Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, en tant que représentants de l'École nationale de la magistrature, nous sommes très honorés d'être entendus dans le cadre de vos travaux sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire.
Mon parcours est marqué par une alternance de fonctions juridictionnelles et de fonctions d'administration judiciaire. J'ai exercé les fonctions de juge d'instruction pendant dix ans. J'ai présidé pendant cinq ans une chambre correctionnelle, d'abord en matière de délinquance organisée, puis en matière de délinquance financière. J'ai présidé des cours d'assises à Paris pendant six ans et demi, puis une chambre des appels correctionnels à Versailles. Dans le domaine de l'administration judiciaire, j'ai exercé les fonctions de secrétaire général du tribunal de Paris. Depuis juillet 2016, je suis le directeur de l'École nationale de la magistrature.
L'ENM est un établissement public placé sous la tutelle du garde des Sceaux. Créée en 1958, elle est chargée de la formation des magistrats professionnels de l'ordre judiciaire à titre principal. Depuis une dizaine d'années, le périmètre de compétence de l'École s'est sensiblement élargi, puisque nous formons les juges consulaires, les conseillers prud'homaux, les conciliateurs, les délégués du procureur, les magistrats exerçant à titre temporaire, soit presque 30 000 personnes par an.
L'établissement est placé sous l'autorité d'un conseil d'administration dont la composition est fixée par le décret réglant les modalités de fonctionnement de l'École. Ses quatre membres de droit sont : la première présidente de la cour de cassation, qui préside le conseil d'administration ; le procureur général de la cour de cassation, qui en est le vice-président ; le directeur des services judiciaires et le directeur général de l'administration et de la fonction publique. S'y ajoutent des membres nommés par arrêté du garde des Sceaux ou par arrêté conjoint du garde des Sceaux et du ministre de l'Éducation nationale, ainsi que des représentants élus des personnels et des organisations syndicales.
Le budget de l'École est de 35 millions d'euros pour 224 emplois, dont 70 magistrats détachés permanents à l'École.
L'École est située sur deux sites, à Paris et à Bordeaux.
Depuis quelques années, un magistrat sur deux de l'ordre judiciaire est recruté en France dans le cadre d'une reconversion professionnelle. Nous sommes largement ouverts à la société civile puisque la moitié des magistrats ont donc déjà exercé une activité professionnelle.
J'en viens à votre sujet, les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire.
Vous le savez, nos concitoyens attendent beaucoup de la justice, d'une justice de qualité et irréprochable et, dans le même temps, ils manifestent de la défiance à l'égard des institutions républicaines, la justice ne faisant pas exception. Or la confiance en l'institution judiciaire repose essentiellement sur son indépendance. À chaque fois qu'une institution judiciaire semble ne pas avoir agi en toute indépendance, c'est la confiance dans l'État de droit qui est atteinte.
À l'École nationale de la magistrature, nous sommes convaincus qu'il existe un lien étroit entre l'indépendance de l'institution judiciaire et la formation des magistrats. Nous ne sommes pas les seuls dans le monde à le penser. L'International Organization for Judicial Training (IOJT) rassemble plus de 150 centres de formation judiciaire et 79 pays – certains pays ont une École de procureurs et une École de juges – de droit continental et de droit anglo-saxon, qui ont adopté, en 2017, une déclaration des principes de formation judiciaire. Dans son article 1er, celle-ci dit : « la formation judiciaire joue un rôle fondamental pour garantir l'indépendance de la justice ». Ce postulat est partagé par tous les centres de formation judiciaire des 79 pays, qui l'ont adopté à l'unanimité.
À l'École nationale de la magistrature, nous avons une conception large des risques d'atteinte à l'indépendance. Nous considérons qu'ils incluent les risques d'interférences extérieures aux magistrats, médiatiques ou politiques, mais aussi les risques d'influence internes. Un magistrat qui juge sous l'émotion, en fonction de sa propre culture ou de sa propre vision de la société est sous influence et n'est pas indépendant. J'aime rappeler la phrase de Pierre Truche : « Juger est un métier dangereux, dangereux pour les autres … ».
Nous sommes opposés à une appréhension individualiste de l'indépendance. Nous considérons que la formation à l'indépendance s'inscrit dans un cadre déontologique institutionnel et collectif. En d'autres termes, l'indépendance ne doit jamais dissimuler un manque de cohérence de l'action judiciaire. C'est la raison pour laquelle il nous paraît indispensable que le magistrat soit conscient de sa place au sein de l'État et des comptes qu'il doit rendre à la société sur le fonctionnement du service public de la justice. Il doit être ouvert au dialogue avec ses partenaires, avec les autres acteurs publics ou privés. La formation interprofessionnelle que nous avons grandement développée ces dernières années est de nature à favoriser efficacement le dialogue entre tous ces partenaires de justice, sans porter atteinte à l'indépendance.
L'enseignement du savoir être et des règles déontologiques, qui inclut celui de l'indépendance, est devenu, depuis quelques années, depuis, disons-le, l'affaire Outreau, un fil rouge, de la première journée de formation initiale à l'École à la dernière journée.
Mon propos sera divisé en trois parties : la formation à l'indépendance face aux préjugés du magistrat et à sa propre exposition publique ; la formation à l'indépendance face aux atteintes extérieures et l'indépendance comme obligation déontologique institutionnelle.
Le premier acte de formation des magistrats est la prestation de serment. À l'École nationale de la magistrature, cette prestation n'est pas anodine. Elle a lieu en présence du garde des Sceaux et des chefs de la cour de cassation lors d'une cérémonie officielle préparée par des conférences sur l'histoire de la justice, l'histoire de l'indépendance, les rapports entre justice et pouvoir politique. Elle intervient après quinze jours d'accueil à l'École, essentiellement consacrés à la place du magistrat au sein de l'institution judiciaire comme au sein de l'État.
La prestation de serment des auditeurs et des magistrats ne prévoit pas de référence à l'indépendance. Je rappelle que le magistrat « jure de bien et fidèlement remplir ses fonctions, de garder le secret des délibérations et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ». Certes, la dignité et la loyauté englobent l'indépendance, mais celle-ci étant au cœur de l'activité juridictionnelle, on aurait pu penser que le serment ferait directement référence à l'indépendance. C'est d'autant plus surprenant que les avocats, qui ont réformé leur serment plus récemment que nous, y font, eux, référence. Or quand on parle d'indépendance de la justice, on pense plus au magistrat qu'à l'avocat, lequel sert les intérêts de son client. Ce serment est le suivant : « Je jure, comme avocat, d'exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ».
Nous organisons des séquences institutionnelles grâce à des interventions du Conseil supérieur de la magistrature, du collège de déontologie, de la direction des services judiciaires, de l'inspection générale de la justice, du Conseil d'État, de la haute autorité pour la transparence de la vie publique et d'universitaires sur les notions de déontologie professionnelle et d'indépendance.
Nous avons développé, depuis quelques années, une culture du doute à l'égard de nos propres préjugés et nos propres convictions. Depuis l'affaire Outreau, nous avons créé huit pôles, dont le pôle « humanité judiciaire », traitant des questions de déontologie, et le pôle « environnement judiciaire », afin d'inciter les élèves magistrats à s'interroger sur le contexte dans lequel est rendue chaque décision et à se méfier de leurs propres préjugés à l'égard de contextes dont ils peuvent tout ignorer. La grande précarité n'étant pas, a priori, un sujet connu par les futurs magistrats arrivant à l'École, une séquence est consacrée à la connaissance de ce sujet. Il y a un an ou deux, nous avons fait venir d'anciens sans domicile fixe pour expliquer leurs parcours de vie. Une autre séquence a pour thème les psychopathologies, lesquelles peuvent induire des comportements transgressifs dont on peut tout ignorer au moment du jugement, une autre encore porte sur les carences affectives et les difficultés de structuration de la personnalité dans des milieux très carencés sur le plan affectif ou éducatif.
Nous développons des travaux collectifs, afin que la réflexion ne soit pas individuelle, sur des thèmes comme le magistrat et l'argent, quel magistrat voulez-vous devenir ? le magistrat et le secret…
Nous organisons des stages extérieurs afin d'inciter les futurs magistrats à s'intéresser à d'autres milieux, notamment au tissu associatif. Je pense à des associations comme ATD Quart monde.
Une séquence est consacrée à l'interférence des émotions du magistrat avec son impartialité. Nous travaillons sur la gestion par le magistrat de ses propres émotions, sans déshumanisation mais en cherchant la juste distance entre la charge émotionnelle d'une affaire et la décision à rendre. Nous le faisons à partir de témoignages filmés. Nous avons visionné le film de Robert Salis, Rendre la justice, constitué de témoignages dans lesquels des magistrats décrivent leur confrontation à la gestion de leur propre émotion dans leur activité juridictionnelle.
Une autre séquence est consacrée à la gestion des réseaux sociaux, qui sont au cœur des problèmes d'impartialité et du risque d'atteinte à l'indépendance. J'ai l'habitude de dire aux auditeurs : avant d'envoyer un message sur Tweeter ou sur Facebook, demandez-vous si vous êtes légitimes à vous exprimer, s'il s'agit d'un débat d'intérêt général ou digne d'intérêt et s'il ne risque pas de porter atteinte sinon à votre impartialité, du moins à votre apparence d'impartialité. Si vous avez des doutes sur l'une de ces questions, abstenez-vous. À l'École, nous souhaitons transmettre un message de prudence quant à l'usage des réseaux sociaux.
Nous proposons une réflexion sur l'engagement public du magistrat – jusqu'où le magistrat peut-il s'engager publiquement, dans le monde associatif ou politique ? – et sur la liberté d'expression publique au regard de l'obligation de réserve. Nous appelons l'attention sur le fait qu'une expression trop libre peut conduire à ne plus pouvoir traiter de certains contentieux en lien avec les positionnements publics du magistrat. C'est un autre message de prudence à l'égard du risque d'atteinte à l'indépendance, venant du magistrat lui-même.
Comment former les magistrats au risque d'atteintes à l'indépendance qui ne viennent pas de lui-même, de ses a priori ou de ses Tweets sur les réseaux sociaux, mais de l'extérieur ? Notre démarche est pragmatique. Au-delà des séquences théoriques sur la base du recueil des obligations déontologiques du CSM ou du collège de déontologie, des ateliers de déontologie sont animés par des chefs de juridiction, qui seront leurs interlocuteurs privilégiés lorsqu'ils seront confrontés à un risque. Depuis quelques années, notre démarche pédagogique vise à faire en sorte que l'approche déontologique ne soit plus uniquement académique ou intellectuelle, mais qu'elle soit aussi confrontée à des situations pratiques. Par exemple, vous êtes magistrat et un ami d'ami vous demande un conseil juridique, quelle réponse lui apporter ? Êtes-vous libre de fréquenter certains lieux à risque, tels que casinos ou discothèques ? Quelles relations extraprofessionnelles entretenir avec vos partenaires de justice – avocats, notaires, huissiers – ou des décideurs publics ou privés ?
Une séquence porte sur le service d'aide et de veille déontologique qui, depuis trois ans, est mis à la disposition des auditeurs de justice. Nous regrettions que le service d'aide et de veille déontologique, qui est une émanation du CSM, ne soit pas ouvert aux auditeurs de justice. J'avais demandé à plusieurs reprises au président et au vice-président du CSM que ce service leur soit accessible. Depuis trois ans, nous incitons nos auditeurs de justice à acquérir, dès le début de leur formation, le réflexe de saisir ce service et de ne pas conserver pour eux une question relative à l'atteinte à leur indépendance.
Les risques de pression médiatique sont sans doute les plus délicats à gérer, tant celle-ci peut être forte et déstabilisante. Nous avons mis en place, en formation initiale et continue, des ateliers de media-training animés par des journalistes. Après une grande conférence présidée par François Molins, qui vient expliquer sa pratique professionnelle en matière de relations avec la presse, sur la base des dispositions de l'article 11 du code de procédure pénale, nous plaçons les auditeurs de justice en situation de communication de crise face à un fait divers, en compagnie de journalistes de la radio, de la télévision, de la presse écrite. En formation continue, une session est consacrée à la déontologie du journaliste et des magistrats pour un public mixte.
Notre démarche s'inscrit dans le cadre d'une pédagogie active. Nous plaçons nos auditeurs en situation concrète. Nous faisons beaucoup de simulations en présence d'avocats, de psychologues qui expriment leur point de vue sur le comportement d'un magistrat à l'audience en termes de déontologie et d'indépendance ou sur la façon dont il a présidé ou requis à l'audience. On le met face à un justiciable agressif ou menaçant, à un greffier qui exprime sa désapprobation ou à des assesseurs qui manifestent leur opinion. Ces simulations filmées font l'objet de debriefings.
Enfin, nous considérons que l'indépendance doit être une obligation déontologique institutionnelle. Chacun ne doit pas faire ce qu'il veut, comme il veut, sous prétexte qu'il est indépendant.
Des membres du CSM viennent évoquer les questions de statut, de nomination, de responsabilité et de discipline, en formation initiale ou continue.
Des séquences concernent la déclaration d'intérêts et l'entretien déontologique, en formation initiale ou continue. Cette dernière fait l'objet d'une séquence spéciale pour les nouveaux chefs de juridiction et les nouveaux chefs de cour.
En matière d'instruction, nous développons les réflexes de collégialité et de co-saisine. Chaque fois qu'un magistrat croit déceler un risque d'atteinte à son indépendance, il doit en parler à son chef de juridiction, envisager la collégialité lorsqu'il est juge unique ou la co-saisine lorsqu'il est saisi seul d'une instruction. Ce réflexe du collectif est un rempart face au risque d'atteinte à l'indépendance.
Nous essayons de développer une culture de juridiction. La culture de l'indépendance passe par le développement de projets de juridiction, par une réflexion collective sur les pratiques grâce à l'intervision, par le développement du coaching et du tutorat. C'est par un regard institutionnel collectif que nous serons institutionnellement forts pour défendre l'idée de l'indépendance de l'autorité judiciaire.