Intervention de Michel Delpuech

Réunion du mercredi 21 octobre 2020 à 16h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Michel Delpuech, ancien préfet de police :

J'ai évoqué la question des interlocuteurs, ou plutôt, des partenaires de l'autorité de police. En mars 1999, le lendemain de ma prise de fonctions de directeur de cabinet du préfet de police, Philippe Massoni, serviteur de l'État exceptionnel à qui je dois beaucoup, se trouvaient réunis dans mon bureau, à leur demande spontanée, les responsables de la CGT, interlocuteurs quotidiens de la préfecture de police pour l'organisation des manifestations. À l'époque, les services de renseignement avaient une relation fluide, permanente et constante avec les responsables des grandes centrales syndicales chargées du service d'ordre, qui discutaient de l'itinéraire et des modalités des manifestations. C'était parfait. À l'inverse, aucun interlocuteur des Gilets jaunes ne s'est déclaré. Nous avons fait quelques tentatives. Mes équipes ont passé un temps fou à essayer d'accrocher telle ou telle personne, mais celle-ci déclarait une manifestation à tel endroit et elle se produisait ailleurs. Ne pas savoir quand, où et combien affaiblit notre capacité d'anticipation.

De même, durant les opérations, lorsque le service d'ordre classique d'une CGT est sur le terrain, les fonctionnaires de police ont des interlocuteurs connus et identifiés. Ils sont côte à côte. Nous essayons toujours de le faire, mais il faut être deux. Quand, en tant que préfet fort d'une expérience parisienne de directeur de cabinet et de secrétaire général pour l'administration de la police (SGAP) de Paris, de deux postes de préfet à la préfecture de police de 1996 à 2003, j'ai dit à Bordeaux qu'il faudrait tout de même veiller à ce que les manifestations soient déclarées, je me suis entendu répondre : « Vous n'y pensez pas, monsieur le préfet, cela ne sert à rien, tout se passe bien, si on demande cela, on va les froisser ». Si le respect du fameux décret-loi du 30 octobre 1935 codifié dans le code de la sécurité intérieure est une tradition parisienne, c'est loin d'être le cas en province.

J'ajoute qu'il n'y a pas de sanction réelle. Organiser une manifestation sans déclaration préalable est passible d'une sanction pénale, mais encore faut-il le démontrer. Mes services avaient monté, en lien étroit avec le parquet de Paris, une procédure relative à l'organisation d'une manifestation non déclarée, visant un leader médiatique des Gilets jaunes fréquentant les plateaux de télévision – peut-être celui qui avait dit qu'il voulait aller à l'Élysée. Il a été condamné à 500 euros d'amende avec sursis en première instance et relaxé en appel ! Si l'on veut voir appliquer les règles de droit, il faut s'en donner les moyens.

Lors de la préparation de ce qui allait devenir la loi du 30 octobre 2017 visant à renforcer la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), que vous avez votée, j'avais suggéré au ministre de l'Intérieur de profiter de cette fenêtre législative pour tirer les leçons des manifestations contre la « loi El Khomri », au cours desquelles avait été incendié un véhicule dans lequel se trouvaient deux fonctionnaires de police, boulevard Saint-Martin, à Paris. Mon prédécesseur et ami Michel Cadot s'était alors heurté à des difficultés. J'avais suggéré de donner expressément le droit à l'autorité de police de prendre l'initiative d'une concertation avec ceux qui veulent manifester, par homologie avec la disposition votée pour les rave parties, il y a une dizaine d'années. Il faut renforcer la capacité de désigner des interlocuteurs en mettant en œuvre des moyens juridiques plus contraignants. Le défaut d'interlocuteur rend la gestion des événements beaucoup plus difficile et en amont et pendant.

Le 1er mai 2018, nous avons connu à Paris un rassemblement considérable de black blocs, au nombre de 1 200 à 1 400, alors que les services avaient anticipé une présence de 600 à 800, soit un niveau de mobilisation jamais atteint. En tête de la manifestation de 1er mai classique, partant de la Bastille, déclarée par les grandes organisations syndicales et réunissant 20 000 personnes, s'était produit un rassemblement de plus de 14 500 personnes qui n'adhéraient pas au dispositif classique et voulaient s'affranchir de toute contrainte, y compris du service d'ordre des syndicats. C'est là que s'étaient glissés les black blocs qui en ont pris la tête. À leur arrivée, ils ne sont pas black blocs, ils le deviennent en se grimant pendant l'événement.

Il faut des outils juridiques. La loi d'avril 2019 sanctionnant pénalement la dissimulation de tout ou partie du visage pendant une manifestation sur la voie publique n'existait pas encore. Néanmoins, à l'occasion d'autres manifestations de Gilets jaunes, nous avions obtenu du procureur de Paris des réquisitions assez larges permettant de contrôler si des participants pas à une manifestation n'étaient pas porteurs d'armes par destination, ce qui est sanctionné par l'article 431-10 du code pénal. À mon initiative, cette disposition est devenue le nouvel article 78-2-5 du code de procédure pénale, qui permet au procureur de la République de délivrer des réquisitions pour procéder à des contrôles d'identités et à des fouilles de véhicule ou de bagages. En mai 2018, les outils juridiques n'étaient pas de ce niveau et l'anticipation sur le terrain n'était pas calibrée. Les violences furent brèves mais spectaculaires. Nous avons procédé à 200 interpellations.

Vous évoquez un changement de doctrine et la fin de l'ancien monde que je représenterais. Maurice Grimaud est pour moi une référence. J'ai apporté un exemplaire de son ouvrage que m'a remis sa fille après me l'avoir dédicacé, car je me doutais que vous en parleriez. Je me reconnais pleinement dans le nouveau schéma national du maintien de l'ordre et je ne pense pas avoir agi de façon fondamentalement différente en prônant le quadrillage, la mobilité et la réactivité. Les détachements d'action rapide et de dissuasion (DARD) que nous avions mis en place pour procéder à des interpellations sont devenus les brigades de répression de l'action violente motorisées (BRAV-M).

Lors des manifestations traditionnelles organisées par une grande centrale ou des interlocuteurs connus, allant d'un point donné à une autre, si l'on place devant, derrière et sur les côtés quelques forces lourdes, des escadrons de gendarmerie ou des compagnies de CRS, il ne se passe rien. Quand des éléments très violents sont au cœur d'une manifestation, il faut à la fois éviter d'aller trop au contact, au risque de voir les forces de l'ordre prises pour cibles, comme ce fut le cas pendant les manifestations contre la « loi El Khomri » – j'en ai vu des images effrayantes – et se doter d'une capacité d'action rapide pour mettre fin au désordre éventuel. Constatant que les forces lourdes n'étaient pas adaptées à la réaction rapide, nous avions mis en place les DARD. Équipés bien plus légèrement, se déplaçant sur des petits deux-roues motorisés, ils peuvent aller très vite d'un point à l'autre et avoir la capacité d'interpeller.

Les forces mobiles ont un rôle considérable à jouer, car elles peuvent être un jour à Dunkerque et deux jours plus tard à Perpignan mais, sur le terrain, ces unités constituées, à la sécabilité d'un demi ou inférieure au quart, ne sont pas très souples. En dépit des efforts réalisés pour créer en leur sein des petites équipes d'interpellation, elles restent difficiles à manier. En outre, grâce à des équipes consacrées à l'interpellation, on peut faire ce que nous appelons dans notre jargon « le râteau » et faire procéder à des interpellations par des forces venant d'ailleurs. Réactivité et mobilité sont donc indispensables.

Vous pourrez visionner toutes les vidéos, vous constaterez qu'à partir du 8 décembre 2018, dans le cadre des manifestations des Gilets jaunes, j'ai toujours donné oralement et par écrit ordre d'appliquer la consigne du triptyque quadrillage-mobilité-réactivité.

Je me retrouve dans la nouvelle doctrine. Faire le lien avec les organisateurs, moderniser les sommations, utiliser des panneaux d'information à messages variables, tout cela me paraît excellent.

Nous avons constitué ces moyens d'action rapide à partir de des brigades anticriminalité (BAC) destinées à la lutte contre les violences urbaines dans les quartiers. Elles ont la réactivité, la mobilité et la souplesse nécessaires, mais des unités nouvellement constituées nécessitent une formation particulière. Pour devenir un DARD – je n'ai pas connu les BRAV-M –, une BAC requiert un accompagnement, car on n'intervient pas contre des manifestants comme contre des violences urbaines.

Je n'ai pas eu le sentiment d'une rupture. Ce que nous avions engagé dans le cadre des Gilets jaunes allait dans ce sens, de même que ce que nous avions engagé après le 1er mai 2018. Quand j'ai donné l'ordre d'intervenir au bas du boulevard de l'Hôpital, j'ai trouvé long le temps écoulé entre ma demande et l'exécution. Un équilibre est à trouver entre le positionnement à distance pour une manifestation classique où il est inutile d'exciter les gens et celui d'une manifestation où il faut être capable de sortir vite pour intervenir.

Répartir rues et quartiers entre police et gendarmerie n'est pas une bonne idée. Il faut un commandement unique et intégré qui, à Paris, passe par le relais de la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC). CRS comme gendarmes mobiles reçoivent l'ordre par la salle de commandement de la DOPC, relayé par l'officier supérieur de gendarmerie ou par le commissaire des CRS qui s'y trouve. L'ordre descend par deux fils, sachant qu'il y a, à Paris, un commissaire auprès de chaque unité, ce qu'on ne trouve pas ailleurs. Assigner le maintien de l'ordre dans telle rue à la police et dans telle autre à la gendarmerie n'a pas de sens, puisque le commandement relève de l'autorité préfectorale. De même, en province, il faut un commandement unique, que les gens reçoivent les mêmes instructions.

En revanche, j'ai toujours donné pour consigne que ces unités pouvaient et devaient prendre des initiatives, dans un cadre maîtrisé. Si une unité se déplace sans que le commandement en soit informé, on crée le désordre. À Paris et à Lyon, des moyens particuliers comme les lanceurs d'eau peuvent être employés sur autorisation ex ante – pour les Gilets jaunes, je donnais des feux verts la veille – mais si on peut s'en passer pour une manifestation traditionnelle, il vaut mieux le faire. Il faut toujours employer les moyens les plus doux possible, afin d'éviter le piège de la spirale force-violence. Il faut trouver des réponses ailleurs, ce qui ne veut pas dire que les forces de l'ordre doivent être privées de moyens.

Les CRS et les gendarmes mobiles reçoivent des formations spécifiques, respectivement à Beynes, dans les Yvelines, et à Saint-Astier mais, à la préfecture de police, les fonctionnaires de la DOPC reçoivent une formation adaptée. Les six compagnies de la DOPC sont des couteaux suisses. Des groupes de cinq à six fonctionnaires peuvent remplir différentes missions, du maintien de l'ordre à la protection. Xavier Jugelé, assassiné le soir où j'ai pris mes fonctions, faisait partie d'un groupe de la DOPC qui avait été appelé pour protéger un intérêt turc. Le DOPC a été créé en 1999 dans le cadre d'une réforme décidée par Jean-Pierre Chevènement et par le préfet de police Philippe Massoni, et dont j'ai été la cheville ouvrière. À côté, nous avons créé la police urbaine de proximité. Nous l'avons fait à Paris parce que nous avions le sentiment que l'ordre public étouffait tout le reste et qu'il n'y avait plus rien pour faire la police de sécurité du quotidien.

La DOPC est composée de grands professionnels. Il faut faire respirer cette direction sans équivalent ailleurs en France. Le ministère de l'Intérieur doit mettre en place des débouchés, des circulations, des respirations, des allers et retours pour qu'elle ne soit pas isolée, comme je l'ai hélas constaté avec vingt ans de décalage, ce que j'ai un peu regretté.

La cellule Synapse a été créée par la DOPC. Elle était en place quand j'ai pris mes fonctions de préfet de police. C'était une excellente idée. Elle a produit des documents de qualité à partir de retours d'expérience de l'étranger. Des fonctionnaires sont allés observer des manifestations en Allemagne ou en Grèce pour enrichir leur expérience et contribuer à la formation.

Une difficulté reste non résolue. La loi régissant et encadrant l'utilisation des caméras individuelles par les militaires de la gendarmerie, les fonctionnaires de la police nationale, les policiers municipaux, les agents de sécurité des transports et de l'administration pénitentiaire, prévoit la constatation des infractions. Mais la gestion de l'ordre public, le maintien de l'ordre et le volet judiciaire ne figurent pas dans les finalités des dispositifs de vidéoprotection de la loi de 1995. Cela se règle par les dispositions de droit commun du code de procédure pénale, mais la recherche d'infraction, la finalité de pédagogie et du retour d'expérience n'y figurent pas. La cellule Synapse a été créée alors que l'indispensable utilisation des images n'a aucun cadre juridique. Un épisode de l'été 2018 a bousculé tout cela et c'est regrettable.

S'agissant de la constatation des infractions, vous pointez un sujet important. La relation entre police administrative et police judiciaire est satisfaisante. Ce n'est pas le procureur de la République qui doit diriger les forces de l'ordre pour le maintien de l'ordre mais il faut un continuum parfait pour organiser les suites judiciaires des constatations et pouvoir s'appuyer sur les réquisitions du procureur de la République pour réaliser les contrôles en amont. Je signalais le nouvel article 78-2-5 à l'origine duquel j'ai pris une large part. Les interpellations à chaud sont difficiles à réaliser par les forces de l'ordre et elles peuvent donner un résultat judiciaire médiocre. Il faut imputer tel fait, à tel moment à M. untel ou Mme unetelle. Les services interpellateurs remplissent des fiches prévues à cet effet, mais après une longue journée, ils ont parfois le sentiment que la priorité est ailleurs. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas en faire, notamment quand il y a de la casse, mais il faut les adosser à des éléments de preuve, comme des images d'une caméra portée. Je signale toutefois qu'une caméra portée n'a aucun cadre juridique.

En revanche, notre capacité d'exploitation des images a posteriori est faible. Juridiquement, on peut parfaitement le faire. Quand il s'est produit un attentat, la DGSI ou la PJPP est dotée d'une cellule vidéo chargée de saisir les images. C'est un travail lourd qui mobilise un grand nombre de fonctionnaires aguerris. À l'issue d'une manifestation, on a du mal à mobiliser pendant des heures des équipes afin de visionner un grand nombre d'images pour distinguer quelqu'un. Il faudrait faire appel à de nouveaux outils comme des logiciels d'assistance pour rapprocher des images, voire aller jusqu'à la reconnaissance faciale. Cela soulagerait les services et serait plus efficace. L'exploitation d'images à des fins judiciaires est une nécessité. Il faut un cadre législatif, car je n'aurais jamais laissé faire cela chez moi, mais ce serait un progrès.

À quel moment décide-t-on d'intervenir ? Tout ne doit pas venir du grand patron. Certaines situations doivent être gérées par le commissaire sur place. C'est parfois le préfet lui-même qui détecte une situation, notamment au travers de certaines images.

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