Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, vous avez manifesté le souhait de m'entendre à nouveau, et je vous en remercie. L'audition, le 10 juin, de l'ancienne cheffe du parquet national financier par votre commission a donné lieu à de multiples développements médiatiques concernant notamment l'affaire dans laquelle M. François Fillon et son épouse sont mis en cause. J'observe que, le 19 juin, le Président de la République a en outre, comme vous le savez, saisi le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d'une demande d'avis sur l'existence de pressions « dans le cadre d'un dialogue normal et habituel avec le parquet général ».
Il m'apparaît en effet indispensable, dans le contexte de bruit et de fureur – pour paraphraser William Faulkner – qui entoure en ce moment même l'action de la justice, de vous présenter, sans esprit polémique ni animosité personnelle, la réalité des faits. Je tiens cependant à dire, en tant que magistrate, combien je suis attristée par des débats hâtifs, qui sont aussi parfois des entreprises de démolition, avec pour seul effet – je n'ose penser pour seul but – de discréditer l'action de la justice française, voire de saper l'un des piliers de la démocratie et de l'autorité de l'État. Il est toujours plus facile et plus vendeur d'entretenir la théorie du complot que de s'attacher à la rigueur du raisonnement juridique.
Peut-être y a-t-il parfois des procès à faire à la justice. Faite d'hommes et de femmes, elle n'est sans doute pas infaillible, même si la conscience des magistrats et le respect de la règle de droit sont autant de garde-fous contre l'arbitraire. J'ai la conviction que mes collègues du ministère public comme du siège partagent ce souci scrupuleux de l'indépendance et du respect de la loi de la République. Sans doute y a-t-il également des voies d'amélioration à explorer et à mettre en œuvre pour renforcer l'indépendance de la magistrature – et singulièrement celle du ministère public. J'en avais envisagé certaines lors de mon audition du 6 février, vous vous en souvenez.
Ainsi que je vous l'indiquais, je suis attristée mais sereine, car je vais pouvoir vous donner plusieurs explications et vous apporter, du moins je l'espère, un certain nombre d'éclaircissements, dans les limites que vous connaissez bien – à savoir, pas d'éléments sur des affaires en cours.
Je voudrais d'ailleurs dire à la représentation nationale combien, pour un magistrat de l'ordre judiciaire, qui connaît la valeur de cet engagement, il est important de témoigner devant vous après une prestation de serment. C'est important, car dire la vérité, toute la vérité, suppose que l'on s'attache sans crainte, et bien sûr sans haine, aux faits et au droit, à l'exclusion des approximations, des impressions et des chemins de traverse faciles. Certes, cette démarche est sans doute moins séduisante, moins stimulante pour l'imagination ou les fantasmes, mais je suis certaine que nous la partageons.
Plus précisément, et en premier lieu, je maintiens bien évidemment toutes les déclarations que j'ai faites devant vous lors de ma précédente audition, le 6 février. Je vous rappelle mes propos : le lien hiérarchique qui unit le ministère public n'est pas contraire à l'indépendance, il est profitable car le double regard peut avoir sa vertu dans les affaires complexes, notamment sur le plan juridique – nous reviendrons bien évidemment plus avant sur cette thématique.
Les instructions de poursuites du procureur général à un procureur soumis à son autorité doivent naturellement intervenir avec parcimonie, même si elles sont prévues par l'article 36 du code de procédure pénale. Ainsi, elles sont rares. J'en ai cité trois devant vous : deux visant à régler un conflit négatif, au sens où aucun parquet ne voulait se saisir d'une procédure, la dernière pour un problème de qualification, le parquet général étant en faveur du maintien de la qualification criminelle dans une affaire de terrorisme. Elles sont rares car elles ne peuvent et ne doivent pas être le mode habituel de fonctionnement du ministère public, même si elles sont légales et, au demeurant, dans un souci de transparence, doivent impérativement être versées au dossier de la procédure. Elles ne doivent intervenir que pour trancher, dans le souci d'une bonne administration de la justice, des difficultés juridiques ou techniques, ou pour arbitrer les conflits négatifs – ou positifs – entre les procureurs.
La plupart du temps, les relations entre un procureur général et un procureur de la République relèvent de l'échange des points de vue. À cet égard, je souscris pleinement aux propos tenus devant vous le 5 février par François Molins, actuellement procureur général près la Cour de cassation, avec lequel j'ai travaillé quand il était procureur de la République de Paris : « Ce jeu de dialogue hiérarchique, notamment dans les affaires importantes, médiatiques ou financières, consiste à mettre son autorité hiérarchique en mesure de faire valoir son point de vue dans la conduite d'un dossier. » Le procureur général est en effet l'un des garants de l'efficacité de la justice, pour une raison essentielle : il y participe pleinement, en raison de son rôle juridictionnel près la cour d'appel. Il doit requérir sur la régularité de la procédure et sur l'intérêt des demandes d'actes devant la chambre de l'instruction. Le procureur général est donc aussi le procureur de la cour d'appel, et il nourrit son analyse de la jurisprudence de cette juridiction.
Cette efficacité de la justice, c'est aussi de pouvoir soutenir avec force l'accusation dans les dossiers qui viendront en jugement devant les cours d'assises et devant les chambres d'appel correctionnelles. Le procureur général est donc concerné, intéressé par la solidité des charges et la sécurité juridique de la procédure. Il dispose d'ailleurs, aux termes de l'article 185 du code de procédure pénale, d'un droit d'appel propre pour obtenir la qualification pénale la plus adaptée aux faits ou solliciter un acte dans une procédure d'instruction.
Si ce contrôle s'exerce, c'est bien pour sécuriser et enrichir la procédure, et non pour l'étouffer. Au risque de me répéter, comme je vous l'ai déjà indiqué le 6 février, le parquet général n'a aucune compétence pour classer sans suite une procédure pénale. Au contraire, la loi lui confère, aux termes de l'article 40-3 du code de procédure pénale, la possibilité, après un classement sans suite décidé par un parquet de première instance, d'ordonner la réouverture de l'enquête et la poursuite des investigations. Le procureur général peut également faire appel de toutes les décisions correctionnelles rendues en première instance. D'ailleurs, au parquet général de Paris, dans les contentieux spécialisés que sont l'économique et le financier, d'une part, et le terrorisme, d'autre part, ce sont les chefs de ces départements et leurs adjoints qui assurent aussi le suivi de l'action publique, alors même qu'ils requièrent en personne dans les affaires les plus graves et les plus complexes aux audiences de jugement de la cour d'appel. Le rôle juridictionnel du procureur général fait aussi la qualité de sa réflexion technique et juridique.
J'ai entendu, depuis ma nomination à la tête du parquet général de Paris, exercer pleinement ces prérogatives. Si j'avais renoncé à exercer un contrôle de l'action publique, j'aurais été en deçà de ma mission légale. Et cela est vrai quels que soient les parquets placés sous mon autorité, qu'ils aient une compétence territoriale, une compétence interrégionale ou une compétence nationale spécialisée, tels le parquet national financier (PNF) et le parquet national antiterroriste (PNAT).
Il a pu y avoir une confusion dans l'esprit de certains quant au statut du PNF, ce premier parquet national, et même apparemment dans l'esprit de sa première cheffe, puisque celle-ci a déclaré devant vous que se posait la question de « la légitimité du procureur général de Paris », dont les compétences, selon elle, ne pouvaient s'étendre qu'aux affaires financières régionales du ressort de la cour d'appel de Paris, et non aux affaires nationales.
Je regrette d'avoir à rappeler, à cet égard, les principes élémentaires de notre droit procédural et de notre organisation judiciaire. Je me bornerai à citer la circulaire du 31 janvier 2014 relative au procureur de la République financier, qui énonce que celui-ci est placé « sous l'autorité hiérarchique du procureur général près la cour d'appel de Paris », et ce sans restriction territoriale, d'autant qu'« il appartient au procureur général de Paris, en concertation avec les autres procureurs généraux, d'animer et de coordonner la conduite de la politique d'action publique pour l'application des dispositions relatives au procureur de la République financier ». La même circulaire indique qu'en cas de conflits relatifs aux saisines, les procureurs généraux intéressés informent le procureur général de Paris.
Du reste, le procureur général de Paris est désormais investi par la loi d'un pouvoir d'arbitrage en matière de conflits entre le PNF et l'Autorité des marchés financiers (AMF), aux termes de la loi du 9 décembre 2016, dite Sapin 2, de conflits entre une juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) et la juridiction nationale spécialisée chargée de la lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO) et de conflits entre la JUNALCO et le PNF, aux termes de la circulaire du 17 décembre 2019 relative à la JUNALCO.
Le PNF et le PNAT sont donc des parquets certes spécialisés et à compétence nationale, mais placés sous l'autorité hiérarchique du procureur général de Paris : ils ne sont pas autonomes. Par l'effet mécanique de la hiérarchie du ministère public et par le jeu de ses attributions juridictionnelles, toute attribution de compétences territoriales particulières à un parquet implique que le parquet général dont il dépend se voit attribuer une compétence identique. C'est vrai, par exemple, pour le parquet général dont dépend un procureur à compétence JIRS ; c'est vrai pour le parquet général de Paris, s'agissant notamment des matières dont le traitement a été confié à un parquet à compétence nationale soumis à son autorité.
Le dispositif du parquet européen, qui sera voté prochainement, est certes différent, puisque le délégué français du procureur européen agira en dehors de toute hiérarchie nationale, mais il devra lui aussi rendre des comptes au procureur européen, qui, lui-même, consultera pour son action le collège des procureurs européens.
Dans sa recommandation du 6 octobre 2000, le comité des ministres du Conseil de l'Europe préconisait déjà que les États membres privilégient « une organisation hiérarchique » pour « favoriser l'équité, la cohérence et l'efficacité de l'action du ministère publique ». Plus récemment, la Cour de justice de l'Union européenne, dans sa décision du 12 décembre 2019, a bien précisé que le lien hiérarchique existant au sein du ministère public français n'était pas contraire à la notion d'indépendance. C'est ce lien hiérarchique unissant les magistrats du parquet qui assure au ministère public français sa cohérence et sa force.
La loi du 25 juillet 2013, supprimant toute possibilité d'intervention de l'exécutif dans la conduite des affaires individuelles, a d'ailleurs été l'occasion de réaffirmer et de renforcer le rôle du parquet général. Aux termes de la circulaire de la garde des Sceaux en date du 31 janvier 2014, il a été expressément imparti aux procureurs généraux d'évaluer la mise en œuvre des politiques pénales et d'assurer le soutien technique et juridique nécessaire à la conduite quotidienne de l'action publique. Pour être en soutien, encore faut-il connaître l'évolution des procédures et les questions qu'elles soulèvent – et donc en être informé. Je retiens d'ailleurs, à cet égard, la formule de la demande d'avis du Président de la République au CSM, qui évoque le « dialogue normal et habituel » entretenu avec le parquet général. Le suivi de l'action publique par le procureur général, loin d'être une pression, constitue le mode de fonctionnement normal, institutionnel, légal et même déontologique pour l'ensemble des magistrats du ministère public.
Je tiens à rappeler que la remontée d'informations au parquet général concernant les affaires particulières est essentielle pour que le procureur général puisse assumer pleinement un autre aspect de sa fonction, celui qui consiste à décliner au niveau local les politiques nationales définies par le garde des Sceaux. Ce rôle a pris une importance accrue depuis la loi du 25 juillet 2013. Comment puis-je décliner la politique pénale, l'adapter aux spécificités de la criminalité de mon ressort si je ne suis pas en mesure, à partir des affaires particulières qui en sont l'illustration, de synthétiser les grandes tendances ? Comment définir utilement une action de lutte contre l'habitat insalubre si on ne m'informe pas de la situation, dans tel ou tel département, des pratiques concrètes des marchands de sommeil ? Comment combattre les violences faites aux femmes, diffuser des instructions pertinentes et utiles aux parquets de mon ressort et essayer de pallier les angles morts dans leur traitement en associant tous les procureurs de la République de mon ressort, comme je l'ai fait dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, si je ne suis pas en mesure de les détecter en prenant connaissance des procédures particulières dans lesquelles ces angles morts ont pu se révéler ? Comment, enfin, évaluer l'efficacité d'une politique de lutte contre les atteintes à la probité reprochées aux agents publics et aux responsables politiques, alors que la France est soumise au regard critique de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), si je ne suis pas informée des difficultés juridiques et techniques, voire des obstacles à l'entraide judiciaire internationale qui se posent dans le traitement de ces procédures ?
Je tiens à le dire solennellement devant la représentation nationale : je suis littéralement effarée par une analyse qui aurait immanquablement pour effet, en contestant le rôle du parquet général, d'empêcher la définition et la conduite des politiques publiques en matière pénale. Les arguments qui ont été développés devant vous à cet égard sont non seulement erronés mais dangereux. À quoi veut-on aboutir ? À faire en sorte que la vision des 164 procureurs de la République reste limitée à leur seul ressort – et vous comprenez bien que ce n'est de ma part ni défiance ni mépris à leur égard, bien au contraire, que de dire cela –, à tuer les approches nationales, régionales ou interrégionales de l'action publique ? Je pense très franchement que les procureurs méritent mieux que cela. Ils méritent d'être informés et appuyés dans leur démarche ; ils méritent d'avoir une approche éclairée de l'action publique dont ils ont la charge. C'est ainsi le devoir du procureur général que d'informer ses collègues de première instance des enseignements qu'il a tirés des éléments qui, au fil du temps, sont remontés jusqu'à lui.
À ce stade, je souhaite simplement revenir sur le terme « déontologique », que j'ai employé précédemment à propos du suivi de l'action publique. Voici ce qui est indiqué de manière constante par le Conseil supérieur de la magistrature dans le Recueil des obligations déontologiques des magistrats : « Le magistrat du parquet met sa hiérarchie en mesure d'exercer ses compétences, en l'informant loyalement sur l'existence et l'évolution des procédures », selon la formulation de l'édition 2019, et : « Le magistrat du parquet met sa hiérarchie en mesure d'exercer ses compétences, en l'informant loyalement sur l'existence et l'évolution des enquête s », selon la formulation de l'édition 2010. Dans le même recueil, il est écrit : « Le magistrat ne renonce à aucune prérogative qu'il tient de la loi. »
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, durant les cinq années où j'ai exercé comme procureure générale de Paris, je n'ai jamais renoncé aux prérogatives que je tiens de la loi. Qu'il s'agisse de mes compétences à l'égard de la discipline des officiers de police judiciaire (OPJ), des avocats ou des magistrats, qu'il s'agisse de la supervision de l'action publique, de la déclinaison au niveau régional des politiques définies par le garde des Sceaux ou du bon fonctionnement des parquets, je n'ai pas abdiqué mes responsabilités, car c'était ma mission et mon devoir. J'ai voulu les exercer avec discernement, en pratiquant au sein de mon parquet général la réflexion collective, qui est riche des compétences de mes collègues, et j'assume pleinement, vous l'avez compris, les décisions que j'ai eu à prendre. Dans un État de droit, nul ne peut, quelle que soit sa place, exercer un pouvoir sans en accepter le contrôle. Il y va de l'équilibre des droits dans notre société. Sur ce point aussi, je ne doute pas que nous nous rejoignons.