Intervention de François Molins

Réunion du jeudi 5 novembre 2020 à 9h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

François Molins, procureur général près la cour de cassation :

Mon intervention se fait à la lumière des fonctions que j'occupe aujourd'hui à la Cour de cassation, mais aussi de celles que j'ai exercées à Paris pendant sept ans, dans un double contexte de très haut niveau de la menace terroriste et de forte contestation sociale.

De 2011 à 2018, j'ai connu au parquet de Paris les manifestations d'opposition au mariage pour tous, les manifestations pro-palestiniennes de l'été 2014, les manifestations qui ont suivi la mort de Rémi Fraisse, les manifestations de taxis et VTC, les manifestations contre la « loi El Khomri », celles liées à la COP21 et enfin celles des opposants aux réformes de la SNCF, du code du travail et des retraites.

Le tout s'est déroulé dans un contexte en évolution, marqué par un triple phénomène : l'augmentation et la radicalisation de la violence à l'égard des forces de l'ordre, avec la montée en puissance du phénomène des black blocs, le recours à la force pour rétablir l'ordre public et la contestation de plus en plus fréquente de la légitimité du recours à la force par les services de police.

Le Conseil constitutionnel fait découler la liberté de manifester du droit d'expression collective des idées et des opinions, mais il affirme aussi, dans le même temps, que l'ordre public est un objectif à valeur constitutionnelle. Le maintien de l'ordre public s'exerce dans le respect de la loi et le recours à la force pour rétablir l'ordre n'est justifié que s'il est nécessaire et proportionné à la situation. Il s'agit de maîtriser l'ordre public pour assurer le droit fondamental de manifester. L'article R.434-18 du code de la sécurité intérieure dispose ainsi que « le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c'est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. Il ne fait usage des armes qu'en cas d'absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut. » L'usage de la force doit donc toujours impliquer un effort de discernement.

Dans ce cadre, quel est le rôle de l'autorité judiciaire ? Le préfet dirige les forces de l'ordre et détermine la doctrine de maintien de l'ordre, mais ce rôle nécessite à mon sens une relation très étroite entre le préfet et le procureur pour assurer au mieux le déroulement des manifestations et surtout pour permettre un traitement judiciaire efficace et pertinent des infractions qui auraient été constatées dans le cadre de la manifestation. On ne peut en effet traiter les problématiques du maintien de l'ordre sans intégrer la dimension judiciaire, sauf à prendre le risque de se trouver en situation de ne pouvoir ni constater ni poursuivre les infractions graves qui auraient été commises au cours de la manifestation.

Le parquet intervient à trois stades : d'abord au stade de la préparation de la manifestation, ensuite au stade de l'organisation des dispositifs pour assurer des constatations et un traitement judiciaire efficace. Enfin, il intervient a posteriori lorsqu'il reçoit des plaintes mettant en cause les policiers pour des violences qui seraient considérées par les victimes comme illégitimes.

Dans ce cadre, le procureur agit en sa qualité de magistrat comme gardien de la liberté individuelle. Conformément au code de procédure pénale, il a pour rôle de contrôler la légalité des moyens mis en œuvre par les services de police et la proportionnalité des actes d'enquête au regard de la nature et de la gravité des faits, l'orientation donnée à l'enquête. Il veille à ce que les investigations tendent toujours à la manifestation de la vérité. Il faut toujours concilier ces impératifs de préservation de l'ordre public et d'efficacité d'un traitement judiciaire respectueux de ces principes.

Le code pénal définit la manifestation de manière relativement vague. La Cour de cassation a précisé le 9 février 2016 que constitue une manifestation « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune ».

Au stade de la préparation d'une manifestation, le parquet intervient en statuant sur la délivrance de réquisitions de contrôles d'identité et de fouilles de bagage correspondant aux heures et au trajet de la manifestation. Il ne s'agit évidemment pas d'empêcher la manifestation de se dérouler, mais de s'assurer que des manifestants ne vont pas intégrer le cortège porteurs d'armes par nature ou par destination. Par définition, aucun citoyen n'en a besoin pour manifester, d'autant que le code pénal interdit de participer à une manifestation en étant porteur d'une arme. A Paris, la délivrance de réquisitions se pratiquait régulièrement dès lors qu'une manifestation importante allait se dérouler et que des renseignements laissaient craindre qu'elle puisse dégénérer. La préparation de ces réquisitions est donc fondée sur la qualité des renseignements que les préfets ont la responsabilité d'obtenir sur le caractère qu'aura la manifestation.

Au stade du traitement judiciaire des infractions, l'action de police judiciaire est indispensable, puisqu'elle permet à la fois d'assurer le respect des droits et libertés, mais aussi la qualité des réponses pénales apportées si des infractions sont commises. Cette action passe par l'organisation de dispositifs permettant, si des infractions sont commises, de les constater régulièrement et efficacement, en satisfaisant à l'exigence probatoire si l'on décide d'engager des poursuites pénales. Concrètement, il s'agit de préparer avec le préfet la mise en place de dispositifs – vidéo, enquêteurs judiciaires – pour rassembler les preuves des infractions qui seraient commises.

Les manifestations de 2013 à 2016 et les infractions qui y ont été commises ont mis en lumière les très nombreuses irrégularités constatées dans les procédures, se traduisant essentiellement par des avis très tardifs au parquet des gardes à vue et des retards dans la notification de leurs droits aux personnes placées en garde à vue, ce qui entraînait souvent leur remise en liberté, mais aussi de grandes difficultés pour caractériser les infractions commises et les imputer aux personnes interpellées.

Le préfet Michel Cadot et moi avons donc réalisé un retour d'expérience pour améliorer ces dispositifs. Nous avons mis en point une fiche d'interpellation, remplie par chaque gendarme ou CRS procédant à une interpellation, décrivant l'identité de l'agent de gendarmerie ou de police, les circonstances de l'interpellation, l'infraction constatée et les modalités de celle-ci. Cette fiche était à remettre immédiatement à l'officier de police judiciaire, en même temps que la personne interpellée.

Nous avons aussi imaginé des procès-verbaux de contexte, à rédiger systématiquement par la direction de l'ordre public et de la circulation de la préfecture de police, servant à éclairer les juges du tribunal correctionnel sur le contexte de la manifestation et les conditions dans lesquelles elle s'était déroulée.

Surtout, ces rencontres entre le parquet et la préfecture de police avaient permis, à l'époque, de faire évoluer la doctrine du maintien de l'ordre pour mettre fin aux stratégies d'encagement qu'on avait pu connaître, qui mènent à des interpellations massives et à des libérations tout aussi massives.

J'ai ainsi connu, suite à un encagement lors d'une manifestation liée à la COP 21, 312 interpellations pour non-dispersion de manifestation après sommation. Ces interpellations avaient donné lieu à des rappels à la loi et à seulement quatre gardes à vue, pour violences sur personne dépositaire de l'autorité publique.

Un tel bilan n'était pas satisfaisant. Nous avions donc fait évoluer la doctrine d'interpellation dans le sens d'un meilleur ciblage des personnes interpellées, pour effectuer des gardes à vue correspondant vraiment à la réunion de preuves matérielles. On évitait ainsi des interpellations de masse inutiles, compliquant à l'extrême la prise en charge des personnes interpellées et se traduisant le plus souvent par des nullités de procédure et donc par des remises en liberté des personnes.

Cette évolution de la doctrine nous avait conduits à prioriser les infractions pour lesquelles l'interpellation et le placement en garde à vue étaient systématiques. Nous avions retenu à l'époque les violences volontaires, les ports d'arme, les destructions et dégradations volontaires, les rébellions et les participations à la manifestation avec le visage dissimulé.

Les infractions autres, telles que la participation à une manifestation non déclarée, ou le refus de dispersion après sommation, ne donnaient plus lieu à interpellation, mais seulement à des vérifications ou à des contrôles d'identité, sauf si elles étaient accompagnées de l'une des infractions ci-dessus.

À l'époque, ce changement de doctrine avait permis une véritable amélioration du traitement policier et judiciaire des infractions constatées. Nous avions observé une baisse des classements sans suite et une meilleure efficacité des poursuites lancées devant le tribunal correctionnel.

Enfin, il existait sans doute un problème d'organisation policière et de logistique sur la plaque parisienne : quand nous sommes confrontés à des centaines d'interpellations, les gardes à vue sont dispersées dans plusieurs, voire tous les commissariats de police de Paris, voire de la proche banlieue. J'ai toujours pensé que la situation parisienne nécessitait de disposer d'un lieu adapté et unique de regroupement de ces gardes à vue, dont le traitement peut désorganiser profondément la police parisienne.

Je n'ai jamais oublié les événements survenus le 1er mai 2018, où la situation était telle qu'au lendemain des interpellations – il y en avait eu des centaines –, les commissariats parisiens n'étaient plus en mesure de traiter les nouvelles procédures induites par les dépôts de plainte arrivés dans la nuit et dans la matinée. La direction régionale de la police judiciaire parisienne avait alors proposé ses services pour traiter toutes ces procédures à la place des commissariats, compte tenu de la désorganisation que ces centaines d'interpellations avaient pu susciter au sein de la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne.

Le dernier volet porte sur le traitement des plaintes pour violence illégitime. J'ai rappelé qu'il appartient au parquet de traiter les infractions commises au cours du maintien de l'ordre par les forces de l'ordre. En outre, le recours à la force n'est légitime que s'il est adapté et proportionné au but à atteindre ou à la gravité de la menace.

Or, les enquêtes du chef de violences illégitimes sont le plus souvent longues, non par mauvaise volonté, mais parce qu'elles sont complexes. La frontière est en effet souvent difficile à déterminer entre le recours strictement nécessaire à la force et l'emploi d'une force disproportionnée et partant, illégitime.

Il appartient au parquet de déterminer si des infractions ont été commises. Il est saisi le plus souvent, soit par des plaintes des victimes, soit par la saisine directe de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et notamment par le biais du dispositif Internet qu'elle a mis en place il y a déjà plusieurs années. Le parquet peut également se saisir d'office, même si cela est rare, lorsque les circonstances le permettent.

Quand des preuves tangibles peuvent être obtenues, l'action judiciaire peut dès lors être beaucoup plus rapide. J'en veux pour exemple une scène qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, où l'on voyait, dans le cadre d'une manifestation lycéenne, un policier en marge d'une manifestation donner un violent coup de poing à une personne à terre, devant le lycée Bergson à Paris. Nous avions ouvert d'office, sans attendre la plainte de la victime, une enquête confiée à l'IGPN. En quelques jours, le policier avait été identifié, placé en garde à vue et déféré au parquet de Paris pour faire l'objet d'une convocation par procès-verbal devant le tribunal correctionnel.

Cet exemple, certes peu fréquent, montre bien que lorsque l'autorité judiciaire a les moyens et la preuve pour déterminer le caractère illégitime d'un comportement policier, elle peut statuer sans difficulté et ouvrir des poursuites rapidement. Tel est cependant loin d'être le cas de la plupart des situations soumises à l'IGPN et à l'Inspection générale de la gendarmerie nationale.

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