Intervention de Christophe Castaner

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 11h00
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Christophe Castaner, ministre de l'intérieur :

L'indépendance de la justice est un principe constitutionnel, fondement de l'État de droit et garantie puissante du bon fonctionnement de notre démocratie. Je voudrais réaffirmer l'attachement du ministère de l'intérieur à ce principe qui résulte de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et qui est inscrit à l'article 64 de la Constitution de la Vème République. Ce principe implique que ni le législateur, ni le Gouvernement, ni aucune autorité administrative ne peut interférer dans le travail des juges.

L'indépendance de la justice, et plus encore son impartialité, sont en outre reconnues et protégées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

Ces principes, j'y suis, par fonction, par nature, par culture, par éthique, profondément attaché. Je vous le dis non seulement comme ministre, mais aussi comme citoyen soucieux de voir la séparation des pouvoirs et l'impartialité de la justice et des enquêtes parfaitement respectées.

Nous devons défendre ces principes, sans cesse, et nous montrer sans cesse vigilants. C'est la raison pour laquelle je me prête bien volontiers à l'exercice de cette audition devant vous.

En tant que ministre de l'intérieur, je m'exprimerai sur le champ de mes fonctions et souhaite inscrire mon intervention dans ce seul cadre. Je tenterai dans un premier temps d'identifier avec vous quelques-uns des défis actuels qu'il faut affronter pour veiller au respect de l'indépendance de la justice, et je me pencherai, dans un second temps, sur l'organisation de notre police judiciaire et la manière dont elle est effectivement protectrice des libertés fondamentales – et de l'indépendance de la justice en particulier.

Le premier grand défi auquel notre système est confronté est la temporalité, qui a profondément changé ces dernières années. La justice doit accomplir son travail dans le respect de règles et de procédures qui sont autant de garanties de nos droits fondamentaux. Cependant, ce temps judiciaire, celui du moyen et du long termes, ne correspond plus du tout au temps médiatique. Celui-ci est le temps de l'immédiateté, qui mène à une présentation des faits souvent partielle, voire orientée.

Les réseaux sociaux font de plus en plus office de tribunaux populaires, où des comptes plus ou moins anonymes se font à la fois procureur et juge de faits dont ils n'ont en réalité qu'une connaissance très superficielle, voire biaisée ou volontairement tronquée quand elle est livrée à l'espace public. Il s'agit d'une menace sérieuse pour le fonctionnement de la justice car elle ancre une version des faits, un verdict dans l'esprit de personnes qui refuseront dès lors d'accepter toute autre décision rendue par un juge. C'est un problème important auquel nous devons faire face, sur le champ politique de nos réflexions.

Pour ma part, je crois à la justice et aux enquêtes des tribunaux. Cette pression médiatique des réseaux sociaux peut certainement menacer l'indépendance de la justice en ce qu'elle conduit à l'attente d'un verdict unique et à contester toute chose qui ne serait pas parfaitement en ligne avec ce verdict pré-décidé. Par ailleurs, cette pression peut renforcer une impression infondée d'absence de réaction des enquêteurs et des juges – entre une opinion qui réagit naturellement très vite, souvent en des termes peu modérés, et des professionnels dont le travail demande du temps. Ce rapport au temps est un questionnement essentiel que nous portons, tous, quotidiennement.

Le deuxième point que je voudrais aborder devant nous a trait aux commentaires des décisions de justice. Commenter des décisions de justice ou l'action des enquêteurs est devenu de plus en plus fréquent ces dernières années. Il n'est pas question de remettre en cause la liberté d'expression, évidemment, mais ce manque de retenue de la part des responsables politiques, des leaders d'opinion, et de toute une série d'acteurs sur des affaires parfois complexes et moins tranchées qu'il n'y paraît contribue au fond à une forme de défiance à l'égard de celles et ceux qui mènent l'enquête ou qui prennent les décisions.

Mon troisième point concerne les fuites. Une fuite par principe n'est pas tracée et est difficilement traçable. Elle peut intervenir à tous les niveaux de la procédure et émaner notamment des parties prenantes. Le secret de l'enquête est un principe clé nécessaire pour garantir l'impartialité des investigations et les droits de la défense. Il est garanti par l'article 11 du code de procédure pénale. Des exceptions peuvent être acceptées uniquement dans des cas bien précis, notamment pour mettre fin à des troubles à l'ordre public.

Faire fuiter des informations sur une enquête en cours est un délit, sanctionné d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende. Cependant, il s'agit, hélas, d'un exercice très fréquent. Il m'arrive régulièrement d'être interrogé sur une actualité judiciaire ou sur des faits particuliers avant même qu'une quelconque information soit arrivée jusqu'à moi. Il m'arrive donc fréquemment d'interroger les services sur une demande d'un journaliste, ou de découvrir toute une série d'informations en étant branché sur les différents émetteurs d'informations circulant sur le numérique, et ce alors même que des actions sont en cours.

En évoquant cela, j'évoque des défis et surtout la nécessité de nous donner les moyens de respecter ces principes de valeur constitutionnelle. Nous avons la chance, en France, d'avoir une organisation des services de police judiciaire qui garantit l'indépendance de la justice et l'efficacité des enquêtes et nous devons y prêter attention.

Les services de police judiciaire représentent des moyens humains et matériels significatifs au sein de la police et de la gendarmerie. Ce sont ainsi 45 000 personnels de la police nationale et 55 200 militaires de la gendarmerie qui se consacrent à l'investigation du quotidien. Cette différence de chiffres tient au fait que l'organisation varie entre les deux directions générales. Ces agents sont répartis entre différents services centraux et territoriaux. Au sein de la police nationale, il s'agit essentiellement de la direction centrale de la sécurité publique et de la direction centrale de la police judiciaire. J'y ajoute les services équivalents au sein de la préfecture de police. À la gendarmerie nationale, l'approche est un peu différente. Par principe, les agents y sont plus polyvalents au sein des unités et les activités de police judiciaire sont menées essentiellement au sein des brigades territoriales autonomes et des communautés de brigades pour la délinquance du quotidien. Dès lors qu'il s'agit d'enquêtes plus complexes, les unités bénéficient de l'appui de brigades et de sections de recherche qui se mobilisent spécifiquement sur ces actions. Il existe également quatorze offices centraux qui mêlent policiers et gendarmes, chargés d'enquêter sur des domaines précis pour des affaires d'envergure nationale ou internationale.

Les enquêtes sont menées sous l'autorité et le contrôle du juge, jamais sous l'autorité et le contrôle du ministre de l'intérieur. Ce principe de valeur constitutionnelle est inscrit dans notre code de procédure pénale. Le juge choisit de saisir le service chargé de mener l'enquête. Il en fixe ensuite le cours et les orientations et en assure le contrôle. Ce contrôle va loin. Les officiers de police judiciaire sont habilités et notés par le procureur général, et le président de la chambre de l'instruction peut prendre des sanctions contre toute personne investie de fonction de police judiciaire s'il constate un manquement professionnel grave ou une atteinte grave à l'honneur ou à la probité.

Ce contrôle des juges garantit la séparation des pouvoirs et l'indépendance des enquêtes. C'est pourquoi nous y veillons tant. C'est ce contrôle qui justifie aussi l'organisation de l'indépendance des acteurs du système judiciaire. Ce système permet également aux enquêteurs de mener leur travail dans les meilleures conditions possibles. Police judiciaire, police administrative et renseignement forment un tout. Le travail de renseignement permet ainsi souvent l'ouverture de procédures judiciaires. Le judiciaire doit donc être nourri par toutes les informations recueillies dans le cadre des missions de sécurité publique ou de renseignement. Se pose toujours la question du moment où le travail de veille quotidienne de nos services bascule dans le judiciaire.

Je reviens sur l'idée de séparer la police judiciaire des autres activités de la police. Cela reviendrait à ignorer la réalité du terrain, et des enquêtes, et à nous handicaper dans notre capacité à agir. Toutefois, notre organisation ne fait pas tout. Il est nécessaire de garantir son bon fonctionnement et de lui offrir les moyens d'agir. Le Gouvernement s'y est engagé depuis le début du mandat.

Cette action porte notamment sur des sujets sensibles, à commencer par l'attractivité de la filière investigation. Nous avons entrepris plusieurs réformes permettant d'améliorer les conditions de travail des policiers et des gendarmes. Nous devons amplifier encore ces engagements, tant ces filières ont connu une baisse d'attractivité importante – ce qui constitue une fragilité dans notre système. Je pense également à d'autres engagements relatifs aux tâches indues. Je pense aussi au travail commun mené par les ministères de l'intérieur et de la justice pour réussir la procédure pénale numérique. Il s'agira d'une plate-forme commune intérieur-justice qui rendra possible la dématérialisation de tous les actes de l'enquête, depuis l'enregistrement de la plainte ou le constat de l'infraction jusqu'à l'audience de jugement. Cette réforme doit faciliter le travail et permettre de dégager du temps pour l'enquête.

Nous expérimentons également depuis le 16 juin la forfaitisation de la sanction du délit d'usage de stupéfiants dans trois territoires. Cette forfaitisation apporte un double bénéfice : assurer une réponse immédiate et plus efficace aux délits et dégager du temps aux enquêteurs pour leur travail de fond sur le terrain. Laurent Nuñez et moi attendons les résultats de cette expérimentation, l'objectif étant de la généraliser à partir de septembre.

Je souhaite enfin évoquer l'idée d'un renfort de certaines structures sur des objets précis. L'exemple le plus emblématique de cette démarche est la création récente de l'Office antistupéfiants, en début d'année. Cette création visait à accroître la coordination dans les enquêtes et le partage constant de l'information dans notre lutte contre les stupéfiants, afin d'agir à tous les niveaux, et de mener ce combat depuis la cage d'escalier jusqu'à la dimension internationale. Nous savons combien cela est essentiel.

Plus largement, au-delà des seuls services d'investigation, le Gouvernement a engagé depuis le début du mandat un effort considérable d'amélioration des conditions de travail et d'exercice des forces de l'ordre.

En conclusion, je réaffirme combien l'indépendance de la justice est une exigence, un impératif, et le socle de notre État de droit. Je suis déterminé à en assurer le respect, par tout moyen. Je sais combien cette ambition est partagée au sein de mon ministère.

J'ai lu les comptes rendus des précédentes auditions que vous avez menées. Nous voyons que des ruptures se sont produites, en particulier dans la justice, dans le rapport à l'instruction politique, aux influences, etc. Ces ruptures ont été significatives au sein du ministère de l'intérieur. Je l'assure d'autant plus qu'elles ne sont pas seulement de mon fait. J'en suis le garant. Le choix de ces ruptures, de la fin des notes blanches par exemple, a été fait il y a plusieurs années et relève désormais de l'évidence au sein du ministère de l'intérieur. Je le signale d'autant plus que je n'en suis pas l'auteur. Celui qui a été ensuite Président de la République, et qui était alors ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, en avait fait une question de principe. Cette question de principe est restée au cœur de la philosophie du ministère de l'intérieur. Elle a constitué également un changement culturel profond pour ceux qui mènent les enquêtes judiciaires et qui veillent aussi à ne jamais franchir le principe de l'indépendance de la justice.

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