Intervention de Nicole Belloubet

Réunion du jeudi 9 mai 2019 à 8h00
Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice :

Madame la présidente, monsieur le rapporteur, messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation qui s'inscrit dans le prolongement de l'audition que vous avez effectuée précédemment de Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, qui m'accompagne à nouveau aujourd'hui et qui vous avait dressé un état des lieux de la manière dont le droit pénal et la politique pénale appréhendent la lutte contre les pratiques des groupuscules d'extrême droite.

Je sais par ailleurs que, dans le cadre de vos travaux, vous avez eu l'occasion d'auditionner le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur, Laurent Nuñez. À cette occasion, celui-ci s'est exprimé sur les moyens dont disposent les services de renseignement pour suivre ces groupuscules, ainsi que sur les moyens juridiques auxquels peuvent recourir ses services pour engager, quand cela est nécessaire, une procédure administrative de dissolution.

Je crois également savoir que l'ancien secrétaire d'État chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, a fait état devant votre commission des différentes actions menées par son secrétariat d'État en matière de prévention et de sensibilisation des plateformes contre ce qu'il est désormais convenu d'appeler la fachosphère.

Si vous le permettez, je ne m'étendrai pas sur les différents points déjà abordés par mes collègues du Gouvernement lors de leurs auditions, et je concentrerai mon propos sur les points qui intéressent spécifiquement l'action judiciaire, tant dans son volet pénal que civil. Sachez par ailleurs que le questionnaire qui a été adressé lundi après-midi à mon cabinet par les services de l'Assemblée a immédiatement été transmis aux différents services concernés mais que, compte tenu du nombre important de questions qui y figurent – plus d'une quarantaine – sur des sujets qui sont parfois éminemment techniques et transversaux, puisqu'il s'agit de droit pénal, de politique pénale, de droit civil, de droit administratif ou encore de demandes de statistiques, il n'a pas été raisonnablement possible de vous le retourner entièrement renseigné dans le délai bref dont nous disposions avant mon audition. Bien évidemment, mes services vous le feront parvenir très rapidement afin que vous puissiez avoir les renseignements que vous demandez.

Mme la directrice des affaires criminelles et des grâces et M. le directeur des affaires civiles et du sceau, qui m'accompagnent aujourd'hui, pourront le cas échéant nous éclairer sur certains points particulièrement techniques à l'occasion de la séance de questions et réponses qui va suivre.

Je souhaite dans un premier temps aborder le cadre juridique actuel de la question que vous avez posée, avant d'évoquer les évolutions envisagées. Pour ce qui est du premier point, je vous parlerai d'abord du cadre pénal général, puis de la question des peines et de la dissolution des groupements.

Pour ce qui est de la politique pénale générale, le phénomène des groupuscules d'extrême droite constitue une préoccupation forte de ce gouvernement et de mon ministère en particulier. L'idéologie qui sous-tend ces groupuscules constitue en effet un défi pour le vivre ensemble en ce qu'elle promeut le repli identitaire, le refus de l'autre et l'exacerbation de sentiments d'animosité qui sont contraires aux valeurs de fraternité qui fondent notre pacte républicain. Lorsque cette idéologie se traduit par des propos ou des comportements discriminatoires ou haineux, leurs adeptes tombent alors sous le coup d'infractions pénales.

En tant que garde des sceaux, il m'appartient de mobiliser les acteurs de l'autorité judiciaire autour d'une politique pénale qui vise à lutter contre ce type d'agissements. C'est ce que j'ai fait récemment en diffusant aux parquets généraux une circulaire que j'ai signée le 4 avril dernier, appelant spécifiquement à une mobilisation renforcée face à la multiplication des actes racistes, antisémites et homophobes commis ces derniers mois dans l'espace public et face à la recrudescence des propos haineux, facilitée par le développement d'internet.

À ce stade de mon propos, je voudrais toutefois faire une précision de méthode pour indiquer que, statistiquement, mon administration n'est pas en mesure de quantifier avec précision le phénomène des groupuscules d'extrême droite. Je vous rappelle en effet que l'appartenance à de tels groupes ne constitue pas une infraction en tant que telle. L'infraction peut être appréhendée soit par le biais des infractions spéciales à la loi relative à la liberté de la presse – provocation non publique à la haine ou à la discrimination, contestation de crimes contre l'humanité etc. –, qui permet de réprimer toutes les infractions commises, quel que soit leur support, soit par la prise en compte de circonstances aggravantes lorsque le mobile de l'infraction est fondé sur des considérations racistes, xénophobes ou antisémites. En fait, pour tenter de quantifier ou d'appréhender le phénomène des groupuscules d'extrême droite, il nous faut passer par le mobile qui sous-tend le passage à l'acte, le mobile raciste qui peut aggraver la répression.

Constitue en effet une circonstance aggravante, le fait de commettre une infraction à raison de l'appartenance ou de la non-appartenance de la victime à une prétendue race, une ethnie, une nation, ou à raison de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son identité de genre vraie ou supposée. Cette circonstance aggravante générale, qui concerne désormais tous les crimes et délits punis d'un an d'emprisonnement, est prévue depuis l'adoption de la loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté.

C'est ainsi que tout fait délictuel ou criminel d'atteinte aux biens – tel que le vol – ou d'atteinte aux personnes – tel que les violences volontaires – peut désormais entraîner une aggravation de la peine encourue s'il est établi qu'il a été commis à raison d'un mobile raciste, xénophobe, antisémite ou homophobe, par exemple. Je pense bien entendu ici aux rixes qui peuvent survenir sur la voie publique entre groupes antagonistes d'ultras, par exemple, ou en marge de manifestations. Je pense également aux agressions à mobile raciste commises sur des individus en raison de la couleur de leur peau ou de leur confession religieuse, ou encore aux dégradations commises au préjudice de locaux d'élus progressistes ou d'associations, par exemple pro-migrants.

Par ailleurs, la notion même de groupuscules peut trouver une qualification juridique à travers les infractions autonomes de participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires ou de dégradations de biens – article 222-14-2 du code pénal –, voire d'association de malfaiteurs – article 450-1 du code pénal. La circonstance aggravante de bande organisée, prévue à l'article 132-71 du code pénal, peut également servir à qualifier pénalement l'action concertée de ce type de groupements. Certains groupuscules ont ainsi pu préparer des actions violentes qui s'apparentent à des actions de type terroriste, comme vous l'a indiqué Laurent Nuñez lorsque vous l'avez auditionné le 7 février dernier. Leurs cibles sont généralement les représentants des pouvoirs publics, les membres de la communauté musulmane, de la communauté homosexuelle ou encore les associations d'aide aux migrants.

Plusieurs procédures ont ainsi été ouvertes en 2017 et 2018 par la section antiterroriste du parquet de Paris des chefs d'association de malfaiteurs terroriste, apologie du terrorisme, détention d'armes ou d'engins explosifs ou incendiaires, visant des membres de l'ultra-droite soupçonnés de fomenter de tels passages à l'acte violents. Pour ce qui est des procédures en cours, il ne m'est pas possible de les évoquer en détail, mais sachez qu'en la matière, le parquet de Paris travaille en étroite coopération avec les services de renseignement intérieur afin de détecter et de déjouer le plus en amont possible les agissements des membres des mouvances radicales.

Après le cadre pénal général, j'en viens maintenant aux peines encourues et au régime de la dissolution. Les auteurs des faits que je viens de citer s'exposent évidemment à des peines. À titre individuel, chaque individu s'expose à des peines d'emprisonnement ou d'amende dans la limite des maxima prévus pour chaque infraction. À titre d'exemple, la peine d'emprisonnement encourue en cas de violences aggravées va de trois à dix ans, en fonction de circonstances aggravantes retenues et de cinq à dix ans en matière d'association de malfaiteurs.

Au-delà du cas des individus, ces groupuscules peuvent, en tant que tels, faire l'objet d'une procédure de dissolution, sur la base de différents fondements juridiques, – administratif d'une part, judiciaire d'autre part.

Ces groupuscules peuvent donc tout d'abord faire l'objet d'une procédure de dissolution administrative, qui est une mesure de police administrative soumise au ministère de l'intérieur et prise par le Président de la République en conseil des ministres, conformément à l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Ce texte, issu de la loi du 10 janvier 1936, vise plusieurs hypothèses, dont la dissolution des associations ou groupements de fait qui présentent par leur forme et leur organisation militaire le caractère de groupes de combat ou de milices privées, ou qui provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence.

Ainsi, la dissolution du mouvement d'ultra-droite Bastion social a été prononcée le 24 avril dernier en conseil des ministres, en même temps que celle de six autres mouvements, à savoir Les Petits Reblochons, l'association Lugdunum, le cercle Frédéric Mistral, le cercle Honoré d'Estienne d'Orves, l'association Arvernis et Solidarité Argentoratum. C'est également sur ce fondement qu'ont été dissous en 2013 plusieurs groupes d'extrême droite, à savoir L'Œuvre française, Troisième Voie et les Jeunesses nationalistes révolutionnaires.

Au-delà de la mesure de police administrative qu'est la dissolution, ces groupuscules peuvent également faire l'objet d'une dissolution ordonnée par l'autorité judiciaire. Sur le plan pénal, le code pénal prévoit en effet, à l'article 131-39, une peine complémentaire de dissolution de la personne morale qui ne s'applique que dans les cas limitativement prévus – meurtre, torture, terrorisme – et est soumise à des conditions strictes. Cette mesure suppose en effet qu'une infraction ait été commise pour le compte de la personne morale par ses organes ou représentants et que la personne morale ait été créée ou détournée de son objet pour commettre les faits incriminés.

Enfin, sur le plan civil, une action en dissolution d'une association ayant un objet illicite peut être introduite par voie d'assignation devant le tribunal de grande instance du ressort du siège social de l'association, à l'initiative du ministère public ou de tout intéressé. La loi du 1er juillet 1901 prévoit en effet à son article 3 que « toute association fondée sur une cause ou en vue d'un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs ou qui aurait pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du Gouvernement, est nulle et de nul effet. » Ce fondement pourrait éventuellement être retenu s'il était démontré que l'association en cause, au-delà des infractions potentiellement commises, a été fondée sur une cause ou en vue d'un objet illicite, contraire aux lois ou aux bonnes mœurs.

La jurisprudence en a fait une appréciation relativement stricte au regard de la valeur constitutionnelle de la liberté d'association, qui a été érigée par une décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 en un principe fondamental reconnu par les lois de la République ; la liberté d'association est également protégée par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ainsi, juridiquement, nous disposons de deux régimes administratifs et judiciaires distincts, même si en pratique les motifs qui peuvent justifier la dissolution, soit dans l'objet de l'association, soit dans ses activités, peuvent être les mêmes.

Après avoir esquissé le cadre juridique actuel, fondé sur la politique pénale générale et sur la question des peines et des dissolutions, je veux maintenant envisager les principales évolutions auxquelles nous tentons de répondre. Ces évolutions concernent à la fois la question de la diffusion de la haine sur internet et les avancées permises par la récente loi de réforme de la justice.

Pour ce qui est de la problématique de la diffusion de la haine sur internet, je ne serais évidemment pas complète dans mon propos si je n'évoquais pas la question de la répression des agissements des groupuscules d'extrême droite sur internet et donc, plus généralement, de la haine en ligne. Les réseaux sociaux permettent une propagation des idées à grande échelle dans un temps très court, et sont en effet des vecteurs de propagande et de communication essentiels pour les groupuscules d'extrême droite, qui peuvent aisément diffuser via internet des propos ou des thèses racistes, antisémites ou homophobes.

Certaines personnalités, comme l'humoriste Dieudonné ou le polémiste Alain Soral, via son site Égalité et réconciliation, développent des idées conspirationnistes, négationnistes et nationalistes, qui sont ensuite reprises par les membres de la mouvance d'extrême droite en ligne. D'autres sites, comme Breiz Atao ou Démocratie participative, déversent des contenus haineux, racistes, antisémites ou homophobes. Ici encore, la notion de groupuscules d'extrême droite ne recouvre pas de réalité juridique, mais tous les agissements de ces groupuscules sur internet sont susceptibles d'être appréhendés par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, quel qu'en soit le support.

L'ensemble des incriminations pouvant être mises en œuvre pour lutter contre les propos haineux diffusés en ligne – injures, diffamation, apologie ou contestation de crimes contre l'humanité – a d'ailleurs été rappelé au parquet dans la circulaire du 4 avril 2019 que j'évoquais précédemment. Cette circulaire mentionne par ailleurs la possibilité offerte au parquet, en complément de leur action pénale traditionnelle, d'utiliser une voie efficace d'action sur le plan civil, avec la procédure du référé et de l'ordonnance sur requête. La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique permet en effet d'imposer aux hébergeurs de sites, lorsqu'ils peuvent être touchés, le retrait de contenus illicites ou, à défaut, d'enjoindre aux fournisseurs d'accès à internet de bloquer l'accès aux sites internet concernés ou au contenu haineux sur le territoire national. Cette procédure de référé a ainsi été récemment appliquée à propos du site Démocratie participative, qui publiait ce type de propos haineux. Comme vous le voyez, la réponse judiciaire des parquets en la matière n'est pas nécessairement pénale, mais peut aussi être civile, et j'ai vivement encouragé les parquets à utiliser ce type de réponse civile.

La loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information a créé un outil supplémentaire pour les praticiens du droit afin de lutter contre la manipulation de l'information, notamment lorsqu'elle est porteuse de contenus de désinformation – certains diront de réinformation – tels ceux que peuvent véhiculer les groupuscules d'extrême droite dont nous parlons. Elle a créé un nouveau référé anti- fake news permettant à un candidat ou un à parti politique de saisir le juge des référés pour faire cesser dans les 48 heures la diffusion de fausses informations durant les trois mois qui précèdent un scrutin national – c'est l'article L. 163-2 du code électoral.

Enfin, permettez-moi de dire un mot de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), qui constitue un outil particulièrement précieux dans la lutte contre la diffusion des thèses d'extrême droite sur internet. Cette plateforme est accessible au public via un portail, qui permet aux internautes, aux fournisseurs d'accès et aux services de veille étatique de signaler en ligne les sites ou contenus contraires aux lois et règlements diffusés sur Internet, ceux-ci pouvant donner lieu le cas échéant à des poursuites du parquet.

Pour terminer, je voudrais dire quelques mots sur les avancées récentes permises par la loi de réforme de la justice que vous avez adoptée récemment, et sur les perspectives qui me paraissent de nature à nous permettre de mieux lutter encore à l'avenir contre la haine en ligne propagée par les groupuscules d'extrême droite. Tout d'abord, pour diversifier et adapter la réponse pénale, la loi de réforme de la justice du 23 mars dernier a prévu, grâce à un amendement de Laëtitia Avia, la possibilité de recourir à l'ordonnance pénale en matière d'infractions de presse, avec pour objectif de faciliter et d'accélérer le prononcé d'amendes pénales contre les auteurs de propos haineux tenus sur internet. Cette procédure de l'ordonnance pénale nous permet en effet d'avoir une procédure écrite sans audience, donc plus rapide – c'est évidemment son intérêt –, mais qui ne permet que de prononcer des amendes.

Cette même loi a par ailleurs consacré la possibilité pour les victimes de propos racistes ou antisémites ou de violences qui, pour diverses raisons, ne veulent pas franchir la porte d'un commissariat ou d'une brigade de gendarmerie, de déposer plainte en ligne, ce qui facilite leurs démarches. La mise en œuvre effective de la plainte en ligne nécessite toutefois le développement de solutions techniques numériques préalables. Dans le cadre d'un travail conjoint que le ministère de la justice et le ministère de l'intérieur sont en train de conduire, j'ai demandé à ce que ces travaux aboutissent prioritairement, concernant ce contentieux en particulier, de sorte que les premiers dépôts de plaintes en ligne en matière de discrimination, de propos et de comportements haineux, puissent intervenir à compter du premier semestre 2020.

Enfin, la proposition de loi de Mme Avia qui sera discutée prochainement prévoit d'améliorer l'efficacité du traitement judiciaire des discours de haine en ligne au regard des difficultés à la fois techniques et juridiques à solliciter le blocage de sites miroirs, lesquels permettent aux éditeurs des sites litigieux de contourner une première ordonnance de blocage. À l'occasion de l'examen de cette proposition de loi, il est possible que se pose à nouveau la question de l'éventualité de basculer les délits de provocation, de diffamation et d'injures racistes de la loi de 1881 dans le régime de droit commun pénal – cette question a en effet déjà été évoquée par le passé.

Comme vous le savez, certains ont souhaité de longue date voir basculer certains délits de presse dans le code pénal. C'est une solution qui, si elle était jugée souhaitable, supposerait que soient étudiées préalablement les difficultés juridiques tenant à cette insertion dans le droit pénal commun. Ces difficultés tiennent principalement au fait qu'il serait nécessaire de réécrire toutes les infractions concernées et qu'à cette occasion, il pourrait être difficile de s'en tenir à l'application stricte du droit commun, dans la mesure où la liberté d'expression revêt une sensibilité particulière – comme vous le savez, le Conseil constitutionnel en a fait l'une des conditions de l'exercice de la démocratie.

Je me tiens maintenant à votre disposition, mesdames et messieurs les députés, pour répondre à vos questions.

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