Je vais essayer de vous répondre de la manière la plus claire possible, en commençant par détailler la succession des faits et le mode de désignation des juges d'instruction qui, à Paris, est un peu plus compliqué qu'ailleurs en raison de la taille de la juridiction, où il y a désormais soixante-dix-neuf juges d'instruction.
C'est en réalité deux jours avant l'ouverture effective de l'information judiciaire dans le dossier Fillon, le mercredi, qu'Éliane Houlette m'a passé un coup de fil très bref pour m'en informer. Je n'ai participé à aucune réunion, je n'ai rien su de ce qui s'était passé auparavant et me tenais à 1 000 lieues de tout cela. Le vendredi, en fin de matinée ou en début d'après-midi, le dossier arrive à ce qu'on appelle le bureau 101, c'est-à-dire le secrétariat de la première vice-présidente chargée du service pénal, ce qui marque véritablement l'ouverture de l'information.
S'agissant de la désignation des juges d'instruction, un tableau de roulement organise une permanence pour tous les pôles dès lors qu'une personne est déférée. Cela signifie qu'à l'issue d'une garde à vue de quarante-huit ou quatre-vingt-seize heures, selon les cas et le type de procédure, la personne concernée est présentée à un juge d'instruction aux fins de mise en examen. Elle doit comparaître à l'issue de sa garde à vue et transite par un lieu d'attente gardé. Le système de permanence permet de savoir quel juge prendra le dossier.
Pour ce qu'on appelle les ouvertures sur courrier, en revanche, le tableau de roulement ne s'applique pas : il s'agit de désignations gérées par la présidence, en l'occurrence la première vice-présidente chargée du service pénal.
En réalité, le tableau de roulement fonctionne moins qu'on ne l'imagine pour les ouvertures d'information. Rien que pour le service général, 25 % des ouvertures d'information se font sur courrier : ce sont les très nombreuses plaintes déposées dans des affaires de presse, d'injures raciales, de diffamation, ou dans des procédures parfois ouvertes contre X pour des infractions extrêmement sensibles. La question du juge de permanence ne se pose donc pas. Au pôle antiterroriste, les ouvertures se font aussi très souvent sur courrier, par exemple quand on souhaite démanteler un réseau, qu'on n'a pas encore identifié tous les auteurs des faits et qu'ils n'ont donc pas été déférés. Au pôle santé publique, ce sont près de 95 % des dossiers qui sont ouverts sur courrier. Au pôle financier, en dehors de quelques ouvertures sur défèrement, ce sont aussi des ouvertures sur courrier.
Il est également important de comprendre que, même en cas de défèrement, le seul moment où la présidence peut véritablement mettre en place une co-saisine ou une collégialité, c'est lors de l'ouverture de l'information. Depuis que je suis chef de juridiction, j'ai toujours veillé à faire en sorte que les magistrats travaillent en co-saisine, c'est-à-dire à deux, ou plutôt en collégialité, à trois, car cela permet un débat et une majorité peut se dégager s'il y a une divergence d'appréciation – ce n'est pas un scénario complètement artificiel.
Les ouvertures sur courrier concernent toujours des dossiers sensibles, ce que j'illustrerai par deux exemples : l'incendie de Notre-Dame et celui de l'usine Lubrizol à Rouen. Mais il y en a bien d'autres.
Pour les ouvertures sur courrier se pose donc la question du choix des magistrats. Les critères sont un peu les mêmes à chaque fois. Il faut être conscient que les affaires politico-financières présentent un risque pour les magistrats qui en sont saisis. Mon souci a toujours été de répartir le risque, en évitant d'attribuer systématiquement les dossiers aux mêmes juges. Toutefois, dans les dossiers les plus sensibles ou présentant les plus forts enjeux, je ne peux faire autrement que d'aller vers les magistrats les plus chevronnés. Dans toute société humaine, dans toute organisation, quand les enjeux sont considérables, on est tenu de limiter la part de difficultés liées à des tâtonnements procéduraux en allant vers les plus expérimentés.
Pour l'affaire Fillon, j'ai essayé de raisonner à partir de ces critères : collégialité, répartition du risque, expérience des magistrats.
Le pôle financier compte en mars 2017 neuf magistrats : Renaud Van Ruymbeke, Claire Thépaut, Serge Tournaire, Aude Buresi, Patricia Simon, Charlotte Bilger, Guillaume Daïeff, Roger Le Loire et Stéphanie Tacheau. Je devais aussi avoir à l'esprit qu'il fallait envisager la relève générationnelle, car un certain nombre de juges d'instruction allaient quitter à terme le pôle financier. Je me suis donc adressé aux magistrats en charge de ce qu'on appelle la délinquance astucieuse – expression complètement décalée par rapport à la réalité, qui désigne les escroqueries en bande organisée tels que les trafics de bitcoins et tous les trafics internationaux – pour essayer d'en faire « monter » quatre autres : Dominique Blanc, Sophie Mougenot, Clément Herbo et Cécile Lony.
Je savais que Guillaume Daïeff devait quitter le pôle financier à l'été 2017 en raison de la règle des dix ans ; il n'était donc pas concevable de lui confier pareil dossier. Charlotte Bilger est une magistrate talentueuse, mais son père tient un blog très polémique sur lequel il publie des propos très fréquemment hostiles à Nicolas Sarkozy. J'ai considéré qu'en la choisissant je la mettrais immédiatement en difficulté et que je provoquerais une polémique ; elle en était d'accord. Il se disait de Roger Le Loire qu'il envisageait de se présenter aux élections législatives comme candidat Les Républicains dans une circonscription de l'Eure, ce qui pouvait rendre sa désignation compliquée.
Quant à Patricia Simon et Claire Thépaut, sur lesquelles je m'attarderai quelques instants, elles ont été en charge de l'affaire dite des écoutes de l'Élysée, qui fait toujours autant de bruit en 2020. Elles ont été saisies de ce dossier peu de temps après la création du parquet national financier. Cette affaire a suscité dès le départ d'intenses polémiques qui, quatre ans plus tard, n'ont pas cessé, et dont je ne méconnais pas la gravité.
Pour être tout à fait précis, quand je prends mes fonctions en septembre 2014, ce dossier divise très profondément, en raison de deux actes qui ont mis et la magistrature et le barreau en ébullition. Le premier acte est la saisie par les juges d'instruction d'un document à la Cour de cassation : son premier président dit que le document ne peut pas être saisi, au motif qu'il est couvert par le secret du délibéré, mais il est retrouvé lors d'une perquisition. Le deuxième acte est l'interception de conversations téléphoniques entre Thierry Herzog, avocat de Nicolas Sarkozy, et le bâtonnier de l'époque, dans un climat d'écoutes et de perquisitions dans les cabinets d'avocats. Le dossier est donc sous très haute tension. Il fait l'objet de recours en annulation devant la chambre de l'instruction, qui valide les actes. Puis, le 22 mars 2016, de mémoire, la Cour de cassation annule la saisie et l'interception téléphonique.
J'ai considéré en conscience qu'il convenait de protéger ces deux collègues d'une nouvelle polémique, d'une nouvelle tension à l'ouverture même de l'information, et n'ai pas envisagé de désigner ces « deux dames » pour le dossier François Fillon.
Restent donc quatre collègues : Renaud Van Ruymbeke, Serge Tournaire, Aude Buresi et Stéphanie Tacheau.
Renaud Van Ruymbeke a été saisi de trois dossiers concernant le Front national : un premier, qui a été jugé récemment, sur les kits de campagne, et deux autres sur les assistants parlementaires européens, me semble-t-il. Ces dossiers ont été confiés au même cabinet parce qu'ils sont connexes : ils renvoient l'un à l'autre. Renaud Van Ruymbeke est également le juge d'instruction en charge des deux dossiers Balkany.
Je précise sous serment que, sous ma présidence, je n'ai jamais désigné Serge Tournaire dans un dossier susceptible de concerner M. Nicolas Sarkozy ; jamais. Un dossier arrive concernant, à l'époque, l'UMP : il s'agit, si j'ai bonne mémoire, d'un rapport des commissaires aux comptes qui contestent les comptes du parti. Je l'ai confié non pas à Serge Tournaire, mais à Renaud Van Ruymbeke.
[RECTIFICATIF (transmis par M. Jean-Michel Hayat par courriel à la commission d'enquête, le mercredi 8 juillet 2020 à 22h50) :
« J'ai déclaré involontairement un point inexact lors de mon audition du 2 juillet dernier et je souhaite pouvoir apporter une rectification à mes propos.
J'ai indiqué que le dossier d'information des pénalités de l'UMP ouvert contre X… avait été confié à M. Renaud Van Ruymbeke. Cette affirmation est parfaitement exacte mais il apparait qu'en réalité, il était le premier désigné au sein d'une collégialité composée de M. Serge Tournaire et de M. René Grouman.
Cela n'enlève rien à la suite de mes propos. C'est bien M. Van Ruymbeke qui a rendu une ordonnance de non-lieu, au terme d'une information dont je n'ai strictement rien su quant à son déroulement.
Pour être tout à fait précis, afin de préparer au mieux mon audition, j'ai demandé au 1er VP chargé du service pénal de l'époque qui avait été désigné dans ce dossier et M. Jean-Baptiste Parlos, actuellement premier président de la cour d'appel de Reims, m'a bien confirmé que c'était M. Van Ruymbeke qui avait été en charge de cette procédure.
C'est dire comme la collégialité mise en place dans ce dossier, ouvert un mois après ma prise de fonctions n'avait pas particulièrement focalisé mon attention.
Mais dans un souci de vérité, je tiens à apporter cette précision. »]
Se pose la question de savoir qui je dois désigner, alors que je n'ai jamais confié aucun dossier concernant Nicolas Sarkozy depuis que je suis président du TGI de Paris, soit 2014. C'est un problème de conscience. J'avais, je le savais, deux magistrats de très haut niveau, mais il m'est apparu que si je confiais le dossier à Renaud Van Ruymbeke, je risquais de déclencher immédiatement une polémique pour avoir désigné un juge d'instruction ayant dans son cabinet des dossiers impliquant deux candidats à l'élection présidentielle de 2017. J'ai surtout considéré qu'en agissant ainsi je ferais porter à ce magistrat un poids insupportable.
Il me restait par conséquent trois collègues de qualité : Serge Tournaire, dont je connaissais essentiellement la réputation en tant que juge d'instruction à la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Marseille, où il avait brillamment réussi ; Aude Buresi, une juge d'instruction chevronnée qui revenait d'un détachement à la Cour des comptes ; Stéphanie Tacheau, plus jeune magistrate, faisant partie de la relève générationnelle et aucunement marquée par des engagements particuliers. J'ai retenu cette collégialité, sachant que Serge Tournaire et Aude Buresi travaillaient ensemble sans difficultés ou tensions particulières dans d'autres dossiers.
Laissez-moi ajouter quelques précisions, pour être tout à fait complet, et pour bien tenter de vous convaincre que j'ai toujours essayé de répartir les risques et de confier les dossiers les plus sensibles aux magistrats les plus chevronnés. À peine l'élection présidentielle passée, en mai 2017, un nouveau dossier éclate : celui du Mouvement démocrate (MODEM), susceptible de concerner François Bayrou et Sylvie Goulard. Je désigne Charlotte Bilger et Patricia Simon. Pour l'affaire Business France, relative à une soirée à Las Vegas et à un arbitrage rendu par Muriel Pénicaud – affaire sensible s'il en est –, je désigne Renaud Van Ruymbeke et Dominique Blanc. Concernant la perquisition à La France insoumise, une affaire qui suscite un vif émoi et beaucoup de polémiques, je désigne Dominique Blanc et Pascal Gastineau. Pour un autre dossier ultrasensible qui va déclencher de nouvelles polémiques, l'affaire des Mutuelles de Bretagne, susceptible de concerner Richard Ferrand, je désigne Renaud Van Ruymbeke et Cécile Meyer-Fabre. L'affaire est dépaysée à la suite d'une décision de la Cour de cassation. Dans l'affaire dite Benalla, je désigne deux juges d'instruction du service général et dans l'affaire Carlos Ghosn, je désigne Bénédicte de Perthuis, issue du service correctionnel et qui vient de rejoindre le pôle financier. Tels ont été mes arbitrages.