Mon audition arrive, vous l'avez dit, en conclusion d'un cycle d'auditions que vous avez menées sur un sujet qui est central. J'ai vu la liste, impressionnante, des auditions que vous avez menées, notamment du côté du ministère de l'intérieur – c'était une évidence. Je sais que vous avez déjà reçu Laurent Nuñez, le secrétaire d'État, et différents responsables des services qui ont pu vous apporter des éclaircissements. Je tenterai, si besoin est, de les compléter.
Le sujet qui vous préoccupe, et qui nous préoccupe, est central : c'est celui de la lutte contre la haine que diffusent des groupuscules extrémistes. Il était donc normal, au-delà de l'obligation formelle qui existe, que le ministère se mette totalement à votre disposition. Nous ne travaillons pas seulement, comme cela vous a été dit, sur les groupuscules liés à une idéologie d'extrême droite. Pour le ministère, la lutte contre les groupuscules s'appréhende non pas selon leur origine, d'extrême droite ou d'extrême gauche, ou en fonction des tenants de leur idéologie. Cette lutte est uniquement et systématiquement motivée par la volonté de protéger ceux qu'ils prennent pour cible, au fond, c'est-à-dire l'État et nos concitoyens.
Il est d'autant plus important de le préciser qu'il y a, on le voit, des formes d'évolutions sur le plan idéologique. Il faut avoir un regard large pour éviter de manquer des risques qui feraient peser des conséquences graves sur nos concitoyens. Au-delà des courants historiques que l'on connaît bien – les identitaires ou les ultranationalistes – on voit notamment émerger des phénomènes nouveaux sur la frange de l'ultra-droite : je pense à l'apparition de néopatriotes et de néopopulistes qui sont très virulents. Leur discours est empreint d'islamophobie et comporte quelque chose qui est assez nouveau – nous pourrons y revenir dans le cadre des questions : la mise en cause de la classe politique comme responsable de tous les maux. Le discours sur l'invasion musulmane et le grand remplacement se traduit par la mise en cause d'une responsabilité politique au sens large, au-delà du Gouvernement actuel. Cette rhétorique anti-institutionnelle est un phénomène récent et préoccupant – ces derniers mois l'ont montré.
Je voulais préciser le spectre, large, sur lequel nous travaillons, mais je vais aussi tenter, comme l'a fait Laurent Nuñez, d'apporter des éclaircissements sur ce qui est l'objet de votre commission d'enquête.
Nous visons, à travers cette cible, des individus ayant un socle commun qui est à la fois raciste, antisémite et xénophobe, et qui sont porteurs d'un projet violent visant à attenter, par la subversion violente, à l'intégrité physique des personnes ou à la pérennité des institutions. Sur cette base, ces individus font l'objet d'une surveillance et d'un suivi du ministère de l'intérieur qui vous a été présenté, je crois, dans le cadre des différentes auditions que vous avez eues.
Les principales menaces qui sont dirigées contre la démocratie et contre l'intégrité des institutions nécessitent, évidemment, d'anticiper et de prévenir les risques causés par ceux qui, en dehors des lois de la République, tentent de prospérer sur l'anomie et la désespérance sociale. Il en est de même des risques de déchirements sociaux susceptibles de peser sur la société française, de la résurgence observée de pratiques violentes des différents groupes ou individus de l'ultragauche ou de l'ultra-droite et de la violence qui, comme je l'ai dit en évoquant les évolutions, ne se rattache ni à l'un ni à l'autre : il y a cette perte de repères idéologiques que connaît, peut-être, notre société contemporaine et que je traduisais tout à l'heure en termes de montée de néopopulismes dont on ne sait pas forcément à quel bloc on pourrait les rattacher, même si un examen fin, notamment des prises de position, peut permettre de le faire.
Je voudrais rappeler qu'à l'exclusion de l'organisation interne des partis institutionnels, de la sphère privée des personnes qui y participent, du contenu des rassemblements organisés par ces partis et des prévisions électorales, nos services de renseignement – je dis « nos », car vous avez bien en tête qu'il y a plusieurs acteurs sur ce sujet – s'intéressent aux éventuels aspects relatifs à l'ordre public : c'est là le fondement de leur action. Les services de renseignement ne s'intéressent pas à la radicalité des opinions politiques mais à celle des comportements, afin de prévenir les troubles à l'ordre public. Il est essentiel de le préciser parce que, selon les discussions politiques que l'on peut avoir – je ne parle pas de cette commission d'enquête, mais en général – on peut avoir des visions différentes de ce qu'est la radicalité. Il est vraiment essentiel d'avoir en tête que le point d'entrée, pour le ministère, est celui des troubles à l'ordre public.
C'est, on le voit bien, une préoccupation à la fois actuelle et permanente. Comme pour beaucoup de menaces, le traitement médiatique peut fluctuer mais les groupes violents et la haine, eux, ne prennent jamais de repos. Nous n'avons d'ailleurs pas été épargnés ces derniers temps. Je pense en particulier aux actes antisémites, à la croix gammée tracée sur le visage de Simone Veil, à la profanation de cimetières juifs et à celle du mémorial d'Ilan Halimi. Je voudrais, dans ce contexte, rappeler les propos tenus par le Président de la République lors du dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) alors que les actes antisémites se multipliaient. Il y a eu une augmentation très forte sur le plan statistique, même si l'étiage était relativement bas. Je ne veux surtout pas minorer : on ne fait pas de la comptabilité quand il s'agit d'actes de racisme, d'islamophobie, d'antisémitisme et de christianophobie ; je crois que chacun de ces actes mérite notre engagement et notre condamnation. Mais on regarde aussi l'évolution statistique. Ce que l'on constate à propos de l'antisémitisme est une très forte augmentation, alors qu'il y a une stabilité en ce qui concerne les actes de christianophobie, même si le chiffre est plus élevé, ce qui est notamment lié au nombre de lieux de culte susceptibles d'être profanés – mais ce n'est pas le sujet sur lequel vous travaillez.
J'ai évoqué le dîner du CRIF : le Président, dans ce contexte, nous a demandé d'instruire, au regard du droit en vigueur, la dissolution de certains groupes particulièrement violents, agressifs et véhéments. Cela a été fait, nous y reviendrons certainement, pendant les travaux de la commission d'enquête. Le Président me l'avait demandé, et j'ai donc demandé à mes services, de procéder à une enquête sur l'association « Le Bastion social » et six associations liées, « Les Petits Reblochons », l'association Lugdunum, le Cercle Frédéric Mistral, le Cercle Honoré d'Estienne d'Orves, l'association Arvernis et Solidarité Argentoratum, en vue de leur dissolution. Après cette enquête et en raison des éléments de fait, notamment des exactions répétées en marge de rassemblements de voie publique, j'ai pu proposer une dissolution lors du Conseil des ministres du 24 avril dernier, et celle-ci a ensuite été publiée.
L'action des groupuscules violents s'est notamment manifestée ces derniers mois dans certains rassemblements. Je pense au début du mouvement des « Gilets jaunes ». Il est intéressant, d'ailleurs, de voir comment une évolution de la mobilisation a eu lieu dans le temps. Au début du mouvement des « Gilets jaunes », des individus issus de groupes de la droite radicale n'hésitaient pas à déclencher des violences au sein des cortèges. Assez vite, on a vu que ces groupuscules d'extrême droite se faisaient de moins en moins nombreux et qu'ils laissaient place à des groupes d'ultragauche tout aussi violents et contre lesquels nous luttons avec la même résolution.
J'en reviens au cœur du travail de votre commission d'enquête. Il existe, comme vous l'avez compris, et ce que j'ai vu de certaines de vos auditions l'a montré, plusieurs grandes catégories de groupuscules. Leur particularité est qu'ils ont chacun leurs réseaux, leurs groupes et leurs sous-groupes, et qu'ils ne s'apprécient pas nécessairement les uns les autres, tout en présentant une ou plusieurs caractéristiques communes.
La première est une forme de rébellion violente. Ces groupuscules s'inscrivent tous dans un refus net de notre société et de ses institutions, et ils vouent une fascination à la violence. On le voit quand on regarde leurs publications. La violence est encensée. Elle est même un moyen d'identification et de recrutement. Notre société devient-elle plus violente ou non ? Chacun a son opinion et je me méfie toujours de la référence à « c'était mieux avant » ou à « c'est pire aujourd'hui », mais une chose est sûre : on voit qu'une forme de violence se banalise dans le contexte actuel et que c'est vraiment un moyen de recrutement pour ces groupuscules. L'adoration de la violence est intrinsèque à tous ces mouvements.
Deuxième caractéristique, qui découle de cette adoration de la violence, il y a une rivalité. Les groupuscules d'extrême droite n'existent, au fond, que parce qu'ils sont rivaux. Ils le sont entre eux – l'histoire, y compris contemporaine, montre cette réalité –, ce qui peut provoquer certains affaiblissements – on pourra peut-être y revenir. Ils sont également rivaux avec les groupes d'ultragauche, qui partagent souvent une forme de fascination pour la violence. La volonté d'en découdre et de s'affronter est commune à chacun des groupuscules que vous avez étudiés. Cela s'est traduit, notamment, dans les manifestations et leur évolution – beaucoup d'ultra-droite au début et peu d'ultragauche, puis l'inverse. Il y a eu aussi, dans certains cas, des confrontations directes, et l'on peut constater qu'une tendance a gagné sur l'autre. Je ne me ferai pas le commentateur du match, mais on a connu des événements particuliers – on pourra vous apporter quelques éclaircissements, si vous le voulez.
La troisième caractéristique forte est la haine : la haine de l'autre, la haine des immigrés, la haine des personnes de confession juive, la haine homophobe, la haine de l'État, la haine des francs-maçons, et je pourrai être plus long encore. Le principal moteur qui fait vivre ces groupuscules est cette haine de l'autre, cette haine même pas de la différence, mais de la différence par rapport à ce qu'ils pensent être une norme. La différence existe quelques fois, par exemple entre les femmes et les hommes, mais elle est souvent fantasmée. La haine du Juif est construite sur un référentiel qui est totalement fantasmé et qui ne devrait même pas, de ce fait, être qualifié de différence. Même si je ne veux pas me prononcer, cette différence n'est pas réelle : elle se trouve dans l'inconscient ou la conscience des gens dont nous parlons. C'est à partir de ce mythe qu'ils se construisent. Il y a aussi la haine de l'État, sur laquelle j'insiste car elle est inhérente à tous les groupes extrémistes. Ils refusent la République, les institutions et les élus. Ils ne dénoncent plus la « Gueuse » et leur corpus idéologique s'est réduit comme une peau de chagrin : il ne reste plus, au fond, que la haine et la violence.
Quand on regarde les principaux actes commis par ces groupuscules, on voit qu'ils sont très cohérents avec ces traits communs. On note surtout que ces groupuscules vivent de bagarres et d'affrontements entre groupes et de dégradations de biens ou de locaux, appartenant souvent à des opposants ou incarnant ce que refusent ces groupuscules – cela peut aller d'un lieu de culte au local d'une association qui vient en aide aux migrants. Cela se traduit aussi par des outrages et des actes de rébellion contre les forces de l'ordre et, enfin, par des agressions racistes et antisémites, même si elles ne constituent pas l'essentiel des infractions que vous avez eu à évoquer au sein de votre commission d'enquête.
Je voudrais souligner une dernière caractéristique commune à tous ces groupes : les réseaux sociaux. Ils sont le vecteur de tous les groupes extrémistes. C'est là que leur propagande fait son lit, qu'ils s'organisent et qu'ils recrutent. Il est important de le souligner car la lutte contre les réseaux sociaux est un exercice difficile. Un site fermé en France peut réapparaître immédiatement en étant localisé en Ukraine ou, et je ne prends pas cet exemple par hasard, au Japon. Il est alors beaucoup plus difficile d'intervenir. Ce qui est un .fr devient un .org, et il y a de vraies difficultés.
Quelles sont les actions contre les groupuscules d'extrême droite que le Gouvernement conduit ?
La première et la plus radicale est la dissolution. Il n'est pas question, bien sûr, de dissoudre un groupe au seul titre de son idéologie, aussi fétide qu'elle soit. On peut penser que c'est une anomalie, mais c'est ainsi. La Constitution nous l'interdit, et je pense que c'est bien qu'elle nous l'interdise. Même si celui qui est ministre de l'intérieur trouve que c'est un frein, je crois en réalité que cela fait partie de nos garanties collectives. Le droit international nous l'interdit aussi. Il est nécessaire, pour dissoudre un ou des groupes, qu'ils constituent des menaces sérieuses à l'ordre public. Je le précise car – et vous m'interrogerez peut-être sur ce sujet – deux listes qui se présentent aux élections européennes sont classées à l'ultra-droite. J'ai été interpellé par un parlementaire qui m'a demandé comment il se faisait qu'on autorise ces listes. C'est simplement parce que l'ultra-droite n'est pas interdite en France pas plus que l'ultragauche. La police des idées n'est pas la règle qui doit s'appliquer dans un ministère, fût-il celui de l'intérieur.
Il faut vraiment avoir en tête que la dissolution, qui n'est pas une action anodine, et même quand on est résolu et qu'on est habité par une vigilance et une fermeté totales, implique l'existence de certains éléments. En cas de troubles à l'ordre public, d'incitations à la haine, à la violence, à la prise des armes, nous n'hésitons pas à faire usage des dispositions de l'article L. 212-1 du code de sécurité intérieure, qui permet la dissolution d'associations ou de groupements. Je suis très déterminé à combattre ces groupuscules dès lors qu'ils se mettent hors la loi. Nous avons déjà agi, à un haut niveau, au cours des derniers mois, pour mettre fin à diverses associations, et pas seulement dans le champ qui vous intéresse. Nous sommes offensifs sur cette question tout en respectant un cadre légal et de procédure.
Vous avez évoqué la question des pistes d'amélioration. Si je n'étais qu'un ministre de l'intérieur prônant une efficacité immédiate, je dirais qu'il faut lever les obstacles liés aux procédures et au fond, mais en réalité je ne vous le dirai pas : il est essentiel que ce cadre s'impose, même s'il complique, en effet, ce que le temps médiatique et le temps politique pourraient appeler à faire en termes d'efficacité.
Une dissolution, pour pouvoir être prononcée, nécessite une enquête et des éléments de preuve, factuels et établis solidement. Il y a là, d'ailleurs, une particularité des groupes que nous suivons : ils sont bien accompagnés juridiquement et ils n'hésitent pas à multiplier les procédures, devant la justice et avec un avocat, mais aussi par des changements d'adresses et de présidents. Ce sont des ruses qui permettent de contourner le droit et de faire obstacle à l'efficacité de nos dispositifs, et peut-être aussi de les fragiliser. Je parle d'expérience. Il y a des changements de présidents dont on n'a pas forcément connaissance. Vous devez notifier au président de l'association le projet de dissolution et on vous explique qu'il a changé, à la suite d'une assemblée générale ; vous vous appuyez alors sur le fait que cela n'a pas été publié et que l'on n'a donc pas informé la préfecture, mais cela fait naître, quelque part, un risque juridique. Ces acteurs savent parfaitement le faire : nous avons en face de nous des gens qui sont juridiquement solides, si je peux utiliser un euphémisme.
Le deuxième écueil, dans ces procédures de dissolution, est que nous dissolvons un groupe mais que les individus qui le composent peuvent continuer à agir individuellement. Ils ne peuvent pas reconstituer le groupe, sans quoi ils s'exposent juridiquement à des poursuites pour reconstitution de ligue dissoute, mais on est confronté à une réalité qui est que quand on a dissous – c'est une affirmation politique, et je la défends comme telle – on ne peut pas imaginer que cela s'arrête là. Les individus qui portent ces idées, qui les pensent et qui sont peut-être toujours prêts à un passage à l'acte, même s'ils sont affaiblis, vont continuer à agir.
Je risque d'être un peu long – vous me dites si je le suis…