Il n'existe pas de pouvoir judiciaire en France : les constituants n'ont pas voulu en créer un. C'est pourquoi on parle d'autorité judiciaire.
Comme vous l'avez relevé dans votre deuxième question, c'est le Président de la République qui est le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Cela me semble contradictoire. Si l'on avait un véritable pouvoir judiciaire, je ne vois pas en quoi le Président de la République aurait à interférer dans son fonctionnement.
Par ailleurs, le garde des Sceaux gère la carrière de la plupart des magistrats, y compris ceux du siège – sauf pour les postes vraiment très élevés, en fin de carrière –, à travers la direction des services judiciaires. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ne gère pas les carrières : il émet un avis, conforme ou non, selon le poste concerné.
Si vous vouliez créer un véritable pouvoir judiciaire, il faudrait transférer au CSM tous les pouvoirs du garde des Sceaux en la matière. Cela lèverait toute ambiguïté sur l'immixtion, réelle ou supposée, du pouvoir exécutif dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. C'est particulièrement important dans les affaires politico-financières. Je me suis trouvé confronté au pouvoir à travers le parquet, institution hiérarchisée qui a conservé un lien avec le garde des Sceaux, lequel est un membre du pouvoir exécutif.
Des évolutions considérables ont eu lieu en ce qui concerne l'« indépendance » du parquet – l'indépendance relative des procureurs. J'ai connu une époque où des affaires étaient étouffées par les parquets. Cela a beaucoup évolué, peut-être en raison des affaires qui ont opposé indirectement le pouvoir et les juges d'instruction, lesquels se sont trouvés en première ligne. Je l'ai été dans certaines affaires qui concernaient aussi bien la droite que la gauche, et dans lesquelles j'ai observé le même comportement du côté du parquet ou du parquet général, parce que le ministre de la justice appartenait à un parti politique en cause dans le dossier.
Cela m'a valu d'être poursuivi deux fois – c'est peut-être un record, je ne sais pas – devant le CSM, qui m'a blanchi dans les deux cas – d'abord dans l'affaire Boulin, en 1979, puis dans l'affaire Clearstream. J'ai été poursuivi pendant six ans dans cette dernière affaire, à l'initiative du garde des Sceaux, qui avait commissionné, en quelque sorte, l'inspecteur général des services judiciaires, qui est pour moi un procureur général.
Alors que je me suis trouvé confronté au pouvoir pendant toute ma carrière, à travers des procureurs ou des procureurs généraux, j'ai dû rendre des comptes à un procureur général – je n'avais pas le choix. Il s'est prononcé avec deux autres magistrats que je considère comme étant du parquet – on l'est à partir du moment où on est à la Chancellerie ou dans un cabinet.
Il ne devrait pas y avoir de confusion. Nous ne jouons pas dans la même cour : on devrait séparer complètement, du moins à un certain niveau, les fonctions du parquet et celles du siège. Certains magistrats vont de l'un à l'autre au cours de leur carrière, ce qui a des conséquences sur la lisibilité et sur ce que d'aucuns appellent la culture de la soumission, dont le siège est suspect par ricochet. Il faudrait peut-être clarifier les choses.
Le problème de fond est que la justice a une double tutelle. On a avancé en ce qui concerne le pouvoir politique, mais tout n'est pas parfait. Mme Houlette vous a expliqué très clairement qu'elle rendait des comptes au parquet général – elle appartenait à une structure hiérarchique. Si on coupait le cordon politique, par ailleurs, il faudrait faire attention au corporatisme. Sinon, le remède pourrait être pire que le mal.
Il faudrait, selon moi, que le CSM soit renforcé, qu'il gère effectivement la carrière des magistrats, que l'inspection générale soit rattachée à lui et non au garde des Sceaux, et que le CSM soit représentatif des citoyens. Quelques magistrats peuvent en être membres, mais on ne peut pas laisser aux magistrats le soin de se contrôler eux-mêmes. Je ne le dis pas parce que je ne fais pas confiance aux magistrats, mais parce que ce serait par définition du corporatisme, de l'entre-soi, dans un pays où les juges ne sont pas élus, contrairement à vous – ils n'ont pas la même légitimité.
Les membres extérieurs du CSM sont notamment désignés par le Président de la République, par le président de l'Assemblée nationale et par le président du Sénat. Pourquoi ne pas donner cette compétence à l'Assemblée nationale et au Sénat, au lieu de la réserver à leurs présidents ? Un problème de représentativité démocratique se pose. Quant aux magistrats élus par leurs pairs pour siéger au CSM, il y a très clairement une surreprésentation de la hiérarchie judiciaire – on fait voter des corps. Il faudrait mettre les choses à plat pour créer un CSM digne de ce nom.
S'agissant du parquet, faut-il ou non couper le cordon entre lui et le pouvoir politique ? Ce dernier ne l'a jamais voulu, au motif que la politique pénale doit être la même dans tous les ressorts, et qu'on ne peut pas laisser les procureurs la définir individuellement. J'ai travaillé dans un parquet il y a très longtemps – j'en suis d'ailleurs parti en courant au bout de deux ans, après m'être heurté au procureur général, et je ne me suis juré de ne plus jamais y revenir, même si j'ai le plus grand respect pour mes collègues du parquet. Ma propre caractéristique, en tant que juge d'instruction, est d'être totalement indépendant. Je n'ai pas l'habitude que l'on me dise qu'il ne faut peut-être pas aller voir de tel ou tel côté dans un dossier. La justice est la même pour tous.
Je voyais passer les circulaires lorsque j'étais au parquet, mais la plupart des magistrats n'en avaient rien à faire. C'est du papier, de la bureaucratie. Croyez-vous qu'on se dit, quand on intervient dans un dossier précis, que telle circulaire de telle date a modifié ce que prévoyait la circulaire précédente ? Je n'en suis pas personnellement convaincu.
Je préférerais un système dans lequel les procureurs seraient totalement indépendants. Ils dépendraient du CSM pour leur nomination et ils auraient interdiction non seulement de recevoir la moindre instruction – cela figure déjà dans les textes – mais aussi de faire remonter des informations dans des affaires particulières. Dans certains cas, exceptionnels, des questions d'ordre public se posent, et il est alors naturel que le pouvoir exécutif soit informé de ce qui se passe. Mais je ne vois pas pourquoi le garde des Sceaux devrait être informé d'une affaire qui concerne un parti politique, un élu ou un intermédiaire.
Le juge d'instruction est totalement indépendant. Il est très important, pour le citoyen, de savoir que les affaires complexes sont entre les mains de juges indépendants. Il faut éviter la suspicion, le sentiment que l'on pourrait aller dans un sens ou dans un autre pour telle ou telle raison.
Le juge d'instruction, indépendant, n'est pas l'homme le plus puissant de France. Il est soumis à un contrôle : celui de la loi, le vôtre, et celui de la chambre de l'instruction – les avocats ont accès au dossier et peuvent demander l'annulation ou l'infirmation de toutes les décisions prises. Surtout, l'aboutissement des affaires, qu'elles aient fait l'objet d'une instruction ou d'une enquête préliminaire, se joue devant le tribunal, lors d'audiences publiques. Le tribunal peut aussi bien considérer que le juge d'instruction a tout faux que valider l'instruction et passer à l'étape de la sanction.
Il est important de garder le cap de l'indépendance et de l'égalité devant la loi – il n'y a pas de privilèges dans ce pays, que je sache. Il faut aussi avoir un peu de recul, réfléchir à ce que l'on fait, mettre une distance avec les médias, pour ne pas être leur otage – le temps judiciaire n'est pas le temps médiatique – et on doit surtout écouter les personnes. On peut avoir des intuitions et formuler des hypothèses, mais il faut les vérifier systématiquement et en conscience, en faisant abstraction autant que possible de ce que l'on peut penser par ailleurs. Cela me paraît important. Il ne faut pas que l'on puisse suspecter le juge de se soucier de sa carrière ou d'être l'objet de pressions.
Le juge d'instruction est aussi un magistrat qui doute. Il n'y a rien de pire, dans ces enquêtes qui sont difficiles, que d'avoir des certitudes. Nous devons nous remettre en question, et le dialogue avec les avocats est fondamental. Lorsque l'on convoque une personne pour la mettre en examen, il faut d'abord l'écouter et confronter ses déclarations avec les éléments figurant dans le dossier – certains d'entre eux vont tomber tandis que d'autres seront confortés. Puis le juge décide d'un non-lieu ou d'un renvoi s'il estime qu'il existe des charges suffisantes, et c'est ensuite au tribunal de les apprécier lors d'une audience publique – j'insiste sur ce point.
Enfin, et nous pourrons y revenir si vous le voulez, il est important que les affaires ne traînent pas à l'instruction pendant des années avant d'être jugées publiquement, dans le cadre d'un débat contradictoire.