Intervention de Michel Delpuech

Réunion du mercredi 21 octobre 2020 à 16h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Michel Delpuech, ancien préfet de police :

Votre commission d'enquête, indique le document de présentation, « est chargée de travailler sur ʺ l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines du maintien de l'ordre ʺ. Elle a notamment pour objectifs de mieux comprendre le fonctionnement des unités chargées du maintien de l'ordre, les techniques et les armes utilisées, ainsi que le quotidien des fonctionnaires de police et de gendarmerie parfois confrontés à des situations de délinquance violente. Elle formulera des recommandations afin de rétablir une indispensable relation de confiance entre la population et les forces de l'ordre ».

Les propos que je tiendrai sont nourris par l'expérience d'un préfet, c'est-à-dire qu'ils exprimeront le point de vue de l'autorité civile qui a la charge de l'ordre public, détient des pouvoirs de police administrative et définit la stratégie des opérations. Ils refléteront l'expérience d'un serviteur de l'État que son parcours a amené à connaître de nombreuses situations de maintien de l'ordre, à Paris, certes, comme directeur de cabinet du préfet de police de 1999 à 2003, et bien sûr préfet de police d'avril 2017 à mars 2019, avec en particulier la crise des Gilets jaunes, mais aussi en province, comme préfet de Corse, en 2006 et 2007, préfet de la région Picardie, à Amiens, au moment du conflit Goodyear, entre 2009 et 2012, ou encore préfet à Lyon, au moment des manifestations contre la « loi El Khomri ».

Expérience très diverse, dans l'espace, donc. Une manifestation dure de militants nationalistes, la veille de l'élection présidentielle de 2007, à Ajaccio, n'appelle pas la même réponse qu'une manifestation des salariés de Goodyear dont les leaders fréquentent régulièrement et pacifiquement le bureau du préfet. Lyon a beau être une très grande ville, les enjeux n'ont rien à voir avec ceux de notre capitale : peu d'objectifs à protéger, beaucoup moins d'itinéraires et de territoires à couvrir, exposition médiatique de peu d'ampleur.

Expérience diverse aussi dans le temps, et c'est sans doute un constat majeur. En vingt ans, de 1999 à 2019, j'ai vu le contexte beaucoup évoluer sous l'effet de différents facteurs : facteurs technologiques, qu'il s'agisse des images instantanées ou des réseaux sociaux ; facteurs sociopolitiques, liés à l'affaiblissement des corps intermédiaires et à la montée des extrêmes, privant l'autorité de police d'interlocuteurs ou affaiblissant leur influence ; facteurs juridiques, par suite du renforcement des exigences de droit et, plus encore, de l'effectivité du contrôle du respect de la règle de droit dans les enquêtes judiciaires ou administratives et de la création du Défenseur des droits, ce qui est évidemment un progrès.

Dans ces évolutions, la montée des phénomènes de violence ciblant les forces de l'ordre et les biens est particulièrement préoccupante. La commission de violences lors de manifestations n'est pas nouvelle. Qu'on songe aux manifestations énormes des années 1970 contre l'implantation de centrales nucléaires, comme celle de Creys-Malville. Qu'on songe à l'incendie du Parlement de Bretagne, lors d'une manifestation de pêcheurs, en 1994. Mais aujourd'hui sont à l'œuvre des groupes qui, en France et ailleurs, théorisent le recours à la violence comme mode d'action et trouvent dans les manifestations le vecteur qu'ils exploitent, certains diraient qu'ils polluent, pour atteindre leur but. C'est notamment le phénomène des black blocs. Cette dérive violente met en péril l'équilibre d'inspiration libérale qui est le fondement du droit de manifester dans notre pays.

Le Conseil constitutionnel fait découler la liberté de manifester du droit d'expression collective des idées et des opinions, mais il affirme aussi que la sauvegarde de l'ordre public est un objectif de valeur constitutionnelle. Il faut concilier les deux, d'où notre tradition juridique : pas d'autorisation préalable mais une simple déclaration ; des mesures de police administrative nécessaires, adaptées, proportionnées, l'interdiction devant rester la mesure ultime ; du pénal pour sanctionner les manquements, le lien police administrative-police judiciaire, préfet-procureur étant essentiel.

C'est donc cet équilibre dans cette vision libérale qu'il convient de sauvegarder, pour ne pas dire retrouver, en se donnant les moyens juridiques, techniques et pratiques capables de casser une spirale perdant-perdant pour tout le monde : les riverains et les citoyens qui se sentent mal protégés, les manifestants dont certains déclarent qu'ils ont peur, les autorités et les forces de l'ordre accusées d'en faire trop ou pas assez, l'État de droit, en fragilisant une liberté essentielle.

Des réponses ont déjà été fournies, tant au plan opérationnel, notamment par le quadrillage, la mobilité et la réactivité que j'avais mis en œuvre, qu'au plan des normes, parmi lesquelles les textes de mars-avril 2019 et les orientations du schéma national du maintien de l'ordre, présenté en septembre dernier, dans lequel je me reconnais très largement.

Pour certains aspects comme la formation et l'équipement, ne nous cachons pas l'ampleur de la tâche pour approfondir les pistes de travail. Pour d'autres, sur le terrain de la technologie, du droit et souvent au carrefour des deux, je suis convaincu qu'il faudra encore faire bouger les lignes. Je pourrai parler longuement de la question des images, que nous avons encore traitée récemment au Conseil d'État. Ces évolutions sont indispensables. Elles doivent respecter les équilibres de notre cadre libéral qui, tout en dotant la force publique des moyens nécessaires, repose sur un postulat de confiance avec la population, confiance que les travaux de votre commission d'enquête se donnent pour ambition de rétablir.

Je serais trop long si je développais les sujets que je viens d'esquisser. La réponse à vos questions me fournira sans doute l'occasion d'y revenir. Permettez-moi cependant, au moment de conclure ce court propos introductif, de rendre hommage aux forces de l'ordre, en soulignant l'extrême difficulté de leur mission, en saluant leur professionnalisme et en exprimant à tous ma reconnaissance pour leur engagement dans les dispositifs dont j'ai eu l'honneur d'assumer la responsabilité.

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