendent. C'est même, nous le constatons régulièrement, un moyen pour certains médias d'exercer une pression pour obtenir des évolutions de jurisprudence dans le sens espéré. Pour prendre mon cas personnel, pendant le temps de ma présidence de chambre, un grand journal du soir, fin 2015, qualifiait de « juges rouges » les magistrats de la chambre sociale, tandis qu'en 2018, un autre grand journal, du matin cette fois, m'a qualifié de juge pro-entreprise. Il se peut que j'aie beaucoup changé dans l'intervalle…

Cela étant, que faire pour préserver l'indépendance des magistrats sans attenter à la liberté d'expression ? Il n'y a pas vraiment de solution. Mme Pécaut-Rivolier s'exprimera sur ce point.

J'en viens à la question 8 : « Vous avez été personnellement été mis en cause pour un conflit d'intérêts, à la suite de votre participation à des journées d'études organisées par WKF, qui n'a pour autant pas entraîné de sanctions disciplinaires de la part du CSM. Dans l'esprit général de cette commission d'enquête liée à l'indépendance de la justice, quelles observations souhaitez-vous apporter ? »

Je ne sais pas dans quelle mesure nous pouvons répondre à cette question qui tend à réapprécier une décision définitive rendue par un organe souverain, étant de surcroît observé que la procédure qui a conduit à cette décision a suivi un cours tout à fait normal et que la décision rendue n'a apparemment suscité aucune discussion, de sorte qu'aucun dysfonctionnement n'a été constaté qui serait de nature à justifier que les représentants de la nation se préoccupent légitimement de revenir sur cette affaire, comme ce fut le cas dans le passé pour certaines autres.

Cela étant, monsieur le président, c'est une question importante pour vous puisque vous l'avez posée à plusieurs des personnes déjà entendues. C'est la raison pour laquelle il me paraît important de tenter d'y répondre par des considérations juridiques et purement objectives.

Mais je voudrais au préalable, en relation avec notre affaire, présenter deux observations, l'une sur les interventions extérieures de membres de la chambre sociale, l'autre sur l'application dans notre affaire de la règle du déport.

En ce qui concerne les interventions extérieures, pour les raisons indiquées précédemment, la jurisprudence sociale de la Cour de cassation est très exposée eu égard à son incidence sur la vie des entreprises et le sort des salariés. Pour faire face à cette situation et répondre plus précisément aux griefs qui lui étaient souvent faits de demeurer dans sa tour d'ivoire et d'avoir une totale méconnaissance du terrain, la chambre sociale a décidé voilà une vingtaine d'années, à l'initiative de son président d'alors et du doyen Waquet, de porter sa parole à l'extérieur pour expliciter sa jurisprudence, s'exposer à la critique, échanger, discuter.

L'initiative était limitée dans son objet, il ne s'agissait pas de discuter de tout avec tout le monde : tout d'abord, seuls le président, le doyen et éventuellement un conseiller s'exprimaient au dehors ; ensuite, les lieux d'échange étaient circonscrits aux établissements d'enseignement et aux organismes de formation ; enfin, il y avait une déontologie de la parole, en ce sens qu'il ne s'agissait que d'expliquer la jurisprudence.

La pratique est toutefois demeurée constante depuis vingt ans : tous les présidents de chambre successifs depuis la fin des années 1990, tous les doyens successifs, et parfois un conseiller, ont participé à de tels échanges à l'extérieur. Par conséquent, le doyen Huglo, Mme Pécaut-Rivolier et moi-même n'avons fait que perpétuer une tradition ancienne et constante en intervenant, au demeurant très peu, lors de formations organisées par les salariés de la société Liaisons sociales, filiale de WKF. On peut évidemment considérer que cela est incompatible avec la fonction de magistrat, mais c'était jusqu'à présent une pratique d'une totale transparence et appréciée de tous.

Vous imaginez bien que, compte tenu de notre ancienneté et de notre expérience à tous les trois, nous connaissons la règle du déport et nous la pratiquons régulièrement toutes les fois que nous avons le moindre doute sur notre capacité à juger une affaire pour une raison quelconque au regard du devoir d'impartialité. Alors, pourquoi ne pas l'avoir fait en cette circonstance, tous les trois qui plus est ? Parce que, d'une part, nous avons considéré que nous n'étions pas dans une situation de conflit d'intérêts, d'autre part, pour des raisons de bon exercice de la justice.

Je m'explique sur ce dernier point : l'affaire en cause avait été renvoyée par le rapporteur devant une formation restreinte de la chambre composée de trois membres, comme c'est l'usage quand l'affaire ne présente aucune difficulté. Les plaignants – ceux qui nous ont poursuivis dans le cadre de la procédure disciplinaire – qui craignaient une décision défavorable compte tenu de la position du rapporteur, dont ils avaient eu connaissance, ont demandé le renvoi de l'affaire devant une formation plus large, composée statutairement du président de la chambre et des personnes spécialisées dans le contentieux en cause. En ma qualité de président de chambre, j'ai décidé de renvoyer l'affaire devant cette formation plus large, ce qui avait pour effet, car ce n'était pas le cas dans la formation restreinte, de m'inclure dans la composition et d'y inclure également Mme Pécaut-Rivolier.

À partir de là, devions-nous nous déporter tous les trois ? Cela aurait eu pour conséquence que l'affaire aurait été jugée sans les plus hautes autorités de la chambre et sans les magistrats les plus spécialisés et les plus compétents pour en connaître. J'ai considéré, et je l'assume, qu'il était de l'intérêt d'une bonne justice que l'affaire, si elle était renvoyée, soit jugée par les personnes les plus compétentes pour en connaître. C'est aussi pour cette raison que nous ne nous sommes pas déportés, indépendamment du fait que nous estimions ne pas être dans une situation de conflit d'intérêts.

Il est vrai qu'à l'audience et dans les motifs de sa décision, le CSM nous a indiqué de la manière la plus claire qui soit qu'il entendait notre argumentation, mais que les considérations de bonne justice passaient après le devoir d'impartialité qui est un devoir absolu. Dont acte.

J'en viens à présent à votre question précise, monsieur le président. Nous étions certes personnellement mis en cause pour un conflit d'intérêts. J'observe que ni le rapporteur dans l'affaire, ni le représentant du garde des Sceaux, ni le CSM dans ses motifs, n'ont considéré que nous étions dans une situation de conflit d'intérêts. Le CSM a simplement relevé dans ses motifs qu'il existait entre nous-mêmes et la société WKF un lien d'intérêts. Ce n'est pas du tout la même chose, même si la distinction peut sembler subtile. Si nous avions été dans une situation de conflit d'intérêts au sens de la loi organique, il en aurait résulté nécessairement que nous devions nous déporter et que le fait de ne pas l'avoir fait était constitutif d'une faute.

En relevant l'existence d'un lien d'intérêts, le CSM a placé le débat sur le terrain de ce que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) nomme la règle de l'impartialité objective, c'est‑à‑dire en renvoyant l'image d'une juridiction qui présente toutes les garanties au regard du devoir d'impartialité.

Au regard de cette règle, l'obligation de déport, qui relève normalement de la conscience individuelle, n'est pas évidente. D'ailleurs, pour considérer qu'il y avait eu de notre part « une inobservation des règles déontologiques » et, par conséquent, qu'il eût été opportun pour nous de nous déporter compte tenu du lien d'intérêts que nous avions avec la société WKF, le CSM a dû faire une application rétroactive, comme il le reconnaît lui-même dans ses motifs, de son nouveau recueil d'obligations déontologiques, établi en 2019, qui ajoute à ces obligations une obligation générale de déport manifestement inspirée et suscitée par notre affaire.

Pour autant, le CSM n'a pas estimé que, ce faisant, nous avions commis une faute disciplinaire susceptible de sanction. On peut s'interroger : y a-t-il une contradiction dans sa décision, comme votre question semble le suggérer ?

C'est plus compliqué que cela. Ce qui est vrai, c'est qu'en sa qualité de garant de la déontologie des magistrats, le CSM a, incontestablement, voulu lancer un message à tous les magistrats pour leur faire comprendre qu'à l'avenir, dans la situation qui avait été la nôtre, il serait sage, voire recommandé de se déporter. Pour autant, est-on coupable de faute disciplinaire quand on ne le fait pas ? Le CSM n'a pas voulu trancher cette question. Je n'en connais pas la raison : ne l'a-t-il pas fait parce qu'il n'a pas voulu faire une application rétroactive de son nouveau recueil ou parce qu'il a estimé que la question n'a pas une solution évidente ?

J'observe malgré tout qu'aussi bien M. le premier président Louvel quand il était en exercice que le procureur général Molins lors de son audition devant vous, qui ont été ou sont tout de même présidents du CSM, estiment que le manquement à l'impartialité objective – ce qui a été retenu contre nous par le CSM – n'entre pas dans la définition de la faute disciplinaire. Ils le disent très clairement. En d'autres termes, s'il vaut mieux se déporter en cas de doute au regard de la règle d'impartialité objective, le fait de ne pas le faire n'est pas pour autant constitutif d'une faute disciplinaire.

C'est ce qu'a décidé le CSM, et c'est pourquoi il ne me semble pas qu'il y ait une contradiction dans sa décision.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.