Intervention de Brigitte Jullien

Réunion du mercredi 14 octobre 2020 à 17h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Brigitte Jullien, directrice de l'inspection générale de la police nationale :

Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, avant d'en venir à la déontologie du maintien de l'ordre, je rappellerai que l'IGPN est une communauté d'hommes et de femmes réunis par des valeurs communes : l'objectivité, l'exemplarité, l'expertise. Nous sommes soucieux d'améliorer le fonctionnement de la police nationale et de faire de la déontologie un facteur de performance. Notre institution au service des citoyens remplit cette mission depuis plus d'un siècle au sein de la police nationale.

L'IGPN, ce sont 285 agents, dont 72 % de policiers et 118 enquêteurs officiers de police judiciaire qui agissent dans le cadre des enquêtes judiciaires et administratives.

En 2019, nous avons traité 1 460 enquêtes judiciaires et 224 enquêtes administratives, contre 1 180 enquêtes judiciaires en 2018, soit une augmentation de 23 % de l'activité judiciaire. Paradoxalement, le nombre des enquêtes administratives est en baisse, conséquence d'une meilleure appréhension par la hiérarchie des processus d'enquête, car l'IGPN n'a l'exclusivité ni des enquêtes judiciaires ni des enquêtes administratives.

En 2019, les forces de sécurité ont eu à gérer un type de manifestations particulier qui, comme en 2018, s'inscrivait dans un contexte dégradé d'extrême violence. Elles ont, à cette occasion, fait un plus grand usage des armes de force intermédiaire et de la force physique, soit pour maintenir à distance ou disperser des personnes hostiles, soit pour se défendre contre des actions violentes dirigées directement et à courte distance contre elles.

Certains usages de la force ont occasionné des blessures à des manifestants. Les plus graves ont été constatées au niveau des yeux et du visage – notamment après usage du lanceur de balles de défense (LBD) ou d'une grenade à main de désencerclement – ou au niveau des mains, sous l'effet de souffle d'une grenade lacrymogène instantanée (GLI).

Sur les 1 460 enquêtes judiciaires traitées en 2019, 389 avaient un lien avec l'ordre public, soit 27 %. En 2018, 95 enquêtes judiciaires sur les 1 180 effectuées avaient une relation avec l'ordre public, soit 8 % de nos saisines.

Les violences exercées contre les forces de l'ordre lors des manifestations ont atteint un nouveau degré et entraîné des ripostes nombreuses et plus fermes, donc un plus grand nombre de blessés. La récurrence des épisodes entraîne mécaniquement un risque plus élevé pour l'intégrité des personnes, usagers et forces de l'ordre. Si des blessures graves ont été provoquées par l'usage de la force ou des armes, aucun des moyens utilisés n'apparaît significativement de nature à créer plus de dommages que les autres.

Pour garantir l'accomplissement de sa mission de protection des personnes et des biens, le policier est autorisé par la loi, dans les limites de la nécessité et de la proportionnalité, à employer la force ou la contrainte légitime. Ces principes de proportionnalité et de nécessité dans l'usage de la force sont consacrés tant par le droit international et européen des droits de l'homme que par le droit interne, c'est-à-dire le code pénal et le code de la sécurité intérieure.

Il est permis de constater la tendance nette et très contemporaine à contester l'action de la police dès lors qu'elle recourt à la force – bien que ce recours soit a priori justifié juridiquement par la théorie de l'apparence. L'usage de la force est contesté au motif qu'il est violent. Or la violence incontestable, consubstantielle à l'usage de la force, n'est pas le signe et encore moins la preuve qu'elle soit injustifiée, pas plus du reste qu'une blessure causée.

Les manifestations des Gilets jaunes ont conduit les forces de sécurité à faire usage de la force dans des contextes souvent inédits d'extrême violence dirigée directement contre elles. Les manifestations répétées et la violence qui les a accompagnées ont donné lieu à une augmentation sans précédent du nombre de saisines judiciaires de l'IGPN. Ces saisines ne procédaient pas d'une suspicion, par une autorité judiciaire ou un service d'enquête, d'illégitimité de l'action de la police mais de la seule contestation de cette action par un usager.

Au sujet des Gilets jaunes, nous avons traité, depuis le 17 novembre 2018, 406 dossiers judiciaires, dont 311 ont été retournés à l'autorité judiciaire. Les suites connues de l'IGPN sont les suivantes : quatre condamnations, six poursuites, quatre mises en examen. Quinze policiers ont fait l'objet de mesures alternatives aux poursuites. Par ailleurs, 205 dossiers ont été classés par les parquets.

Soixante-sept enquêtes administratives ont été ouvertes par l'IGPN, dont trente ont déjà été retournées à l'autorité administrative. Dans huit enquêtes, il a été ou il va être retenu un usage disproportionné de la force à l'encontre de dix-sept policiers. Ces chiffres ne tiennent pas compte des enquêtes traitées par les autorités locales, puisque nous n'en avons pas l'exclusivité.

On assiste à une nette tendance à contester par principe tout usage de la force et même de la contrainte au nom de la liberté d'aller et de venir, quand bien même les ripostes et usages de la force par les forces de sécurité intérieure seraient pleinement justifiés. Cette judiciarisation systématique remet en question toute action de police. Ce constat qui touche essentiellement le maintien de l'ordre semble s'étendre au droit commun de l'opération de police judiciaire, voire des services d'intervention, tels que l'unité de recherche, assistance, intervention, dissuasion (RAID) ou la brigade de recherche et d'intervention (BRI), dans des interventions périlleuses.

Il résulte de cette situation un risque de paralysie des agents, au-delà de l'action de l'institution de la police, et un engorgement réel de l'inspection générale. Il convient de rassurer et de protéger les agents de police placés désormais dans une position d'incertitude et confrontés à un risque juridique exorbitant. Agir les expose de facto au risque contentieux. Ne pas agir ou différer le moment du recours à la force les expose physiquement et peut les conduire à échouer dans leur mission de protection des personnes et des biens. Cette question interroge la police nationale, mais aussi ses donneurs d'ordres, ses partenaires et la société, car c'est bien la légitimité du dernier rempart qui est ici contestée.

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