Intervention de Bénédicte Jeannerod

Réunion du mercredi 8 septembre 2021 à 15h45
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

Bénédicte Jeannerod, directrice France de Human Rights Watch :

Human Rights Watch est une organisation internationale de défense des droits humains dont l'activité principale est d'enquêter sur les violations de ces droits. Nos chercheurs travaillent dans une centaine de pays ; nous mettons au jour les abus et poussons les autorités, grâce à nos actions de plaidoyer et de sensibilisation, à y mettre fin. Cette audition est très importante à nos yeux car les parlementaires jouent un rôle crucial en contrôlant le respect, par l'exécutif, des droits des enfants, des migrants et spécifiquement des demandeurs d'asile. Ces droits figurent parmi nos priorités et nous travaillons en France sur ces questions depuis de nombreuses années.

En 2016, présents avant et pendant le démantèlement de ladite jungle de Calais, nous avons dénoncé le manque de mesures adéquates prises par les autorités françaises et britanniques à l'égard des enfants migrants non accompagnés. En 2017, nous avons publié un rapport sur les abus, toujours à Calais, des forces de police à l'égard des migrants, enfants et adultes. En 2018, nous avons documenté la question des procédures défectueuses d'évaluation de l'âge à Paris. En 2019, nous nous sommes intéressés au traitement des enfants migrants non accompagnés dans les Hautes-Alpes. Enfin, nous sommes rendus en 2021 au poste-frontière Menton-Vintimille, où nous avons pu constater des pratiques très problématiques et abusives, notamment le refoulement sommaire d'enfants.

Les abus se produisent tout au long du parcours des enfants migrants non accompagnés, d'abord dans les pays de transit et de première arrivée. Comme vous le savez, les enfants ne sont pas épargnés par les violations très graves qui ont cours en Libye, connaissent les conditions atroces de la détention arbitraire et subissent la torture, ainsi que nous l'ont rapporté les enfants que nous avons interviewés en France. Ceux-ci ont également évoqué le travail forcé et l'exploitation sexuelle. Human Rights Watch a réalisé un travail important de documentation des diverses formes de violation des droits dans les centres de détention en Libye. En Grèce, les enfants sont enfermés dans des conditions inhumaines et dangereuses dans les camps du continent et des îles de la mer Égée, où ils sont privés du droit à l'éducation – un enfant sur sept en âge d'être scolarisé seulement y a accès. Jusqu'en 2020 – la pratique a officiellement cessé –, ils pouvaient être détenus dans les postes de police. Il ressort des entretiens que nous avons eus avec les mineurs ayant transité par l'Italie que de nombreux obstacles les ont empêchés d'accéder à l'éducation et à la santé. Au-delà des raisons qui pouvaient motiver leur projet de se rendre en France – la langue et les liens historiques –, ce sont la prise en charge très lacunaire, le traitement défaillant et le sentiment de rejet, avivé par des propos et des insultes racistes, qui les ont finalement poussés à quitter l'Italie.

Les abus surviennent aussi à la frontière. Aussi bien dans les Hautes-Alpes, à Montgenèvre-Bardonecchia, que dans les Alpes Maritimes, à Menton-Vintimille, nous avons constaté des refoulements et des renvois sommaires, divers abus policiers et l'enfermement dans des conditions ne respectant pas les normes internationales. Dans le rapport que nous avons publié le 5 mai, nous montrons que la police aux frontières (PAF) à Menton ignore régulièrement l'âge déclaré – bien que la minorité soit déclarative aux frontières et que les agents de la PAF n'aient pas autorité pour la contester. Nous faisons aussi état d'une pratique très problématique, déjà documentée au poste-frontière de Montgenèvre, qui consiste à inscrire une fausse date de naissance dans la décision de refus d'entrée. Par ailleurs, aucun des enfants avec lesquels nous nous sommes entretenus à Menton ne s'est vu indiquer qu'il pouvait demander l'asile. Bien sûr, ces refoulements concernent aussi des adultes et des familles avec enfants. Des adultes et des enfants nous ont dit que des agents de la PAF leur avaient confisqué des effets personnels, des documents officiels, des téléphones portables et, dans quelques cas, de l'argent. Ces constats corroborent ceux effectués par différentes organisations de défense des droits et de l'homme et des institutions, comme la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) et le Défenseur des droits. Il nous semble très préoccupant que, malgré les dénonciations, ces pratiques persistent.

À Calais et à Grande-Synthe, Human Rights Watch – elle n'est pas la seule – a documenté du harcèlement et des abus, notamment des évictions quotidiennes et l'utilisation de gaz lacrymogènes. Cela n'a pas pour effet de diminuer le nombre de passages vers l'Angleterre ; cela les rend simplement plus dangereux. Il est crucial que la France trouve d'autres moyens de faire face à cette situation tout en respectant les droits humains.

Une fois que les enfants ont passé la frontière, les procédures d'évaluation de l'âge sont très défaillantes. Dans certains départements, notamment à Paris et dans les Hautes-Alpes, certains enfants n'ont même pas accès à ce dispositif d'évaluation de l'âge : ils en sont exclus sur le seul fondement de leur apparence physique.

Les entretiens sont menés de manière très problématique : ils sont parfois très courts et peuvent être très éloignés de la « démarche empreinte […] de bienveillance » préconisée par la réglementation française ; l'interprétariat est très souvent défaillant. Les jeunes que nous avons interrogés lors de nos différentes enquêtes nous ont fait valoir que, quoi qu'ils disent, leurs propos sont très souvent retenus contre eux : un récit trop détaillé est interprété comme un indice de maturité ; un récit trop peu détaillé est considéré comme trahissant leur volonté d'éluder les questions de l'évaluateur. Si un enfant signale qu'il a travaillé dans un pays ou un autre avant son arrivée en Europe, cet élément est retenu comme une preuve de sa majorité et une raison de lui refuser le statut de mineur. Ces aberrations débouchent très souvent sur des décisions arbitraires, qui privent l'enfant de ses droits dans la suite de son parcours.

Je souligne que le Comité des droits de l'enfant a affirmé dans plusieurs décisions que les évaluations arbitraires de l'âge représentaient un manquement à de nombreux droits, notamment au droit à l'identité. Les autorités françaises devraient en finir avec ces pratiques abusives, qui privent les enfants non accompagnés de la protection et de la prise en charge auxquelles ils ont droit, et se mettre en conformité avec le droit international. C'est non seulement une question de principe, compte tenu des engagements internationaux de la France, mais aussi une question de cohérence, la France se présentant très souvent sur la scène internationale comme une championne de la défense des droits humains et une pionnière dans la défense des droits de l'enfant. Ce n'est pas en privant les enfants de la protection à laquelle ils ont droit que la France pourra faire face aux défis soulevés par les migrations.

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